Les jours passèrent sans que je n ais la moindre nouvelle de ma famille. J’avais rédigé une lettre, relue attentivement par le Capitaine, pour prévenir mes parents de ma situation, mais aucune réponse ne nous était parvenue.
Chaque nuit, je rejoignais Laura dans sa chambre. Chaque nuit, je lui racontais Paris et la vie que j’y menais. Elle me presse de questions sur les bâtiments, les vêtements, les fêtes, les arts et la philosophie qu’on y pratique… Avais-je déjà été au Louvre ? À quoi ressemble La Bastille ? Est-ce que je connaissais des musiciens et des auteurs célèbres ? Je répondais aussi précisément que possible. Et plus les nuits passaient, moins je m’imaginais sans elle.
Laura ne voyait pas la monstruosité sublime qui avait éloigné de moi le reste du monde. Elle ne s’attardait pas sur cet étrange visage, trop inhumain pour que j’attire autre chose que la méfiance et le doute. Quand elle me demanda si j’avais déjà connu un garçon, je ris aux éclats, autant par malaise que par surprise. Un homme ? Aucun n’osait m’approcher ni même me regarder. À peine un regard se posait-il sur moi que la défiance l’emportait sur l’envie. Je vivais dans une solitude semblable à la sienne et cet isolement nous liait plus que n’importe quel sujet.
Son père, malgré lui, contribua à ce rapprochement. Laura avait réussi à limiter sa présence auprès de nous, bien qu’il ne soit jamais loin. Il continuait de nous espionner, nous le croisions au détour de corridor, surprenions son regard pesé sur nous depuis une fenêtre.
« Il n’a plus que moi et craint sans cesse que quelque chose de grave m’arrive, me dit un jour Laura.. Nous sommes très seuls ici, cette solitude lui pèse à lui aussi.
— Ne recevez-vous jamais personne ?
— Un vieil ami de mon père, le Général Spieisdorf, qui vivait non loin de là. Sa filleule, Bertha, avait mon âge et nous étions bonnes amies.
— Vous ne vous voyez plus ?
— Elle est morte il y a quelques mois. Une curieuse langueur qui après lui avoir pris ses forces, a finalement eu raison d’elle.
— Une telle perte n’a pas dû aider à rassurer votre père. »
Elle sourit en signe d’acquiescement et roule sur le côté pour venir contre moi. Nous sommes allongées sur un grand drap blanc, à l’ombre d’un chêne moussu à l’orée du parc. Je lui souris à mon tour, ravie que nous ayons gardé ces éléments de discussion non verbale sur lesquels avait grandi notre relation. Le capitaine est là, dans l’embrasure d’une des fenêtres ogive qui s’ouvrent sur le domaine. Nous sommes à plusieurs dizaine de mètre de son poste d’observation, mais je sens son regard perçant rivé sur moi.
Mon propre père n’a jamais éprouvé la moindre affection pour moi. Nous sommes comme deux étrangers condamnés à entretenir un lien plus ou moins formel. Engagé dans les armées de l’empereur, il n’a jamais été qu’une ombre allant et venant au grès des batailles. Blessé au combat alors que j’étais enfant, il avait regagné le domicile familial sans que cette situation ne lui convienne jamais. Ma mère et lui ne s’étaient jamais aimé, les nuits où ils partageaient leur couche n’avaient pour objectifs que d’assurer un héritier à notre lignée. En pure perte… J’ai pendant longtemps eu la certitude qu’il m’en voulait d’être née fille, comme si j’avais éliminé, de par ma naissance même, la possibilité qu’il ait un jour un fils. Et ce n’était pas la vieille Sara avec ses histoires de malédiction qui allait le contredire. Puis j’avais compris que ma présence seule le mettait mal à l’aise, tout comme elle incommodait la plupart des autres personnes. Et comme pour les autres gens, j’avais fini par m’habituer à cet état de fait. Ma mère n’avait jamais rien trouvé à redire de cette absence de lien entre mon géniteur et moi-même. Je crois même que cela l’arrangeait, elle m’avait pour elle seule, libre de me nourrir, de me vêtir et de m’élever tel qu’elle l’entendait. Vu ses curieuses manies en matière d’éducation, il valait sans doute mieux que nul ne se trouve entre elle et ses principes…
La main fraiche de Laura se pose sur mon front, interrompant le fil de mes pensées. Je supportais de plus en plus mal la chaleur et la lumière vive du soleil. Ma peau, en plus d’être étrangement chaude, arborait des plaques rouges douloureuses depuis plusieurs jours. Je fermai les yeux, appréciant le contact de sa paume qui glisse le long de mon visage.
