Mon éducation fut rudimentaire, aussi rugueuse et froide que les parois de notre refuge. Peu de mots échangés, et encore moins de regards. Je n’avais accès qu’à la partie « pratique » de mon nouveau mode de vie. De toute manière, je savais très bien ce que j’étais devenue, du moins dans les grandes lignes.
Qu’ai-je appris ? Ce que tous les autres apprennent pour survivre. Apprivoiser son nouveau corps, sa vitesse et ses réflexes, se fondre dans le noir, guetter l’arrivée de l’aube et bien sûr comment attraper une proie. Une proie humaine. La chair animale ne suffisait pas à satisfaire la faim plus de quelques heures, se fatiguer à traquer un renard ou un cerf n’était utile qu’en période de disette. Je dis « se fatiguer », mais en réalité, nos réflexes et notre rapidité étaient bien supérieurs à la plupart des mammifères, chasser un lièvre était d’une simplicité déconcertante.
Non, je n’évoquerai pas ma première victime. Je ne le veux pas. Tout ce qu’il est important de savoir c’est qu’elle m’a permis de me nourrir juste après ma transformation et donc de survivre.
J’avais perdu toute notion des jours, des semaines, trop occupée à découvrir cette nouvelle nature pour m’inquiéter du temps qui s’était écoulé. Pour autant, le souvenir de Laura hantait mes pensées dès la nuit tombée. Je ne rêvais plus depuis ma métamorphose, mais nul doute que si tel avait été le cas, elle aurait peuplé mes pires cauchemars. Pourquoi n’allais-je pas à sa recherche ? En l’état, c’était impossible. Il surveillait tous mes faits et gestes. Quand nous chassions, j’avais l’impression d’être à la fois le prédateur et la proie tant il traquait le moindre de mes mouvements. Pourtant, je ne comptais pas fuir, j’avais encore besoin de lui. Lorsque je demandais ce qu’il était arrivé à mon amie, il se contentait de grogner et retournait à ses occupations.
Mais moi je devais savoir. Une nuit, alors qu’il pistait un couple de voyageurs, je parvins à retrouver sur les lieux de l’accident. En plus de sens plus aiguisés que jamais, j’avais gagné une formidable capacité d’orientation, comme guidée par une sorte de champs magnétiques. Je n’avais jamais été sensible à cela auparavant, mais il m’apparaissait désormais que des sillons invisibles parcouraient la terre et que je n’avais qu’à les suivre pour trouver mon chemin.
Arrivée à proximité de la clairière, je ne décelais aucune trace de son corps. J’avais fouillé les alentours, attentive aux odeurs d’os ou de chair en décomposition. À part quelques cadavres de rongeurs et d’oiseau, rien ne laissait présager qu’une dépouille humaine avait pourri à proximité. J’en ressentis une forme de soulagement. Il pouvait lui être arrivé une multitude de choses, bien sûr. Peut-être avait-elle succombé à ses blessures à quelques kilomètres de là, dans un abri de chasse solitaire où elle pensait trouver refuge et qu’on retrouverait son corps lors d’une battue au sanglier. Peut-être s’était-elle traînée hors des fourrés et que les hommes de son père avaient fini par la trouver. L’Imaginer ramper dans les feuilles mortes, sa peur et la douleur laissée par les griffes du monstre sur son dos, tout cela m’était insupportable. Presqu’autant que de ne pas savoir exactement quel avait été son sort. Or, j’étais comme un nouveau-né. Incapable de me sustenter seule, de débusquer ma nourriture et d’échapper aux chasseurs qui parfois rôdaient dans les bois. Je me blessais en voulant gravir trop rapidement le tronc d’un arbre, j’étais inapte à faire la distinction entre une victime saine et une porteuse de certains de ces maux de sang qui m’aurait rendu malade. Je ne savais pas m’arrêter de boire avant que le cœur de ma proie cesse de battre, ce qui provoquait une forme de septicémie qui me clouait au sol de la caverne pour plusieurs nuits. Quand je commettais ce genre d’erreur, le monstre me regardait suer par tous les pores de ma peau sans m’apporter ni à boire ni aucun remède.
Était-il cruel ? Difficile à dire.
