Ce bijou deviendra ma boite de Pandore, celle par qui le démon — le véritable démon — est venu me trouver.
Mais pour l’heure je n’en sais encore rien, je me contente de regagner ma chambre après être passée par l’arrière cuisine pour dévorer le cœur et le foie du gibier abandonnés dans la grande cuve en fer blanc. Je ne rêve que de calme et d’un peu d’obscurité. Alors que je ferme les volets de l’unique fenêtre, un souffle tiède vient caresser ma joue. Mon état a troublé mes sens et je n’ai pas remarqué Laura tapie dans l’ombre. Je constate alors qu’une corolle de corps déformés et de membres atrophiés recouvrent le plancher. Elle a disposé les chimères en arc de cercle et se tient au centre, comme une fleur malade entourée de ronces. J’ouvre la bouche pour… pour quoi d’ailleurs ? Je n’ai ni la force de crier, ni celle de me défendre.
« Venez, chuchote-elle.
— Laura, ce n’est vraiment pas le moment, rétorqué-je. J’ai besoin d’être seule, je ne veux pas parler avec vous de ceci, ni de…
— Je pense que le moment est parfaitement choisi, murmure-t-elle et elle dépose un baiser sur le haut de mon front. »
J’ai la ferme impression qu’un enfer sur mesure est en train de se refermer sur moi. J’ai moi-même provoqué ma perte ; d’abord en forçant Léopoldine à conter son histoire, puis en amenant ici ces monstres informes. J’aimerais revenir au moment de l’accident, j’aimerais croiser le regard du spectre et le défier de m’emmener avec lui, puis me laisser écraser par les sabots des chevaux. Laura aura bientôt vent de mon entretien avec Léopoldine, elle découvrira rapidement mon identité et ces dessins qu’elle a étalés sur le sol ne feront que confirmer ma nature perverse. Je la perdrai, comme j’ai perdu ma mère il y a bien longtemps, avant même ma venue au monde, et je n’aurai plus qu’à me terrer quelque part en attendant que la mort me prenne. A supposer qu’elle, au moins, tolère ma monstruosité…

Je réalise à peine que nous avons quitté le parc du château. Pour la première fois, je découvre l’avant de la bâtisse. Je n’en ai gardé aucun souvenir pourtant c’est de là que je suis arrivée. Un petit pont-levis mène au château et, au loin, des ruines dépérissent en silence. Je discerne malgré l’obscurité qu’il s’agit des restes du village. J’ai mal évalué la distance, je le pensais bien plus éloigné des portes du schloss.
Laura n’a pas lâché ma main et me conduit à travers les murs éventrés et les toits effondrés jusqu’à gagner ce qui, il y a longtemps, devait être une église. La toiture non plus n’a pas survécu aux outrages du temps mais les murs sont toujours debout, la pierre de l’autel résiste elle aussi, mangée par la végétation. Prie-Dieu et bancs ont disparu, probablement emportés par les villageois quittant le village.
Laura s’engage dans un escalier pourri conduisant jusqu’à un petit étage qui s’ouvre sur le chœur. Nous surplombons la nef, des éclats de vitraux jonchent le sol sur lequel est posé un amas de couvertures. Je reconnais quelques uns des livres que Laura garde dans sa bibliothèque. Une chandelle et un carnet sont installés dans un recoin du mur.
« C’est ici que vous venez quand vous cherchez à être seule ? L’air est glacial, vous devriez rentrer vous couvrir, votre père sera furieux si vous tombez malade et je ne… »
Laura me fait signe de me taire et s’allonge sur les draps froissés, la tête appuyée contre la pierre pleine de mousse. L’épingle qui tient ses cheveux saute entre ses doigts. Le blanc de sa chevelure cascade sur ses épaules et reflète, tel un lac, le crépuscule qui s’invite par les fenêtres déchirées.
Elle écarte les pans de son manteau, révélant une simple chemise de nuit. Malgré moi, je fixe sans pouvoir me détourner le tissu qui épouse chacune de ses formes. L’attrait que revêt cette peau nue dormant sous l’étoffe…
« Laura, dis-je. Je ne suis pas très bien, rentrons…
— Vous êtes si grave tout à coup, ça ne vous va pas. »
Elle fouilla dans la poche de son manteau et me tendit un carnet, ainsi que deux ou trois mines d’épaisseur différentes.
« Je ne sais pas si cela suffira, déclara-t-elle timidement.
— Suffire pour ?