« Vous voulez un secret ? chuchote-elle à mon oreille. Vous êtes bien plus intéressante que cette pauvre Bertha. 
— On ne parle pas des morts en ces termes ! dis-je riant. 
— Ils me poursuivent, je dois bien trouver une manière de parler d’eux. Vous ai-je dit que j’ai failli être mariée ?
— Je l’ignorai. »
Ravie de la surprise qu’elle a su susciter, elle se redresse, son beau visage posé contre sa main libre.
« Mon père avait fini par accepter d’organiser des rencontres avec quelques fils nobles de la région. Vous commencez à le connaître, il est plutôt taciturne, aussi les quelques bals qu’il donna ici sont à marqués dans les annales ! Il se trouve que contre toute attente, un garçon de Graz avait finalement gagné ses faveurs.
— Gagné ses faveurs ? N’est-ce pas les vôtres qu’il aurait dû conquérir ?
— Ne me dites pas qu’à Paris, ce sont les filles qui choisissent leur époux ! Je l’aimais bien pour dire vrai, un passionné d’échec et d’horlogerie. Un garçon assez effacé, timide même, mais très agréable.
— Et ? Pourquoi vos noces n’ont-elles pas eu lieux ?
— Il est mort, lui aussi. Une chute de cheval je crois. Vous voyez que les morts me poursuivent. »
De curieuses et trop nombreuses disparitions en effet qui ne semblaient jamais toucher Laura outre mesure. Elle prenait la vie comme une sorte de jeu cynique, se drapait dans cette pureté et cette fausse innocence qui lui valait les faveurs de son père et de ses deux gouvernantes. Elle avait à peine quelques mois de moins que moi, mais tenait son rôle d’éternelle enfant à merveille. À part la nuit de son récit, aucune gravité, aucune inquiétude ne marquait jamais ses traits d’Ophélie. Aucun conflit, aucune tension, rien qui puisse troubler le calme serein du manoir.

Malgré tout, je savais que sous cet apparent bonheur, reposait le meurtre d’Adèle et la disparition de toute une famille de noble, aussi fous soient-ils.
Je profitai d’un après-midi où le comte avait demandé à Laura de passer du temps en tête à tête avec elle pour poursuivre mon enquête. Léopoldine allait se lancer dans la concoction d’un Hirschragout, un ragôut de gibier souvent consommé dans cette partie de l’Europe. La longue préparation qu’exigeait ce plat me laisserait tout le temps de lui poser les questions qui me préoccupaient.
Je la retrouvais dans la cuisine, penchée sur une carcasse de cerfs. Son profil mutilé se découpait dans la lumière tamisée de la pièce. La fraîcheur que conservaient les grands murs de pierre est une vraie bénédiction et soulage les brulures que le soleil a laissé sur mes bras, mon front et mon cou. J’observe Léopoldine un instant, tapie dans un recoin plus sombre. Avec un grand couteau, elle sépare la chair des muscles, des gestes sûrs et répétés des centaines de fois. Elle a de jolie mains, très fines sous le voile de sang que laissent les lambeaux arrachés à la viande. Je n’avais jamais remarqué la couleur vert-jaune de ses yeux en amande, qu’elle gardait trop souvent baissés. Il est difficile de lui donner un âge, sa silhouette légèrement enveloppée témoigne davantage d’un goût prononcé pour la bonne cuisine qu’un effet du temps. Elle avait dû tomber très jeune sous la coupe de la comtesse et, si la vie avait été plus clémente, serait sans doute devenue une jeune femme non dénuée d’un certain charme. Pour l’heure, elle n’entend rien de ma respiration ni de mes pas et sursaute quand ma main vient se poser sur son épaule.
« Mademoiselle… Je ne vous ai pas entendu rentrer.