J’hésite, dans ma formulation, à le désigner sous le vocable de « monstre », de « bête », de « créature »… Quant à lui attribuer un nom… Un nom humain…
Il avait certes les traits d’un homme, un homme d’une beauté vénéneuse et sensuelle, mais partageait trop de caractéristiques avec le monstrueux pour que je vous fasse miroiter un quelconque reliquat d’humanité chez lui. J’en trouvais bien plus dans les petits monstres vagissants que ma mère mettait au monde…
Il ne parlait pas, du moins d’une manière correcte, car il n’avait fréquenté ni un être humain ni un des « nôtres » depuis de nombreuses années. Ce détail m’agaçait quand je tentais de communiquer avec lui des informations plus subtiles que « aller chasser », « manger », « dormir », mais ce n’était pas, selon mon ressenti, ce qui l’éloignait le plus de l’espèce humaine. Ce qui le rendait différent, c’était cette intelligence froide, reptilienne, qui animait chacun de ses gestes et dictait toutes ses actions. Les bois semblaient lui répondre, se mouvoir avec lui pour rendre ses chasses plus haletantes, plus captivantes. Il savait où se perdrait le voyageur égaré, se faufilait jusqu’à lui telle une ronce prête à percer la peau avant d’engloutir le malheureux sous ses épines. Quand je tardais à le suivre, quand l’aube menaçait au loin, il savait d’instinct quel bosquet longé, quel type d’arbre suivre pour que jamais les picotements du soleil n’irritent sa peau nue. Les rares fois où nous restâmes dehors trop tardivement, je revins avec d’énormes plaques boursouflées partout sur le corps et une espèce de fièvre qui durait plusieurs nuits. Lui, semblait avoir passé un pacte avec l’aurore pour que jamais elle ne le mordre, une sorte d’accord tacite pour jouir pleinement des bois qui lui offrait la nuit et à elle le jour.
Un détail toutefois altérerait cette imprégnation totale avec la nature. La nuit où j’étais venue lui demander de l’aide, j’étais tombée inconsciente peu de temps après, bien trop faible pour résister au sommeil des morts qui, j’allais l’apprendre, nous était essentiel pour survivre. À mon réveil, le médaillon que je portais avait disparu de mon cou pour s’enrouler autour de son poignet. Je n’avais rien dit, j’avais gardé mes distances pour ne pas risquer d’entraver mon apprentissage. Or, j’avais remarqué que, au retour de chaque chasse, alors qu’il se baignait pour se débarrasser du sang et autre tissu dont il se maculait systématiquement, il déposait le bijou sur le rebord du lagon. J’avais depuis longtemps perdu la notion du temps, mais j’attendis un long moment avant de bouleverser cette routine et de me confronter à ce que je savais déjà.

Une nuit, fidèle à son habitude, il plongea dans le lac, s’immergeant de longues minutes sous l’eau pour se laver de la crasse que la chasse avait laissée. Quand il remonta, je l’attendais sur la rive, debout, le collier entre mes mains.
« À moi.
— Je n’en suis pas si sûre. Mais je sais qui est représenté dessus, pourquoi tu te l’ai approprié et le prix que certains ont dû payé pour avoir su ce que ces portraits avaient de singulier.
— Pas à toi.
— Hélas, ce que contient me bijou me concerne, par ta faute. »
Il sortit de l’eau, son long corps se dépliant hors de l’onde comme un Léviathan pâle et famélique. Je reculai d’un pas, de peur qu’il m’agresse, mais il s’assit sur une pierre plate, ses yeux noirs rivés sur moi, attentifs.
« Je ne veux pas te connaître, ni même rester à tes côtés. Quand je serai suffisamment forte et expérimentée pour regagner ma liberté, je partirai. »
Silence.
« Évitons d’aborder le fait que tu as fait un enfant à ta propre sœur, je sais maintenant qu’elle t’a aimé et t’aimeras jusqu’à sa mort, que vous partagiez le même sang ou non. — Toi, cette fille. La blonde dans forêt.
— Justement. Tu penses peut-être qu’en matière d’amours étranges je devrais me montrer tolérante, mais j’ai des limites. D’autant plus que votre secret a coûté la vie à la mère de mon amie et que, à l’heure qu’il est, peut-être qu’elle est morte également. »
Il se mit à dodeliner de la tête. Il n’avait pas dû avoir de conversation aussi fournie depuis des années, les mots et les phrases semblaient se heurter trop bruyamment dans son crâne pour qu’il les assimile toutes.
« Je dois savoir ce qu’il s’est passé, poursuivis-je, pourquoi tu l’as abandonnée. C’est sans doute le seul réconfort que je pourrais lui apporter si je la revois un jour. Et crois-moi, c’est une faible compensation au regard de ce qu’a été sa vie depuis ton départ. 
— Pas parti.
— Si tu es parti, peu de temps après avoir appris que ta sœur attendait ton enfant.
— Non. Pas voulu. Accident.