— Vous m’avez caché vos talents de portraitiste. Je n’apprécie pas que mes amis aient des secrets pour moi. Alors vous allez vous racheter et me dessiner, comme vos portraits.
— Laura, m’exclamais-je outrée malgré moi. Ce ne sont pas des portraits, vous n’auriez jamais dû ouvrir cette pochette, ce sont… Ce sont des monstres.
— Et je n’ai rien d’un monstre ? susurra-t-elle en déboutonnant le haut de son col. »
La gorge sèche, pantelante, les mots peinent à venir dans ma bouche.
« Non, vous n’avez rien d’un monstre…
— Alors voyez-moi comme un nouveau sujet d’étude. »
Un nouveau bouton se détache. Malgré son audace soudaine, Laura suspend son geste et rougit timidement. Elle veut poser comme une actrice, voire comme une courtisane, mais dans le fond en est encore incapable. Ragaillardie par cet accès de pudeur, je me détends quelque peu. Je me penche sur elle, replace quelques mèches sur son épaule, une ou deux autour de son visage. J’arange les quelques plis mourant sur ses hanches. Je fais glisser le jalon pour relâcher l’encolure et dévoiler le haut de la clavicule.
J’ajuste la chandelle et commence à dessiner.
Léopoldine et son récits’éloignent peu à peu. Bientôt, plus rien n’existe en dehors des yeux gris de Laura qui me dévisagent alors que j’esquisse son portrait.
Je sens ma peau se refroidir, mes pupilles se dilater, mes lèvres s’assecher. Et ce goût de sang fantôme qui inonde ma bouche… Toutefois, son parfum est différent cette fois-ci. Le fer se transforme en saveurs capiteuses, lourdes, riches, presque vivantes tant elles s’animent sous ma langue…
« Vous devriez devenir artiste, déclare Laura.
— Et vous auteur.
— J’y penserai, susurre-t-elle.
— Rien ne vous en empêchera.
— Sauf si je décide de devenir votre muse et de consacrer mon talent à vous inspirer. »
Je souris derrière mon carnet. Elle sait la portée que ces mots ont sur moi. En réalité, elle sait l’effet qu’elle a sur moi depuis le premier jour de notre rencontre. En saisissant cette idée, une nouvelle vague de courage vient me prendre.
Audacieuse Laura, vous n’avez peur de rien sous vos airs de fillette…
Un sentiment de gloire secrète, de puissance même, enfle sous ma poitrine. Je continue de tracer traits et courbes, enrichis les ombres et les contrastes. La beauté sépulcrale de Laura est mille fois sublimée par le curieux décor qui nous entoure. Si j’avais eu de la couleur, j’aurai restitué les lueurs du coucher de soleil partout autour d’elle. La première fois que je l’ai vue, je l’ai imaginé être une envoyée de l’aube, mais je commence à douter de cette première impression. Quelque chose de plus inquiétant, de plus chaud et de plus mystérieux sommeille en elle et l’arrache au matin pour la redonner à la nuit. L’aurore n’est qu’un déguisement pour Laura, et je n’aurais de cesse de découvrir ce qu’il cache tout au long de ma vie à ses côtés.
J’achève les derniers détails : ses doigts effilés reposant sur son ventre, l’ombre de son visage sur sa gorge, le renflement de ses seins qui assombrit le tissus…
« Millarca, est-ce que vous allez bien ? »
Je constate alors que je n’ai cessé de la dévisager depuis de longues minutes, mes crayons abandonnés sur le sol.
« Vous semblez troublée, chuchote-elle en se redressant. Votre travail ne vous satisfait pas ? »
Elle s’est rapprochée de moi et j’ai posé mes doigts sur ses lèvres. Son regard gris est sur moi, une première d’étoile dans le crépuscule. Si froide, si lointaine, si brûlante. Ma main glisse d’elle-même, épousant l’arrondie de son visage, éprouvant le velouté de sa peau.
Elle interrompt mon geste et se faufile sous les draps, m’entrainant dans sa lente chute vers le lit improvisé.
« Je ne vous ai pas montré votre portrait, murmuré-je.
— Il doit être magnifique.
— Je le crois. »
Mes lèvres épousent les siennes. Glacées, pleines de ce parfum de sang qu’elles imaginent. Les siennes, brûlantes, humectés d’une salive sucrée et délicieuses. J’ai peur, l’espace d’un instant. Mais sa bouche se referme sur la mienne, sa main agrippe mon cou. Sa langue s’insinue entre mes lèvres. Je succombe tout entière à notre baiser. Mon corps sombre sur le sien, et je sens son autre main se couler, timide, puis aventurière, le long de mes côtes, puis de mes hanches. Les miennes sont occupée à découvrir, à caresser, vénérer, la blancheur de sa gorge et la rondeur de ses seins.