— Je ne voulais pas vous effrayer. »
D’autres lames attendent dans un coffret sur la table. Je me saisis d’une et entreprend de découper la viande. Sa main se pose sur mon poignet, elle me fait non de la tête.
« Laissez-moi vous aider, Léopoldine. Laura et avec le comte, je n’ai rien à faire. »
Elle acquiesce sans oser me regarder.
« J’ai souvent aider ma mère dans les cuisines. Nous avions des gens pour cela, bien sûr, mais cette activité nous rapprochait. Je ne dirai rien au comte, ne vous en faites pas, ajouté-je sur un air complice »
Elle retrousse légèrement les lèvres, sa manière à elle de sourire.
« Vous êtes au service de cette famille depuis longtemps j’imagine. »
Nouveau signe de tête en guise de réponse.
« Depuis combien de temps ? »
Elle hausse les épaules.
« Vous pouvez me parler. Je n’ai que faire de ceci. »
Je désigne les cicatrices qui couturent ses lèvres.
« Vous ne me croirez sans doute pas, reprend-je, mais j’ai vu bien pire. J’ai plusieurs fois assisté à des naissances d’enfants morts-nés ou terriblement déformés. Ce ne sont pas quelques vieilles cicatrices qui me font peur.
— Vous m’en voyez navrée, articule-t-elle avec difficulté. »
Je sais la peine qu’elle éprouve à former certaines syllabes sans les escamoter. Je dois me montrer prudente et bienveillante si je veuxobtenir d’elle les secrets que je convoite.
Un morceau de viande cède entre mes doigts devenus poisseux sous l’effet du gras et du sang. Je le jette dans la marmite contenant les autres.
« Je sais que les naissances tragiques ne vous surprennent pas, laché-je dans un souffle. »
Le couteau dérape et entaille le doigt de Léopoldine. Elle me regarde consternée, comme si j’avais blasphémé. Moi qui comptais mener mon interrogatoire avec prudence et patience…
« Ne vous offusquez pas, dis-je. Laura m’a tout raconté. »
Elle baisse les yeux, reprend sa besogne avec détermination comme si les bouts de viande entre ses mains allaient empêcher mes mots de lui heurter les oreilles. J’interromps ses gestes et porte son doigt mutilé à hauteur de mon visage.
« Vous ne pouvez pas travailler en étant blessée, venez vous asseoir. »
Habituée à répondre aux ordres, elle s’exécute, tête baissée, et prend place sur une chaise. J’avise un bol d’eau fraiche et un vieux chiffon que je déchire.
« Vous connaissez Laura, reprend-je. C’est une jeune femme intelligente, si elle m’a parlé, en précisant la mutilation qu’avait subie sa protectrice, c’était dans le but que je vienne vous voir. Ne bougez pas. »
Je noue le torchon autour de l’index. La grosse goutte de sang qui s’écrase contre le coton grossier monopolise un moment mon attention, mais pas assez pour soustraire Léopoldine à ma curiosité.
« Parlez-moi, Je ne dirai rien. »
Ses grands yeux jaunes me dévisagent avec suspicion.
« Si je parle, vous m’en voudrez toute votre vie, dit-elle, la mine inquiète.
— Vous avez sauvé Laura d’une mort certaine, je ne pourrais jamais vous en vouloir. »
Elle semble réfléchir un moment puis se lève pour reprendre son ouvrage. Je la suis en silence jusqu’à la table où elle recommence sa découpe.
« Le comte et la comtesse m’ont recrutée tout exprès pour Madame Adèle. J’étais toute jeune à l’époque, à peine 16 ans, mais je savais y faire avec les petits. Moi, j’avais pas connu mes parents, mais j’avais été élevé par l’accoucheuse du village. Elle ne m’aimait guère, mais elle m’avait appris un peu de sa médecine, au cas où on ait besoin d’elle à deux endroits différents en même temps. Et pour préparer le jour où elle serait plus. »
Elle se saisit d’un hachoir et l’abat d’un coup sec sur un os plein de moelle.
« Quand je suis arrivée au châteaux, poursuit-elle, la comtesse avait commencé à faire murer les fenêtres et les portes. J’ai voulu m’enfuir, bien sûr, mais le comte m’a retenu et elle, elle a menacé de me tuer si j’essayais de m’en aller. J’ai crié, je me suis débattue. J’avais peur, voyez.
