Cette nuit-là, Laura vint me rejoindre, ainsi que celle d’après et la suivante, ainsi que la suivante… Nous avions pris l’habitude de ces rendez-vous nocturnes peu de temps après notre rencontre, souvenez-vous. Mais comme vous devez vous en douter, nos nuits devinrent bien moins sages après cette soirée dans la chapelle.
Nous y retournions dès que le capitaine s’absentait, alimentant au fur et à mesure de nos visites la galerie de portraits que je faisais de Laura. Le plus souvent, je la rêvais en héroïne mythique. Je la peignais successivement en Didon quand je l’imaginais pleine de force, prête à quitter son royaume comme la reine déchue pour fonder le sien. Souvent, elle prenait l’allure de Penelope : éternelle fiancée, jamais mariée qu’à moi seule. Toutefois, c’est dans le profil d’Ophélie qu’elle se fondait le mieux. Je l’avais rêvée ainsi dès notre première rencontre. Ses traits vaporeux, pâles et délicats, appelaient l’onde et les étendues aquatiques, sa peau blafarde striée de bleu, évoquait le teint cadavérique de l’amante d’Hamlet. Je les gardais cachés sous une pierre fissurée, devant l’autel, ravie de trouver à ses portraits profanes un tel emplacement sacré. Cette cachette représentait bien plus pour moi qu’une petite provocation supplémentaire, bien que cet aspect-là plaise à Laura. Pour ma part, plus je peignais Laura, plus elle éclipsait toute forme de divinité qui aurait pu un jour séduire mon âme. Elle m’obsédait et je trouvais dans cette fascinationune béatitude que je n’avais jamais connue auparavant. Son visage seul, sa lumière, occultait toutes les visions mystiques du monde. Ses traits m’apparaissaient toujours plus parfaits à chaque nouvelle esquisse. La confiance qu’elle m’accordait lui conférait des poses, des regards de plus en plus audacieux et profonds. A force de la peindre, je percevais ce que tout aspirant peintre espère un jour voir apparaître chez son modèle : l’invisible qui le rendait unique. Et ce que je décelais chez Laura me troublait autant que me me transportait.
La jeune fille réservée et placide des premiers jours disparaissait pour laisser naître une sorte de double qu’aucun ne pouvait soupçonner. Elle m’offrit la démonstration de cette métamorphose un soir en particulier qui reste, malgré les années et ma mémoire volatile, l’un des plus prégnants de mes souvenirs.

Je m’étais glissée à l’extérieur peu après le crépuscule pour attendre Laura vers le pont en ruine. Elle dinait de plus en plus souvent avec le Capitaine et je ne savais jamais vraiment quand je la verrai apparaître. Ce soir-là, j’attendis de longues minutes sans que nul ne vienne troubler l’abord des bois. Malgré l’arrivée de l’été, le jour tombait vite sur cette partie enclavée du pays. Les montagnes happaient le soleil et sa chaleur très tôt dans la journée, ce qui convenait à ma peau trop fragile pour en supporter les effets. La nuit était presque tombée quand je rejoignis la petite église, légèrement inquiète. Le capitaine était capable de caprices imprévisibles quand il s’agissait de sa fille. S’il décidait de la garder auprès de lui toute la soirée, nul n’avait le pouvoir de la libérer de sa compagnie. Peut-être étais-je influencée par le manque total de considération que mon propre père me témoignait, mais cette attitude de surprotection, je dirai même de possession, me mettait mal à l’aise. Le capitaine alimentait quelques relations en ville, des anciens de sa garnison qu’il revoyait à l’occasion, un ou deux ducs qu’il comptait parmi ses amis. Toutefois, il privait complétement sa fille du moindre contact avec des jeunes gens de son âge. Ces hommes devaient bien avoir des enfants pourtant, des fils ou des filles de l’âge de Laura, mais nul ne franchissait jamais l’enceinte du manoir. Aucun des amis du capitaine n’avait ce privilège non plus d’ailleurs. Et, comme vous le savez, mon arrivée impromptue n’avait jamais enchanté le maître des lieux. J’acceptais que l’amour filial ne connaisse pas de limites, mais je me demandais si isoler ainsi son enfant ne frôlait pas la maltraitance. Et surtout, comment un homme de son âge pouvait éprouver autant d’intérêts à passer tout son temps avec une jeune femme de presque 20 ans sa cadette ? Qu’il s’agisse de sa propre fille ne changeait pas grand-chose à mon malaise. J’avais moi-même vécu en recluse, mais ce repli avait été dicté uniquement par l’attitude des autres à mon égard. Et mon total manque d’intérêt pour mes semblables. Je ne percevais pas ce besoin de solitude chez Laura, et parfois je me laissais penser que l’amour qu’elle me portait découlait de cette soif de contact humain.

