J’étais revenue là où je ne pensais plus jamais remettre les pieds. Le pontdélabré, les douves aux eaux saumâtres, les tourelles gothiques du schloss… Et cette brume qui couvrait le parc, avant de disparaître dans la forêt.
Un instinct morbide m’avait poussé à faire un détour par le cimetière abandonné, celui du village lentement déserté après le départ de ma famille. Je ne tenais pas à m’attarder dans l’église à ciel ouvert où reposait une partie de mes « ancêtres », encore moins à visiter le château en ruines juché sur les hauteurs. Je savais que la mère de Laura reposait dans un caveau attenant à la petite chapelle, l’église étant encore en activité quand elle avait perdu la vie. Si le Capitaine avait dû enterrer sa fille, nul doute qu’il l’aurait inhumé au côté d’Adel. J’inspectais précautionneusement les alentours. La dalle du caveau était scellée sans qu’aucun signe ne trahisse une ouverture récente. La sépulture était l’une des seules encore entretenues. De très rares fleurs ornaient des tombes de personnes décédées il y a plus de vingt ou trente ans, signe que plus personne ne désirait passer l’éternité sous ce sol. Mais aucun signe de mise en terre. L’indice était faible, mais rassurant.
Je ne savais pas ce que j’allais découvrir en revenant au château. La Laura des premiers jours, celle de mes souvenirs, avait sans doute disparu pour toujours. La trouverais-je malade et éteinte, traumatisée par ce qu’elle avait vécu dans les bois ? Pleine de haine à mon égard ? Furieuse que je ne sois pas revenue ? Pire, peut-être qu’en me penchant à la fenêtre de sa chambre, j’allais la voir éclopée, abandonnée dans une chaise roulante, incapable de marcher ou de parler…
Je passais par l’arrière de la bâtisse et me hissais au premier étage. Ma peau accrochait la pierre comme si elle avait été revêtue de mucus adhérant. Je grimpai à même la roche, avec une facilité déconcertante. Arrivée à la fenêtre de Laura, je forçais à peine sur la poignée et pénétrais dans la pièce, plus silencieuse qu’un nuage de fumée.
Elle n’était pas là. La pièce était restée identique au soir de notre départ, mis à part qu’on avait retiré la baignoire et changé les draps. Une cendre froide dormait dans l’âtre, un léger voile de poussière couvrait les rideaux du lit. Personne n’avait occupé cette salle depuis des semaines. Je sortis sur le palier, assurée par le silence régnant à cette heure tardive que la maisonnée était endormie. Je tendis toutefois l’oreille en passant devant la cuisine, au cas où Léopoldine ait eu l’envie d’un verre nocturne… J’inspectais rapidement les pièces du rez-de-chaussée. Rien ne respirait, rien ne bougeait. L’espace d’un moment, je crus que le château avait été vidé de ses occupants. Puis, un râle s’échappa de l’étage supérieur. On aurait dit un gros animal invisible rampant le long des escaliers, dégoulinant jusqu’au vestibule pour mieux imprégner toute la demeure de sa présence plaintive. Un second s’en suivit, accompagné de la chute d’un objet massif sur le sol. Prudemment, je regagnais l’extérieur pour escalader la façade jusqu’au deuxième étage. La fenêtre d’un petit cabinet situé au sommet de la tourelle nord, où nous n’étions jamais allées car constamment fermé à clef, brillait chétivement.
Le capitaine était là, penché sur une table de travail. Des pages et des pages remplies d’une écriture nerveuse s’étalaient devant lui. Il grognait, soufflait, marmonnait, courbé sur son ouvrage. Sa main tremblait, crispée autour d’une plume qu’il malmenait à force de la faire crisser sur le papier. Une écume blanchâtre moussait au coin de ses lèvres.
Il avait pris dix ans. Sa tenue n’avait plus rien de la rigueur que je lui connaissais, des touffes de cheveux blancs parsemaient sa chevelure noire. Son teint était devenu cireux, la bouteille gisant à ses pieds ayant sans doute aidé à cet état de fait. Ses paupières vacillaient sur des yeux injectés de sang. Il allait s’endormir, vaincu par la fatigue et le vin.