— C’est à ce moment-là qu’ils vous ont fait ceci ?
— Non, répond-elle en portant instinctivement une main à sa bouche. J’avais besoin de ma bouche pour parler à Madame Adèle lors de son accouchement…
— Mais vous avez appris des choses, pendant votre séjour là-bas ? »
Elle cisaille une nouvelle pièce de viande. Son visage est fermé, ses traits soucieux. Je m’en veux de lui infliger un tel interrogatoire mais je dois savoir.
« C’est Madame Adèle qui a vu des choses qu’elle n’aurait pas dû. Elle était devenue très amie avec les jumeaux, ils avaient le même âge environ. Vous savez ce qu’on raconte sur les jumeaux du comté ?
— Je sais seulement qu’ils étaient très beaux tous les deux. Qu’on les emmenait à la Cour.
— C’est vrai… La comtesse était une belle femme dans sa jeunesse, mais ses enfants… Il fallait les voir, si fins, si gracieux. Et identiques. Tellement pareils que seul le fait qu’elle soit née fille et lui garçon puisse les différencier. Ils partageaient les même traits, la même peau toute blanche, les mêmes cils longs et noirs, noirs comme du charbon, et les mêmes boucles brunes et dorées à la fois… Monsieur avait longtemps gardé les cheveux longs pour ressembler toujours plus à sa sœur, elle, adorait porter les vêtements de son frère. Elle dissimulait même ses… ses attributs en les bandant contre son torse. Madame et Monsieur ont toujours partagé la même chambre, dit-elle dans un souffle. Même quand ils devinrent en âge d’être homme et femme, ils s’obstinèrent à garder cette drôle d’habitude. »
Léopoldine pioche dans un panier empli de légumes et tranche d’un coup net un bouquet d’herbes fraiches.
« Tout ce que je sais, reprend-elle, je le tiens de Madame Adèle. Les jumeaux l’avaient pris en amitié. Ils l’ont initié à leurs rituels et à leurs jeux. »
J’ai reposé couteaux et hachoirs, attentive à la suite de l’histoire contée par Léopoldine. J’aimerai dire que son récit m’absorbe entièrement mais le sang laissé par le gibier, qui s’étale en larges flaques sur la table, retient mes sens. Du coin de l’œil, j’avise un grand plat en faïence près de la porte donnant sur l’extérieur. Une masse rose, nervurée de rouge, sommeille à l’intérieur. Des poumons sans doute, deux outres pleines de sang et d’alvéoles spongieuses.
« Mademoiselle, vous avez mauvaise mine. Je ferai mieux de me taire, vous ne croyez pas ? »
Je sursaute, tirée de mes rêveries.
« Je vous en prie, continuez, dis-je.
— Mademoiselle, je…
— Continuez, je vous dis. »
Mon ton a été plus sec que ce que je ne voulais. Je suis irritée par cette faim brutale et par le bruit du sang qui goutte sur le sol. Léopoldine n’a pas l’air vexée, elle s’assoit et, à ma grande surprise, se sert un verre de vin qu’elle boit à large gorgée.
Elle a fermé ses grosses mains tachées de pulpe d’ail et de persil sur son visage. Son corps tout entier est courbé. Elle vide son verre d’une seule traite et le remplit aussitôt. Je le remarque tout juste mais les bras, les épaules et les mains de la gouvernante sont sans cesse agités de tremblements. Je devine que l’alcool est sans doute responsable de ses spasmes et que l’histoire qu’elle me confie n’est pas étrangère à son goût pour le vin. Attendrie, je m’agenouille et pose mes deux mains sur les siennes. De petite larmes sont montés à l’orée de ses yeux verts.
« Quand je parle de jeux, vous savez à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? »
Je fais non de la tête.