Je la trouvais dans l’alcôve, assise sur les couvertures défaites, ses longs cheveux étendus sur ses épaules. Elle avait revêtu une chemise de soie couleur crème et installé plusieurs chandelles autour de ce qui nous servait de lit. Je grimpais les quelques marches qui me séparaient d’elle, jetant au passage ma cape sur le sol.
« Je t’ai attendu, dis-je, soulagée de la trouver ici. J’étais inquiète de… »
Elle me saisit brusquement le bras et m’attire vers elle sans ménagement. Sa bouche, fiévreuse, se presse contre la mienne alors qu’elle s’allonge sous ma peau. Elle s’abandonne complétement entre les draps, ses membres amollis et le souffle court. La seule source de pression vient de ses lèvres, de sa main crochetée autour de mon cou. Tout le reste de son corps est en proie à une langueur inhabituelle, une forme de lassitude qui la rend encore plus fragile… et désirable. Je veux m’éloigner d’elle, lui demander les raisons de cette faiblesse, de cette attente.
Mais la sentir à ma merci, ainsi offerte et vulnérable, éveille en moi une horde d’émotions incontrôlables. Avidité, Bestialité, Pouvoir, déferlèrent en moi telle une cohorte de démons indomptables. Mon corps si froid se réchauffe brutalement sous leur assaut, mes gestes se font plus assurés, plus brusques. Dans mes épaules, au creux de mes reins et de mes seins, couve un feu impossible à étouffer. Je l’embrasse avec férocité, aussitôt ses lèvres s’en vont quérir un nouveau baiser animal, acharné. Elle invite la pointe de mes canines à percer la pulpe de sa bouche, à déchirer la peau bénie que j’aime tant teinter de rouge et de rose quand je la peins. Je m’arrête, alertée par un instinct lointain. Quelque chose allait se briser si je continuais, quelque chose n’allait pas, ne va pas… Elle mord à pleine dent dans sa lèvre inférieure et enfouit mon visage contre le sien. Malgré les assauts de sa langue, je garde mes lèvres closes. Puis, elle entaille ma propre chair, lape les faibles gouttes de sang qui y perlent. Sous l’effet de la surprise, du plaisir, j’entrouvre la bouche et rencontre ses lèvres malmenées et leur poison. Ce goût de fer, cette saveur si apaisante dans mon enfance, humecte ma langue et se teinte d’arômes jusqu’alors inconnus. Je goûte ainsi l’intégralité de son corps, son intimité la plus complète. Je reçois par ce fluide ce que je tente tant et si bien de capter par ma peinture. Laura entière et dévouée, offerte et totalement à ma merci. Je suis plus puissante qu’elle, je ne l’explique pas, mais j’en ai la certitude. Je suis le prédateur et ma proie se donne à moi dans une forme de volupté plus délectable que tout ce que j’ai connu jusqu’à présent.
Horrifiée, submergée, je roule sur le côté sans pour autant me défaire de ce corps si vulnérable qui vient de forcer mes propres défenses. Je la dévisage malgré moi, m’attardant sur chaque veinule, sur ce rouge qui empourpre ses joues et sa gorge.
