J’errais plusieurs nuits dans les bois pour me mettre à l’épreuve. Si je parvins à me nourrir, trouver un refuge fiable contre le jour se révélabien plus difficile que ce que j’imaginais. Il existe peu de lieux totalement à l’abri de la lumière et encore moins qui soient hors de portée des hommes ou des animaux. Les premières nuits, je creusais une fosse suffisamment profonde pour m’y allonger et me recouvrais de terre. Un sanctuaire claustrophobe qui me donnait l’impression d’être un nuisible regagnant son trou à l’approche de l’aube. Or, je tenais à conserver une apparence humaine. Je m’accaparais systématiquement les vêtements de mes victimes pour ne pas finir comme le monstre, à arpenter la forêt à demi nue. S’extirper de plusieurs mètres sous terre chaque nuit n’aidait pas à garder cet objectif tenable.
Mes ongles étaient terreux, mes cheveux s’amassaient en grappe compacte autour de morceaux de terre, de racines que j’arrachais en rejoignant la surface, et l’intégralité de mon corps gardait la poussière des profondeurs qui se transformait en nimbe poisseux une fois que le sang venait s’y mêler. Pire encore, les premiers temps, cette apparence cauchemardesque ne me gênait pas. La faim prenait le pas sur mon image et je pouvais rester ainsi des jours durant. Je dirais même que me déplacer ainsi, à peine vêtue de guenille et couverte d’humus, me rassurait. Cet état me permettait de faire corps avec la forêt, de traquer mes proies avec la même détermination, le même instinct de survie, que les prédateurs qui s’y nourrissaient. Un savoir-faire reptilien sélectionnait les itinéraires où j’avais le plus de chance de croiser un promeneur égaré, guidait ma morsure directement vers les artères principales afin d’achever ma victime avec une rapidité telle qu’elle n’avait ni le temps de se débattre, ni d’appeler au secours. C’était là un détail primordial, car je compris très vite qu’il était pour moi vital de rester cachée. Si j’attirais l’attention sur moi, les rumeurs colportant la présence d’un mangeur de sang ne tarderaient pas à se répondre de bourg et bourg. On organiserait des battues, le moindre sous-bois serait investi par des groupes de jeunes paysans prêts à se faire un trophée de ma tête. Enfin, on finirait par me débusquer pendant mon sommeil et je n’aurais aucune chance d’en réchapper.
C’est cette nécessité de rester discrète qui me rappela également à l’ordre. Au cas où l’on me surprenait, je devais donner l’illusion d’être parfaitement humaine. C’est ce qui me permit de glaner des informations auprès des voyageurs concernant une jeune fille blonde qui aurait été retrouvée blessée dans les bois.
Je n’obtins rien de la famille de marchands qui se rendait à une foire voisine, encore moins des deux adolescents à demi-ivres qui cherchaient à aller s’encanailler au village le plus proche. Rien, à part la confirmation que désormais, mon charme suffisait à garder les mortels sous mon pouvoir. La beauté que j’avais héritée de mes parents, mais surtout la nature singulière que leur idylle m’avait conférée, éloignait de moi la plupart des gens. J’en tirai peu de bénéfices… Une certaine ascendance sur les plus faibles à la rigueur, l’assurance que le jour où un homme me plairait j’aurais peu de difficulté à l’attirer dans mes filets… Rien que de très superficiel. Dorénavant, je m’emparais de leur attention, à l’image du serpent qui captive le rongeur. Il suffisait que je fasse jouer les lueurs sombres dans mes pupilles, que j’incline mon visage à la faveur d’un rayon de lune, que je laisse l’éclat d’un feu de camp gonfler l’or qui se perdait dans mes boucles brunes… Et ils étaient à moi. De la mère de famille en passant par l’ivrogne du village jusqu’aux enfants. Même les enfants, je les tenais en mon pouvoir. Je modulais à peine ma voie, elle leur parvenait comme la plus douce des berceuses et je pouvais les faire me suivre jusqu’au cœur de la nuit.
C’est d’ailleurs grâce à un petit garçon, que les parents avaient envoyé chercher de l’eau pour le dîner, que je retrouvais la trace de Laura.