J’aurais pu entrer et le faire tomber sous mon pouvoir. J’aurais pu entrer et lui déchirer la gorge. Il ne m’inspirait aucune pitié, aucune compassion. Cette déliquescence, il l’avait méritée depuis le jour où il avait posé la main sur fille et je trouvais la punition bien minime par rapport au préjudice commis. Avant de penser à une quelconque vengeance, je voulais savoir la cause de cette décrépitude.
Son front heurta le bois, ivre mort. Il dormait en marmonnant dans son sommeil. L’odeur dans la pièce était épouvantable, un mélange de sueur, d’alcool et de maladie. Des restes de nourriture jonchaient le secrétaire en chêne et de drôles de tâches maculaient le sol. Une petite clef reposait dans la serrure, verrouillant le cabinet de l’intérieur. Au moins, personne ne pourrait venir à la rescousse du capitaine s’il se réveillait. En supposant qu’il y ait une autre âme qui vive dans le château…
J’écartais les notes griffonnées pour atteindre une pile désordonnée, enfouie sous un monticule de porte-documents, carnets et chemises en cuir. Le portrait de Laura était reproduit en dizaine d’exemplaires, précédé d’un texte indiquant en gros caractère « Nous recherchons Mlle Laura Singhel, fille de l’ex-Capitaine de l’armée de sa Gracieuse Majestée, Capitaine Singhel. » Quiconque détenait des informations était, bien entendu, encouragé à se faire connaître des autorités.
Ainsi elle n’était pas revenue. Il ne l’avait pas retrouvée. Je ne savais toujours pas où était Laura, mais la savoir loin de son père était un réconfort inestimable. Je me tournais vers l’ivrogne sans dignité qu’il était devenu. L’aube allait se lever et je n’avais pas encore mangé. La faim commençait à me tenailler et à brouiller ma concentration. Pour autant, je n’avais aucune envie de plonger mes crocs dans cette peau jaunâtre nimbée de transpiration. Et encore moins de faire entrer la moindre parcelle de cet homme en moi. Le tuer gratuitement était une option. Or, une vie à jamais privée de Laura était bien pire que de périr entre mes griffes. Peut-être pouvais-je explorer les étages à la recherche du gros corps de Léopoldine et m’y sustenter… Mais son penchant pour le vin ne me réussirait pas. Quant à Mademoiselle de La Fontaine, je n’avais pas le cœur à la vider de son sang. Elle avait toujours été bonne avec moi, baignée dans l’ignorance des secrets que renfermait la maison. Je songeais au petit Wolfie, et me dis que j’aurais dû le goûter, juste quelques gouttes pour me donner du courage. Il y aurait d’autres petits Wolfie…
J’allais partir quand un détail attira mon attention.

Sur la cheminée, un paquet de feuillets semblait constituer la version achevée des gribouillages qui jonchaient le bureau. La première page ne contenait qu’un mot : Carmilla.
Millarca.
Carmilla.
Je me saisis du paquet et commençai à lire. Au fur et à mesure de ma lecture, l’étonnement, puis la stupeur me saisit de telle sorte que je ne pouvais plus m’arrêter. Le Capitaine décrivait mon arrivée, l’accident, tout en se prétendant mon sauveur, homme sage et bon qui proposait de me recueillir pour me soigner. La vieille Sarah s’était transmuée en « une hideuse négresse, coiffée d’un turban de couleur, (…) roulant les grosses prunelles blanches de ses yeux étincelants, et serrant les dents comme sous l’empire d’une furieuse colère ». Il inventait un personnage supplémentaire, une « femme en noire… » qui était supposée être ma mère. Il inventait la venue d’un bonimenteur, spécialiste dans « l’art de la dentisterie » qui venait vendre des amulettes contre les « oupires » sévissant dans la région et qui remarquait alors à quel point mes propres canines étaient longues. Il forçait le trait de cette piste grossière en narrant l’histoire de « la sœur d’un jeune paysan de son domaine, à un mille de distance, qui était très malade ; après avoir été « attaquée » (selon ses propres termes) comme les précédentes victimes, elle ne cessait pas de décliner lentement, mais régulièrement. », tout un passage du récit était par ailleurs consacréà la narration de Spiedorf qui décrivait comment sa filleule avait, elle aussi, lentement perdu la vie après avoir croisé le chemin d’une mystérieuse inconnue.