« Jésus Mariee, jure-t-elle à mi-voix avant de reprendre d’une voix faible. Les jumeaux s’étaient installés une petite dépendance, à l’écart du château. Un ancien abri de chasse, à ce que j’ai compris, un peu plus loin dans la forêt. Ils s’y isolaient des heures entières, sans que personne, pas même leurs parents, ne soient autorisés à venir les déranger. Ils faisaient la loi, les enfants de la comtesse… La comtesse et le comte cédaient à tous leur caprice, sans exception… Madame Adèle était leur amie, mais elle non plus n’avait pas le droit de s’approcher de leur refuge. La mère de Laura était une femme docile et bien élevée, mais têtue comme une petite mule ! Vous l’auriez vu tenir tête à la comtesse lors de sa captivité… Aussi, quand on lui interdit de s’approcher de la dépendance, de ne jamais y pénétrer sans aucun prétexte, elle n’a pas résisté. Un soir que la famille s’était absentée, elle s’est faufilée hors de ses appartements. Le capitaine lui avait rendu visite quelques semaines auparavant avant de repartir vers l’Angleterre. A croire que ces quelques jours de bonheur conjugal avait armé Adèle de courage et d’audace. Excusez-moi, Madame Adèle… »
Je lui fis signe que je me fichais des conventions de titre.
« Quand elle est arrivée à la clairière, elle a trouvé le refuge, comme prévu. Une bâtisse de brique, minuscule, à peine de la taille d’un garde-manger. Une chandelle brulait à l’intérieur et éclairait l’unique pièce. Elle s’est approchée. Elle savait qu’elle n’était pas seule, que quelqu’un devait être occupé à l’intérieur pour avoir laissé brûler une chandelle, mais elle n’a pas fait demi-tour… »
Je fixe mon attention sur Léopoldine dont les yeux, levés vers le ciel, peinaient à retenir ses larmes. Le sang et la viande crue disparaissent un moment de mon esprit.
« Les jumeaux étaient là, tous les deux. Le frère et la sœur, nus comme au jour de leur naissance, allongés côte à côte sur un lit de paille et de vieux draps. Lui, couvrait de baisers ce corps qu’il connaissait depuis le ventre de leur mère et elle, elle prenait tant de plaisir aux caresse de son frère…  Je vous le dis, comme Adèle me l’a dit, Mademoiselle… je… Ils étaient tels deux amants, deux amants en tout point identique si ce n’est que…
— Elle était née femme et lui homme. »
Elle aquiesce en silence et bois une large rasade.
« Adèle n’a rien dit, elle a tenté d’oublier ce qu’elle avait surpris. Mais désormais, quand elle était en présence des jumeaux, elle les voyait… elle les voyait comme elle les avait surpris dans le refuge.
Ils finirent par s’en apercevoir. Malgré leurs vices, les enfants de la comtesse ne manquaient pasde clairvoyance ni d’intelligence. Ils avouèrent tout de leur liaison à Madame Adèle. Elle aimait son frère plus qu’elle n’aimerait quiconque et lui ne jurait que par elle. Eux seuls étaient en mesure de se comprendre l’un l’autre et de s’aimer de la manière qui était la leur. Ils refuseraient toute union le jour venu, aucun ne se marierait jamais et tous les deux s’aimeraient dans le péché jusqu’au jour du Jugement. C’était une malédiction que de s’aimer de la sorte mais leur amour était leur seule joie. Ils la supplièrent de ne rien dire, de garder leur secret jusqu’à leur départ.
— Ils allaient s’enfuir.
— Que pouvaient-ils faire d’autre ? Mademoiselle apprit à Adèle qu’elle et son frère préparaient leur fuite depuis des semaines. Ils n’en étaient pas fiers mais ils volaient régulièrement dans le coffre de leur père pour gagner de quoi se construire une nouvelle vie, très loin d’ici.
— Ils sont partis ? »
Léopoldine avale le reste de son verre.
« C’est une malédiction, je vous l’ai dit… Adèle n’a rien dit, bien sûr. Mais le jour où le fils a disparu, toute l’affaire est venue aux oreilles du comte et de la comtesse. »
Je sais que quelque chose ne va pas dans l’histoire que veut bien me conter la gouvernante, que la mort seule d’Adèle ne suffit pas à la mettre dans un tel état. Elle s’évertue à éviter mon regard, a retiré ses mains calleuses des miennes comme si j’allais la mordre.
« Vous manquez une étape Léopoldine, qu’est ce qui a provoqué la mort du garçon ? 