— Bon sang fais des phrases ! Seize ans d’exil n’a pas pu t’ôter tout souvenir de langage ! m’emportais-je. »
Sans crier gare, il bondit et me saisit à la gorge. Je heurtai violemment la roche derrière moi, sans ressentir la moindre douleur. Je soutins son regard où venait de s’allumer une lueur prédatrice et mauvaise, délivrée de la peur qu’il m’inspirait jusqu’alors. Cet échange muet dura quelques secondes, avant qu’il ne relâche son emprise et retourne s’asseoir sur son rocher.
« J’ai disparu, tué par d’autres.
— D’autres quoi ?
— Comme nous. « 
J’assimilais l’information qui confirmait mes doutes : toute une colonie de monstres semblable à ce que j’étais devenu peuplait cette terre de malheur. Je décidais toutefois de la mettre de côté, pour me concentrer sur ce que mon monstre avait à dire.
« Tu ne sais pas notre pays. Beaucoup de magie, beaucoup de légendes aussi.
— J’en ai entendu quelques-unes, oui.
— Alors peut-être tu sais. On dit ici qu’enfant né d’inceste deviendra vampire. »
Je frissonnai, malgré moi, à l’entente de ce mot. Ou plutôt de ces deux mots, qui résumaient à eux seuls tout ce que j’étais à présent.
« Union pas bénie de Dieu, diabolique. On dit que enfant est couvé par femme démon et naîtra avec soif de sang, que le lait de sa mère jamais suffire et qu’il se nourrira de son sang, que soleil le tuera s’il le touche, qu’il naitra avec pouvoir de se changer en fumée ou en loup ou avec des sabots comme le diable…
— Lilith ? interrompis-je, c’est elle la femme démon ?
— Appelle comme tu veux. « 
Il marqua une pause, pinçant ses lèvres rendues écarlates par son dernier repas. L’effort que représentait pour lui la formation de phrase complète était palpable.
« Je suis parti chercher de l’aide. Des mangeurs de sang venaient d’arriver dans villages voisins pour chasser. Ils sauraient quoi faire de l’enfant. »
Je partis dans un grand éclat de rire.
« Comment pouvais-tu penser une seule seconde que de telles créatures t’aideraient ? Tu nous as regardés ? Si je t’apportais un bébé, tu le dévorerais sans la moindre hésitation. Tu pensais peut-être trouver une nourrice ? »
Je ne pouvais m’arrêter de rire, stupéfaite de tant de stupidité.
«  Je ne pensais qu’à elle, pas à toi. S’ils te voulaient pour eux, pas mon problème. »
Je cessai de rire, honteuse d’avoir pensé que ce jeune homme paniqué et terrorisé ait cherché autre chose qu’effacer sa faute sans laisser de trace. Je repris contenance, tant bien que mal.
« Il n’empêche, comment as-tu pu te fier à de telles rumeurs ?
— Pas rumeurs. Beaucoup de gens disparus, retrouvés morts, vidés. Certains même revenaient pour dévorer leur famille. Ceux dans cercueil, étaient comme vivants et quand pieux dans le cœur ou soleil sur eux, se réveillaient en hurlant avant de devenir poussière. »
Je ne relevai pas l’incohérence que m’inspirait ce récit. Après tout ce que j’avais vécu ces derniers temps, je pouvais bien admettre que les superstitions détenaient, pour certaines, un fond de vérité.
« Et ?
— Je suis parti une nuit pour les trouver. Mais j’ai été suivi. Quatre ou cinq hommes, avec des masques, ils m’ont tendu un piège dans le bois… emb… embous…
— Embuscade.
— Mmh… Je savais me battre, j’avais une épée. Eux n’étaient pas des nobles, car n’avaient pas d’arme à part des marteaux, des couteaux, des pelles, mais trop nombreux pour moi. Ils m’ont jeté à terre, roué de coups en se moquant de moi et Millarca. »
J’avais très peu l’habitude d’entendre le prénom de ma mère. Dans sa bouche, ce nom sonnait comme un aveu de tout ce qui nous liait.
« Tu n’as pas reconnu leur voix ? repris-je »
Il fit « non » de la tête.
« Pas des gens de la maison. Des bouseux du village.
— Comment pouvaient-ils être au courant si même vos propres parents ignoraient tout ? »
Il haussa les épaules
« Quelqu’un vous a forcément dénoncés, dis-je pour moi-même. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ils m’ont emmené dans les bois, là où les mangeurs de sang rôdaient, et m’ont abandonné là.