Je l’avais repéré plusieurs heures avant que ses parents décident d’établir leur camp non loin d’une clairière. C’était un garçonnet aux cheveux roux, âgé de 5 ou 6 ans, qui traînait derrière ses deux autres frères. Il portait un sac de toile où s’entrechoquaient les couverts de la famille. C’était un garçon silencieux, qui se promenait en marmonnant ses formules magiques à quelques amis imaginaires. Il brandissait une brindille en l’air, lui imprimant des mouvements complexes sortis de sa propre alchimie. Un rêveur qui ne manquerait pas de tomber sous mon charme… J’attendis qu’il gagne la rive, choisissant précautionneusement l’endroit où le petit ruisseau était le plus clair et le moins agité. Je ne comptais pas lui faire de mal. Si je me laissais tenter, je ne m’autoriserais pas à prélever plus de quelques gouttes de sang à l’orée de sa clavicule. Deux morsures discrètes que ses parents ne surprendront pas et que mon emprise sur les jeunes esprits effacerait le souvenir. Quand il releva la tête, je lui apparus de l’autre côté de la rive, suffisamment loin pour ne pas l’effrayer, mais assez proche pour que le charme opère.
« Tu devrais vite rentrer, dis-je, ce n’est pas prudent pour un petit garçon de rester seul dans les bois.
— Mes parents sont là bas, répondit-il en montrant du doigt la direction du camp.
— Alors ils doivent penser que tu es un grand garçon pour t’envoyer aussi loin tout seul.
— Pas trop, balbutia-t-il en se tordant les doigts. Mon frère, il est plus fort.
— Mais peut-être moins intelligent. Ou moins magicien. C’est une baguette de magie que je vois là, non ? Tu l’as fabriquée tout seul ? »
Des plumes de poule, un sachet rempli de cailloux et une petite poupée en bois pendouillaient au bout d’une ficelle colorée. En considérant son œuvre, l’enfant devint tout à coup méfiant.
« Tu dois te demander pourquoi une adulte te demande tout ça. C’est que je suis une magicienne moi aussi. Nous nous reconnaissons entre nous, non ? Je suis sûre que tu as senti ma présence avant même que j’approche. »
Flatté et intrigué, il opina du chef. J’en profitais pour me relever, veillant à ce que mes longs cheveux tombent sagement de chaque côté de mon cou jusqu’au milieu de mon buste, mes mains blanches et douces ouvertes vers lui.
« Je le savais. Tu veux voir un de mes tours ? »
Bouche grande ouverte, yeux écarquillés, il acquiesça de plus belle.
« Comment tu t’appelles ?
— Wolfie.
— Recule un petit peu. »
Et je m’élevais dans les airs pour me poser à quelques centimètres de lui, sans faire plus de bruit qu’un oiseau sur le sol. Ce n’était qu’un simple saut rendu possible par le sang du monstre. J’avais eu à peine besoin de pousser sur mes talons pour l’exécuter. Mais l’effet sur le petit fut immédiat.
« Tu sais voler !
— Sur de courtes distances seulement. Mais attention, c’est un secret. Tu ne dois le dire à personne sinon tu perdrais tes pouvoirs, c’est une tradition chez les magiciens. Mais tu dois le savoir… »
Il hocha la tête plus vigoureusement que jamais.
« Si tu t’approches un peu plus près, je t’en dirais d’autres. Personne ne doit les entendre, même pas ce lapin, là bas, qui nous observe. »
Je lui désignais du doigt le petit animal tétanisé qui nous regardait depuis l’autre côté de la rive, caché derrière un bosquet. Évidemment le garçon ne l’avait pas entendu, comme moi, sortir de son terrier et s’immobiliser dans l’herbe. Ce qui ajouta un peu plus à mon prestige.
Il vint s’asseoir tout contre moi, sa jambe, trop courte pour toucher le sol, en suspension sur ma cuisse et sa tête contre mon épaule. Je sentais l’odeur de son sang encore vierge de tout excès, aussi ferreux et vif que le jour où il était sorti du ventre de sa mère. L’enfant était nourri sainement, aucune pollution ne venait altérer son goût. Sans être riches, ses parents devaient être suffisamment aisés pour bien s’occuper de leurs rejetons.