Il mentait jusque dans la description du château, qu’il décrivait comme richement décoré, allant même jusqu’à substituer au paysage de montagne peint au-dessus de mon lit, une représentation de Cléopâtre se faisant mordre le sein, au cas où le reste de ses divagations ne suffisent pas à indiquer au lecteur le caractère démoniaque de son « invitée ». Car le pire était à venir. J’ai apporté avec moi quelques notes, spécialement prélevée dans le texte de ce cher capitaine. Vous les connaissez mais permettez-moi tout de même de vous en citer quelques passages. Celui-ci, par exemple, rapportant les mots que j’aurais murmurés à l’oreille de Laura, tombée sous mon emprise :

« Ma chérie, ton petit cœur est blessé. Ne me juge pas cruelle parce que j’obéis à l’irrésistible loi qui fait ma force et ma faiblesse. Si ton cœur adorable est blessé, mon cœur farouche saigne en même temps que lui. Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. Je n’y puis rien : de même que je vais vers toi, de même, à ton tour, tu iras vers d’autres, et tu apprendras l’extase de cette cruauté qui est pourtant de l’amour.  Donc, pour quelque temps encore, ne cherche pas à en savoir davantage sur moi et les miens, mais accorde-moi ta confiance de toute ton âme aimante. »

C’est à peine s’il ne disait pas que je l’avais tuée… Il rendait Laura naïve, influençable. Un être chétif et fragil qui attendait patiemment que quelque chose lui arrive, entourée de la bienveillance de son père et la tendresse de ses deux gouvernantes. Un cadre idyllique que je venais détruire, en démon magnifique et manipulateur prêt à tout pour soustraire Laura à ses proches. Il faisait de moi une créature de cauchemar en rapportant les nuits agitées de sa fille qui, petit à petit, perdait la santé et se mourrait lentement. Il se substituait à elle pour mieux pervertir mon image et salir le lien qui nous avait si étroitement unis. Voyez-vous-même les mots qu’il faisait jaillir de la bouche de ma pauvre Laura :
« Malgré la terreur que j’éprouvais (comme vous pouvez l’imaginer), j’étais incapable de crier. L’horrible bête précipita son allure tandis que les ténèbres croissaient dans la chambre. Finalement, il fit si noir que je ne distinguai plus que les yeux de l’animal. Je le sentis bondir légèrement sur mon lit. Les deux yeux énormes vinrent tout « et, soudain, j’éprouvai une très vive douleur, comme si deux aiguilles, à quelques centimètres l’une de l’autre, s’enfonçaient profondément dans ma gorge. Je m’éveillai en hurlant. La chambre était éclairée par la bougie qui brûlait toute la nuit, et je vis une forme féminine, debout au pied du lit, un peu sur la droite. Elle portait une ample robe de couleur sombre, et ses cheveux dénoués recouvraient ses épaules. Un bloc de pierre n’eût pas été plus immobile. Je ne pouvais déceler le moindre mouvement de respiration. Tandis que je la regardais fixement, la silhouette me parut avoir changé de place : elle se trouvait maintenant plus près de la porte. Bientôt, elle fut tout contre ; la porte s’ouvrit, l’apparition disparut. » Comment pouvait-il ainsi lui ôter toute vérité ? Prendre ainsi la liberté de parler en son nom, de voler son souvenir ? Le fait qu’il s’exprime à travers elle, qu’il s’accapare son identité et la malmène à ce point, m’apparaissait comme la profanation ultime. Le dernier sévice qui, cette fois-ci, ne s’attaquait pas à au corps de Laura, mais à ce qu’elle avait été et ce qu’elle avait vécu. La « bête » ou encore « le fauve » dont elle parlait dans son cauchemar n’avait rien à voir avec moi. C’était de lui qu’il s’agissait et personne d’autre. Mais il était bien trop mauvais, bien trop fou pour se rendre compte que ses propres paroles le trahissaient.