— Il n’est pas mort, mademoiselle. Il a disparu sans laisser de traces, c’est mademoiselle sa sœur qui a juré que son frère n’avait pas pu mourir sans qu’elle ne le sente. Et jamais il ne l’aurait abandonnée alors que… Oh Mademoiselle, je vous en prie… »
Léopoldine éclate en larme, de gros sanglots qui gonflent et se brisent dans sa gorge. Je ne suis pas habituée à consoler qui que ce soit, je me contente de la regarder s’étouffer et hoqueter.
« Qu’est-il arrivé ? insisté-je. »
Le regard noir, empli de honte et d’horreur, que Léopoldine consent enfin à m’accorder suffit à me répondre. Un relent de sang et de chair crue s’invite dans ma bouche.
« Elle était enceinte, soufflé-je dans un souffle.
— Enceinte de son frère jumeau, mademoiselle. De ce frère avec qui elle partageait cette peau toute blanche — elle fait glisser son doigt le long de ma joue —, ses boucles brunes et dorées à la fois — sa main prélève une de mes mèches défaites — et ses yeux noirs… »
Je recule, manque de trébucher.
« Mademoiselle, s’écrit-elle en se relevant, je vous ai reconnu dèsvotre arrivée. Vous avez tout de votre mère, tout de votre père… Je… J’ai connu la jeune comtesse, à mon arrivée. Je me suis occupée d’elle comme je me suis occupée d’Adèle »
Je me lève, chancelante.
« Vous vous trompez, Léopoldine. Tout ceci, toute cette histoire, ce sont des rumeurs de campagne.
— Je vous le jure sur la croix, Millarca. J’ai… J’ai recueilli cette histoire de Madame Adèle, je l’ai écoutée la répéter des dizaines et des dizaines de fois. Sur son lit de mort, encore trempée du sang de ses couches, elle se maudissait d’avoir surpris le secret d’une telle naissance…
— Quand ? Quand l’enfant est-il né ?
— Quelques mois avant la petite Laura, quelques semaines peut-être. Il est arrivé trop tôt, sans doute parce que son père et sa mère était liée par le sang. Mais il a survécu, c’était un miracle d’ailleurs, mais vous… je veux dire… l’enfant, s’est accroché à la vie avec une vigueur que je n’avais jamais vu chez aucun nouveau-né. Sa mère le nourrissait sans relâche, se cachant pour lui donner le sein, refusant toute aide même la mienne. Quand la comtesse a compris ce qu’il s’était passé entre son fils et sa fille, elle l’a fait enfermé dans le refuge où elle et son frère avaient… Nul ne devait la voir, nul ne devait savoir.
— N’importe quel seigneur aurait pu l’engrosser, contré-je. Ce n’aurait été guère mieux mais préférable à son propre frère.
— Aucun homme n’osait s’approcher du domaine. D’ailleurs hommes et femmes se tenaient le plus possible éloignés des jumeaux. Et quand les traits de l’enfant se sont affirmés, il n’y avait aucun doute possible tant il était en tout point semblable à ses deux parents eux-mêmes identiques… »
La tête me tourne, mon cœur semble avoir cessé tout mouvement et l’air ne passe plus dans ma poitrine. J’ai envie de me jeter sur les lèvres couturées de Léopoldine pour y enfermer à nouveau ce secret insensé.
« Adèle a tout su de l’histoire et l’a payé de sa vie, tenté-je de résumer. Mais je persiste à croire que nous ne savons rien sur mon… sur le père de l’enfant. Qui peut certifier qu’une telle union ait eu lieu ? Une ressemblance physique ne suffit pas, à mon avis ! Et vous l’avez dit vous-même, s’il aimait tant sa sœur, jamais il n’aurait disparu. Et elle, où est-elle maintenant ? Je suis née à Paris, Léopoldine, je l’aurai su, et mon père, mon véritable père, aussi, si j’étais née ici et d’un autre homme.
— Vous ne seriez pas la première enfant illégitime à voir le jour, soupire Léopoldine. Venez, venez avec moi. »
Nous montons l’escalier qui mène au premier étage. Le manoir semble désert. Le sang bat à mes tempes, chaque marche devient plus difficile que la précédente. Je ne crois pas un mot de cette histoire. Si tout cela était vrai, pourquoi le capitaine m’aurait-il recueillie et soignée ? Cela n’avait aucun sens. Pire, comment ma mére, en supposant que la jeune comtesse soit bel et bien ma mère, avait-elle pu persuader un homme aussi rigide et dénué d’empathie que mon « père » de l’épouser alors qu’elle avait déjà un enfant ? Jamais il n’aurait accepté, je connaissais trop son goût pour les règles et la morale. Aucune dote n’auraient été assez élevée pour qu’il consente à se couvrir de honte en se mariant avec une femme ayant appartenu à un autre.