— Drôle d’ironie… »
Une ride creusa son front, visiblement il ne comprenait pas le sens de ma remarque. Je lui fis signe de continuer.
« Ils sont partis avec mon cheval, mon arme, mes vêtements. J’étais comme mort, j’allais mourir… Mais la nuit d’après, les autres m’ont trouvé. Parmi eux, il y avait une femme, elle les a laissés boire mon sang un à un et quand mon cœur s’est arrêté, elle m’a donné le sien.
— Pourquoi t’a-t-elle transformé ?
— Elle me trouvait beau. »
Un vague sourire étira ses lèvres.
« Et tu es resté avec elle ?
— Oui.
— Donc tu as préféré suivre une meute de monstres plutôt que de revenir l’aider, la protéger.
— Si elle m’avait vu comme ça, qu’est-ce qui allait se passer ? Elle aurait eu peur.
— Elle aurait préféré te savoir « vivant » que d’imaginer que tu l’avais trahi. 
— Pas peur de moi. Peur de l’enfant. 
— C’est idiot, dis-je.
— Porter enfant-démon, idiot d’avoir peur ? »
Je réalisais, malgré moi, que mes sentiments troublaient ma raison. Ma mère accordait du crédit aux légendes de son pays, elle se pensait habitée – littéralement – par un enfant dont se réclamait une obscure femme démon. Elle ne savait pas comment l’enfant naîtrait, si il allait avoir des cornes comme un diable, si il allait lui déchirer le sein pour se nourrir, s’il communiquerait plus volontiers avec des forces invisibles qu’avec le monde des hommes. Elle ignorait tout simplement comment le mal allait revendiquer ses droits sur cet être, mais était convaincue qu’il le ferait.
« Si tu étais revenu, elle aurait peut-être eu moins peur. Tu étais devenu un mangeur de sang, certes, mais j’ose espérer qu’à l’époque, il te restait encore un peu de ton identité. Si tu avais su conserver un peu d’humanité, peut-être qu’il allait en être de même pour l’enfant. »
Je n’étais pas capable de m’inclure dans cette gestation. Impossible pour moi de me rallier à cette filiation déviante.
« C’est d’ailleurs ce qui est arrivé, conclus-je.
— Et si je l’avais attaquée ? rétorqua-t-il
— Tu n’aurais pas su te contenir ?
— Pas savoir. L’amour, le désir, appelle le goût du sang. »
Je me remémorais alors le jeu malsain que Laura avait voulu que je joue en la mordant et la manière dont cela m’avait bouleversée. Cette pensée en entraîna une autre, encore plus terrifiante, et qui venait confirmer les dires du monstre : jamais je n’avais été totalement humaine. Je n’étais pas une bête sauvage assoiffée de sang certes, pour autant je n’appartenais pas à l’espèce des hommes. Qu’en aurait-il été si j’avais été livré à moi-même ? Ou confiée à une meute de créatures semblable à ce que j’étais devenue ? Peut-être n’aurais-je jamais connu les sentiments propres à ceux que j’avais considérés comme mes semblables, peut-être n’aurais-je jamais apprécié l’art ou manier le langage. Il acquiesça, comme s’il avait surpris cette réflexion. La conversation m’échappait. J’avais été prise à mon propre jeu, en voulant clarifier le passé, le présent se troublait davantage. Quels choix, quelles responsabilités allais-je devoir endosser pour ne pas reproduire les errances de… mon père ? Je ne voulais pas abandonner Laura aux griffes du sien — un homme que je pouvais désormais anéantir d’un seul coup de crocs — ni faire subir à ma mère l’épreuve d’une nouvelle disparition, et encore moins vivre tapie sous la terre et dans les bois comme un animal sauvage.
Je déroulai le pendentif et lui tendis.
« Tu peux le reprendre. »
Je m’attendais à le voir bondir sur le bijou comme il avait l’habitude de jaillir sur un morceau de chair, constamment mû par cet instinct animal qui semblait avoir pris le dessus sur lui depuis longtemps. Mais il s’approcha doucement et s’en saisit avec une certaine délicatesse. Il le noua autour de son cou, ses doigts blancs s’attardant même sur le médaillon posé sur sa poitrine.
« Pas voulu tout ça. »
Je haussais les épaules.
« Il est trop tard pour les regrets.
— Je suis venu après, au château. Toutes les portes et les fenêtres disparues, pas pu rentrer.
— Ils ont préféré faire murer le château plutôt que quelqu’un surprenne ce qu’il s’y passait. Une idée de ta mère, la comtesse. »
Il acquiesça vaguement, comme si cette réponse ne le surprenait pas outre mesure.