Toutes deux nous tremblons, je suis froide comme la mort, elle, exquisément chaude. Je crains que ma chair, perpétuellement gelée, ne la rebute. Elle fait glisser ma chemise par-dessus mes épaules, et se love contre ce derme qui pourtant a tant fait horreur aux autres avant elle.
Je ne sais pas ce qui a guidé ainsi nos gestes. Du moins, pas consciemment. Nous étions terrorisées, emplie de ce désir innommable, impensable. Nous risquions notre âme éternelle dans chacune de ces caresses. Et chacune d’elle n’en devenait que plus voluptueuse, perdues que nous étions dans notre merveilleux abyme.
Alors qu’elle glisse en moi, que je ne contrôle plus aucun des soupirs et mouvements de mon corps, elle se penche à mon oreille, prête à y déverser les formules d’un sort qui déjà a eu raison de moi. Elle embrasse mes joues, la naissance de mon cou. Je la touche moi aussi, immergée en elle, pleine d’elle, de cette moiteur suave qui baigne entre mes doigts. Nos ventres ondulent portés par une même houle. Ses lèvres, toujours, son souffle qui s’infiltre entre les miennes, sa langue, tout au creux de moi et…
La délivrance qui explose dans mon ventre. Je la sens gagné le sien, emportés par les boutons de ses seins que j’ai pris dans ma bouche, ça y est, Laura se perd, s’envole, je la perds un instant puis elle retombe dans mes bras. Aussi muette et haletante que moi.
Les yeux figés sur la voute, nous partageons la même pensée : aucun dieu, aucun ange ne pourra jamais égaler cette béatitude qui nous est accordé. D’ailleurs, c’est peut-être une grâce divine, un délire extatique soufflé par je ne sais quelle divinité qui nous a guidé jusque là.
Laura roule sur le côté et nous couvre avec l’un des draps jetés sur le sol. Elle est épuisée, ses paupières se clorent, confiante.
Les mots de Léopoldine me reviennent à l’esprit. Démon tentateur, fornicatrice… Quand je vois Laura trempée de sueur, blottie contre moi, je me dis que peut-être la vieille femme a raison. Je souris à cette idée et referme mes bras sur Laura endormie.

La nuit tombait à peine quand Laura s’éveilla en sursaut.
« Mon père est rentré. »
Une forme de panique s’était soudainement emparée d’elle.
« Je dois dîner avec lui ce soir. »
Elle rassembla en hâte les vêtements qu’elles devraient changer avant de rencontrer le capitaine. Systématiquement, elle devait passer les robes et les parures que son père avait choisies pour elle à chacun de leur entretien privé. Il s’agissait très souvent de tenues démodées, vieillies, qu’elle finissait toujours par ôter précipitamment une fois libérée de son entrevue avec le maitre des lieux.
Je me rhabillais dans une sorte de semi conscience. Quand nous sommes sortis dans le parc, je regardai la silhouette pâle de Laura se hâter vers le manoir, ses cheveux défaits encore imprégnés de mes caresses. Elle finit par me distancer, me laissant seule – et je dois avouer, un peu désemparée – dans la solitude de la cour. Je m’arrêtais à quelques mètres de la haute porte. Les étoiles étaient nombreuses, à peine dissimulées par les branches des chênes et des boulots, moins fournis à l’avant de la bâtisse. La lune se levait au-dessus du pont vétuste et des ruines de ce qui devait être d’anciens remparts. Quel drôle de calme… Seule la forêt s’agitait, les créatures de la nuit sortaient une à une de leur terrier, de leur tanière ou de leur nid. Je devinais leur centaine d’yeux se poser sur moi, leur museau renifler mon odeur mêlée à celle de Laura. Peut-être le spectre lui-même me regardait-il en ce moment.
J’entendis des bruits de pas quitter le vestibule. Laura, vêtue d’unevieille robe gris perle, trottina jusqu’à moi.
« Attends-moi dans ma chambre, je ferai vite. »
Déjà la voix du capitaine s’impatientait dans les grandes pièces du manoir.
« Attends-moi. »
Elle déposa un vague baiser sur ma joue et disparut dans la chaude lumière du vestibule.

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