L’histoire se terminait par la découverte d’un mystérieux tableau sur lequel une très ancienne comtesse était représentée et qui me ressemblait trait pour trait. Une enquête rapide et il parvenait à mon tombeau pour me transpercer le cœur, sauvant ainsi sa fille et toutes celles des alentours de ma terrible menace.
Toute pensée rationnelle m’avait quitté, remplacée par une fureur que je n’avais jamais éprouvée jusqu’alors. Il continuait de dormir, bavant un filet épais sur le dos de sa main. Le surprendre dans son sommeil constituait une mort bien trop clémente. Il me le fallait pleinement conscient. Je le sortirais de sa léthargie, le contraindrais à écouter par le menu tout ce que j’avais fait avec sa fille, l’amour qu’elle m’avait apporté et le stratagème qu’elle avait orchestré pour que je la soustraie à sa présence. Je lui expliquerai comment Laura me caressait, appelait mes baisers, s’enflammait à mon contact. Je lui raconterais comment elle était devenue ma muse, la vie qu’elle rêvait pour nous deux et la manière dont j’allais lui offrir. Puis je l’obligerais à se confesser dans une lettre signée de sa main que j’enverrais au clergé, à chaque membre de la noblesse, à ce bon vieux Spiedorf, peut-être même à la cour pour que la royauté sache qu’elle avait engagé dans ses rangs un violeur d’enfant de la pire espèce. Il serait condamné à mort pour ces méfaits, torturé avant d’être exécuté publiquement. Et si sa mise à mort devait avoir lieu à midi, je jurai solennellement que j’y assisterais, même si ce devait être le dernier spectacle que mes yeux devaient voir. J’allais le saisir par le cou quand une idée me vint.
Cet homme n’avait plus rien à perdre. L’humiliation publique et la rencontre avec le bourreau mettraient simplement un terme à une existence pitoyable. Or, je pouvais faire en sorte qu’il perde sa fille une deuxième fois. Mieux encore, que ce soit elle qui lui assène le coup de grâce. Si Laura était vivante, quelque part, il me suffisait de la retrouver et de partager mon sang avec elle. Bien sûr, pour cela il me faudrait la tuer, mais en retour je lui offrais non seulement la vie éternelle, mais également la liberté de devenir qui elle souhaitait. Y compris l’assassin de son propre père. Je l’amènerais jusqu’ici, je la ferais monter par la paroi extérieure et alors… Elle le tuerait avec une telle rage et une telle fougue qu’elle quitterait son costume d’Ophélie pour devenir une Némésis vengeresse et sublime. Je m’efforcerais de peindre la scène, point d’orgue de ma collection. Il mourrait en contemplant sa propre chair que j’aurais faite totalement mienne. Car Laura me ressemblerait en tout point et ne garderait de lui qu’un vague air de famille. Elle aurait les traits des Oupires, la clarté splendide de notre peau, la vigueur de notre corps, la férocité de notre morsure. Plus jamais, elle ne serait la fille qu’il avait eue et sur laquelle il passait ses appétits pervers.
Transportée par mon projet, je bondis par la fenêtre en veillant toutefois à laisser un signe de mon passage. Je retournai dans la chambre de Laura et décrochai le portrait d’Adèle, puis je revins dans le petit cabinet pour le placer en face du Capitaine, de manière à ce qu’il croise le regard gris de sa défunte épouse lorsqu’enfin il sortirait de son sommeil alcoolisé. J’ajoutais néanmoins un dernier détail ; je m’entaillai le doigt et barbouillai le joli sourire d’Adèle sur la toile. Je déposais en évidence le manuscrit juste en dessous. Je n’étais pas persuadée qu’il saisisse la teneur de l’avertissement, mais je n’avais rien contre l’effet de surprise…

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