« Et Millarca ? »
— Exilée en France, mariée à un général qu’elle n’aime pas et à qui elle est incapable de donner un enfant.
— Ça, malédiction d’enfant-démon. Quand enfant-démon naît, les autres sont…
— Je connais l’histoire, le coupai-je abruptement. »
Il eut un rictus de dédain et me tourna le dos. J’allais faire de même et retourner vers le coin du refuge que j’occupais quand le jour se levait.
« L’accident sur la route, dit-il sans se retourner. C’était moi.
— Et pourquoi ? demandais-je en veillant à ne pas trahir ma surprise
— J’ai pensé que c’était elle.
— Et qu’est-ce que tu auras fait ?
— Emmenée ici, avec moi.
— Tu as fini par te rabattre sur moi quand tu nous as surprises dans les bois ?
— Pas surprise. Je t’ai suivi chez la fille blonde. J’ai effrayé la vieille femme pour qu’elle me laisse t’approcher. Puis j’ai regardé, quand tu allais la nuit dans sa chambre, quand tu te cachais du soleil, quand tu es allée manger le foie et les poumons de l’animal derrière la cuisine. J’ai vu les dessins cachés sous la pierre. Toi et cette fille blonde, pas bien.
— Pardon ? m’étouffais-je, ne me dis pas que tu as agis de la sorte, car tu trouvais que Laura et moi…
— Toi non humaine, elle si. Et son père. Mauvais.
— Que sais-tu sur lui ? Tu l’as connu à une époque.
— Pas beaucoup de choses.
— Adèle, votre amie, la mère de Laura, elle savait pour vous deux. Penses-tu qu’elle a eu le temps de se confier au capitaine et qu’il a tenté de se venger en vous dénonçant ? »
Il considéra ma réflexion et quelque chose me dit qu’il avait déjà envisagé cette théorie.
« Pas d’importance maintenant. Maintenant tu vas partir. Je ne veux plus toi ici. »
Abasourdie, je restais figée.
« Assez forte, sais chasser. Quand le jour sera tombé, partir.
— Je ne m’en sortirai pas toute seule. Pas tout de suite.
— Sais chasser.
— Ça ne suffit pas, tu le sais ! Je ne connais même pas la région, où est-ce que j’irai ?
— Pas mon problème. Pars, retrouve fille blonde ou repars chez toi.
— Comment ?
— Tu as sang maintenant. »
Je secouai la tête.
« Ce ne sera pas assez, je ne sais…
— Pas mon problème. Apprendras. Maintenant, partir. »
Il n’hésiterait pas à me traîner hors de la caverne à la nuit tombée si je n’abdiquais pas. Était-ce sa vengeance pour me punir d’avoir remué le passé ? Je n’avais jamais apprécié ma vie à ses côtés, mais j’étais tout bonnement terrifiée. La solitude, la vacuité de cette existence, m’effrayait davantage que de mourir de faim ou de rencontrer la brûlure du soleil. Partir à la recherche de mes semblables me semblait inutile. Je ne voulais pas me fondre dans leur monde et devenir l’un d’eux. À quoi ressemblait leur vie ? Une chasse perpétuelle, un festin constant de chair et de sang qui ne prenait fin qu’à l’aube ? Dormir le jour, manger la nuit, et recommencer. Pour l’éternité. Je ne trouvais aucun sens à ce type d’existence. Peut-être était-ce celle qui m’attendait malgré tout, une fois que j’aurais épuisé toutes les ressources que ma nouvelle nature promettait. Mais je ne comptais pas y succomber avant plusieurs années. Après tout, le monde entier s’ouvrait désormais à moi. J’étais délivrée des obligations des mortels, je ne serais jamais contrainte de me marier à un inconnu, d’enfanter une descendance, de tenir une maison… Je pouvais choisir n’importe quelle vie, à condition de rester à l’écart des humains. De tous les humains. Y compris Laura.
La seule certitude que j’avais à ce moment était que cela me serait impossible. Je devais découvrir ce qu’il lui était arrivé. Quant à savoir si je me manifesterais ou non… Le jour ne tarda pas à se lever et avec lui la langueur irrépressible qui renvoie les morts à leur royaume. Je sombrais dans cet état proche du néant qui me soustrayait, chaque nuit, au monde des vivants. Le lendemain, je quittai la caverne sous l’œil vigilant du monstre. Il disparut quand l’eau du lagon se referma sur moi, son médaillon niché dans le creux de sa poitrine. Je ne l’ai plus jamais revu.

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