Léopoldine glissa une petite clé rouillée dans une minuscule serrure, une sorte de débarras auquel je n’avais jamais fait attention. Un fatras de meuble, d’anciennes tenues, de tableaux et d’objets y prenaient la poussière depuis des années. Aucune fenêtre ne laissait entrer la lumière du jour mais la gouvernante sait où chercher. En forçant le tiroir d’une vieille coiffeuse, elle extraie un médaillon qu’elle me tend du bout des doigts.
« Ouvrez-le, dit-elle. »
A l’intérieur deux femmes et un jeune homme me dévisagent. La mère de Laura, blonde et vaporeuse, et… mon propre reflet, partagé sur le visage gracieux d’un homme et d’une femme, identiques. Je ferme le collier d’un geste vif.
« Je ne peux pas répondre à toutes vos question, mademoiselle, chuchote Léopoldine qui semble avoir recouvré un peu de ses esprits. Je sais seulement que Madame Adèle pensait que votre père s’est donné la mort après l’annonce de la grossesse de votre mère. Les hommes sont faibles, Millarca, vous l’apprendrez bien assez tôt. Quant à votre mère, je n’ai rien su de son avenir. Du moins, je n’en ai rien su jusqu’à ce que je rencontre cette Sarah, votre gouvernante, qui m’a informé qu’elle conduisait la fille de la comtesse Karlnstein sur ses terres. 
— Sarah n’est pas ma gouvernante. C’est une sorcière que ma mère emploie pour l’aider à concevoir un enfant viable. Vous devez apprendre à vous méfier de ce que dise les gens. Qu’y a-t-il ? »
Léopoldine avait pâli et reculait vers la pénombre. Elle se tenait derrière un guéridon, de sorte que je ne puisse ni la toucher, ni l’approcher.
« Alors tout cela est vrai… Sainte Marie mère de Dieu, venez nous en aide.
— Je vous en prie ressaisissez–vous. »
Rapide et leste, je la gifle par-dessus la table.
« Savez-vous ce qu’on raconte sur les enfants nés d’inceste ? hoquette-elle en me menaçant de sa clef. Ils sont le fruit du démon. Ils sont condamnés à vivre la nuit, à fuir la lumière de notre seigneur et à succomber devant la croix. Ce sont des tentateurs, des fornicateurs. Même la mort ne saurait les terrasser car ils se nourrissent du sang des vivants pour souiller éternellement la Création de Dieu. Nulle mère humaine ne peut enfanter un tel monstre et espérer recevoir la grâce de notre seigneur pour sa progéniture future. Vous êtes maudite, toute votre famille est maudite. Sortez d’ici, Millarca ! Sortez d’ici et hâtez-vous de repartir d’où vous venez. »
Tétanisée par le ton furieux de la gouvernante, je recule vers le corridor, ses yeux jadis si bienveillants sont pleins de terreur et de haine. Sous la peau, ses cicatrices ont blanchi comme gorgées du venin qu’elles viennent de cracher. Je fais volte-face et m’enfuis vers les étages supérieurs, la poitrine prête à exploser, la bouche emplie de sang. Je me suis mordu l’intérieur des joues. Un voile humide et chaud recouvre mon front et ma vue est devenue trouble. Je redescends vers la cuisine, le ventre creusé par un vide abominable. J’avale sans ménagement un morceau de poumon. Le sang jute entre mes lèvres. Sentir le tissus visqueu glisser dans la gorge et tapisser mon estomac me soulage instantanément. La nuit est en train de tomber, personne ne me surprendra. Au loin, j’entends la clé de Léopoldine refermer le sanctuaire qui contenait les affaires d’Adèle. Je réalise alors que le médaillon est serré entre mes doigts. Sa forme, un ovale dentelé, est incrustée dans ma peau.

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