« Qu’as-tu fait ? haletais-je 
— Rien qui ne t’ai fait du mal. 
— Ca tu n’en sais rien. »
Je me relève pour m’asseoir sur le bord du lit. Je n’ai même pas pris la peine de retirer mes vêtements… Quelque chose me dégoûte. Je ne sais pas ce que je dois reprocher à Laura, mais je lui en veux. L’air de rien, elle s’étire sur les couvertures, pioche une pèche dans un petit plat posé sur le sol. Je saisis son bras alors qu’elle porte le fruit à sa bouche.
« Pourquoi as-tu voulu que je te fasse si mal ? Qu’est-ce que tu cherchais tant à prouver ?
— Parce qu’il y a quelque chose à prouver ? dit-elle en se fendant d’un sourire amusé. Ne sois pas si pudibonde. « 
Je me lève d’un bond et quitte l’alcôve. Ce jeu sadique n’a rien pour me plaire. Laura me manipule, tout comme elle sait se jouer de son père. L’idée d’être ramené à un quelconque niveau d’égalité avec cet homme me répugne. Pire encore, mes propres soupçons à l’égard de Laura se confirment. Je sors de la chapelle en claquant la porte branlante. Et Laura ne cherche aucunement à me retenir.

Je n’avais aucune idée de ce qu’elle captait de moi, de ce que je laissais échapper et encore moins de ce qu’elle savait de mon identité supposée. Je restais persuadée qu’elle jouait avec des secrets qu’elle se gardait bien de partager, mais je n’étais pas encore capable de savoir lesquels précisément. Il me semblait clair qu’elle soupçonnait – voire qu’elle avait la certitude – d’un lien de parenté entre moi et la famille de la comtesse. Pensait-elle que j’étais une descendante lointaine, une parente directe, je n’en avais aucune idée. Croyait-elle aux légendes d’être maudits auxquelles Léopoldine portait crédit, je n’en savais rien. Mais son comportement ce soir-là m’encourageait à envisager qu’elle accordait suffisamment crédit aux histoires de sa bonne pour se permettre de me « tester ».
Je ne sais pas ce qui me blessait le plus : être le fruit d’expérimentation sans fondement, un vulgaire cobaye, ou l’imaginer une seule seconde croire à des êtres suceurs de sang issus d’union immorale. Après tout, elle avait vu les croquis des enfants non nés de ma mère, je lui avais parlé de ces naissances monstrueuses à cœur ouvert, se pouvait-il que son esprit bercé de superstition, trop éloigné des lumières de la civilisation, y ait vu un quelconque aveu ? Se pouvait-il seulement qu’elle envisage que je sois la descendance contre nature des amours incestueux surpris par sa mère ? Auquel cas, comment pouvait-elle m’aimer – ou faire semblant de m’aimer – en nourrissant de telles affabulations ?
Je retiens un cri, furieuse d’être constamment ramenée, même aux confins de la Styrie, à une quelconque forme de monstruosité. J’en venais à croire que le royaume des humains tout entier voulait ma perte, me chasser des représentants de son espèce sans aucune autre raison que ma propre personne. Était-ce ma faute si ma mère portait crédit aux dires d’une vieille juive totalement folle ? Était-ce ma faute si ma « beauté » rebutait plus qu’elle ne séduisait ? Était-ce ma faute si on m’avait nourri au sang d’animaux dès ma plus tendre enfant, persuadé que j’étais atteinte d’une étrange maladie ? Je n’avais rien demandé, j’avais même pris la décision de partir pour soulager les névroses de ma propre mère. Mais les démons – réels ou imaginaires – qui semblaient chevillés à mon corps depuis le jour de ma naissance ne cessaient de me poursuivre.
Quand j’arrivais aux abords du manoir, on me réservait un nouveau choc. La vieille Sara était là, sur le seuil du vestibule, en pleine conversation avec le Capitaine. Visiblement, j’étais attendue.
« Millarca, grinça-t-elle, nous rentrons enfin chez vous. »

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