Je ne sais plus quelle histoire je lui racontais. Je n’avais guère de temps avant que son père ou sa mère ne partent à sa recherche. Je modulais ma voix, lui imprimant quelques flexions pour la rendre douce et chantante, comme une berceuse. Très vite, je le tins en mon pouvoir. Il s’était complètement abandonné contre ma poitrine, le pouce dans la bouche pendant que son autre main triturait sa baguette. Il ne sentirait rien, pas même une piqûre.
« Et c’est à ce moment que la fille du méchant comte s’échappa, murmurais-je
— Comme la fille du Capitaine Singhel ? »
Je suspendis mon geste, les lèvres entrouvertes à quelques centimètres de son cou.
« Où as-tu entendu ce nom ?
— Elle a été enlevée elle aussi, par une méchante fille qui a tué aussi la nièce d’un Genéral
— Le Général Spieisdorf ? Berta Rheinfeldt ?
— Mmh… Oui, elle. Et après ? Elle fait quoi ?
— On va s’inspirer de ce que tu sais pour inventer la fin. La fille du Capitaine Singhel elle est revenue ?
— Papa dit que oui. »
Ainsi Laura était repartie chez son père…
« Mais maman, elle dit que non. Elle connaît Anke, elle lui a dit qu’elle avait soigné une fille qui ressemblait à celle sur les affiches que les hommes nous ont montrées. Mais c’était comme pour toi, c’est un secret. Tu ne dois pas le dire.
— Je ne connais pas Anke, tu peux me dire où elle habite ?
— À Gurnau. Elle aide les gens malades, c’est même elle qui a fait naître mes deux grands frères. »
Une certaine fierté tonnait dans sa voix, le charme que j’avais tissé était rompu, mais je n’en avais cure. Cette femme semblait être un personnage influent et respecté… qui devait voir des centaines d’adolescentes blondes, aux yeux clairs, débarquer dans sa chaumière pour lui demander toute sorte d’aide. Je doutais que son engagement auprès de ses jeunes patientes était à l’épreuve des hommes du Capitaine. Et si un garçonnet de 5 ans savait où la fille disparue d’un noble avait été vue pour la dernière fois, nul doute que la milice le savait également. Bref, si Laura se cachait chez cette Anke, ils l’auraient retrouvée depuis longtemps. Je peinais à considérer cette piste comme sérieuse. Gurnau  se situait à l’opposé de là où j’avais vu Laura pour la dernière fois, à plusieurs kilomètres au sud du manoir. Mon cœur se serra quand je décidais que, malgré l’histoire de Wolfie, Laura avait toutes les chances d’être de retour chez elle, à la merci de son père. Attendrait-il au moins que ses blessures cicatrisent avant de lui imposer ses visites nocturnes ? Sa fuite – notre fuite – avait-elle excité ses instincts pervers ? Peut-être se vengeait-il sur elle toutes les nuits pour m’avoir suivi comme elle l’avait fait. Un liquide amer remonta dans ma gorge.
« Madame ? Madame, tu m’entends ? Tu n’as pas dit la suite !
— Excuse-moi, Wolfie. Mais je dois partir, j’ai une potion que je dois finir avant l’aube. Et je crois que tes parents te cherchent. »
Au loin, la flamme d’une torche vacillait. Le petit était déçu, une moue boudeuse venait assombrir ses taches de rousseur.
« Est-ce que je vais te revoir un jour ?
— Les magiciens se retrouvent toujours, et je te raconterai la suite de l’histoire. D’ici là, entraîne-toi, la magie est une discipline pour les grands maîtres. »
Il sourit instantanément, dévoilant des dents de lait encore figées dans leur gencive.
« N’oublie pas, garde le secret si tu ne veux pas perdre tes pouvoirs. »
Il opina du chef, remplit à nouveau sa casserole d’eau claire et repartit en trottinant vers le campement où l’attendait sa famille. Ses cheveux flamboyants disparurent derrière un fourré et avec eux, le nectar promis par ses veines juvéniles. Peu importait, la rencontre avec ce petit garçon m’avait apporté bien plus qu’un peu d’hydromel. Je tournais les talons et pris la direction

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