Mes affaires étaient emballées, le capitaine avait veillé à ce qu’on empaquette rapidement mes effets. Il ne restait plus rien de mon passage dans la petite chambre que j’avais occupée. Nous repartions le surlendemain, afin de laisser le temps à la vieille Sara de se reposer avant de reprendre la route. Dès lors, aucune excuse, aucune justification ne permettraient de retarder mon départ. Où allait-on ? Je n’en avais pas la moindre idée. Retourner à Paris ou s’enfoncer plus avant sur ces terres de malheur m’était totalement égal.
La vieille femme avait pris du repos avant de revenir me chercher, informée par mon père de la missive du capitaine. Plus d’un mois s’était écoulé depuis l’accident, mais il me semblait qu’à peine quelques jours étaient passés depuis ce jour. J’étais arrivée ici le cœur lourd, je repartais avec le sentiment qu’on lui avait substitué une pierre chauffée à blanc. Quelle serait ma vie après mon séjour ici ? Je n’en savais rien et n’y portais pas le moindre intérêt, comme si, une fois passées les grilles du parc, j’allais cesser de respirer et disparaître dans le néant.
Je n’avais pas revu Laura en tête à tête depuis notre dernière nuit dans la chapelle. Son père l’accaparait sans cesse, l’envoyait quérir Léopoldine pour un oui ou pour un non, prévoyait des séances d’études impromptues avec Mlle de La Fontaine… Nous priver d’adieux semblait lui assurer que plus jamais sa fille et moi n’entrerions en contact, par quelques moyens que ce soit. J’avais depuis longtemps renoncé à cerner la logique de cet homme. Moi-même je n’étais plus sûre de vouloir dire au revoir à Laura pour la dernière fois. Sans doute ne le souhaitait-elle pas non plus puisqu’elle ne chercha pas à me voir, ni dans l’enceinte du manoir ni dans notre chapelle.
Je la revis toutefois le dernier soir avant notre départ. Nous étions conviées la vieille Sara et moi à partager la table du Capitaine et de sa fille. Un dîner qui épinglait déjà mon estomac et serrait mon cœur… Il allait gagner et jouir de sa victoire alors que moi je ne pourrais détourner le regard de Laura, trop occupée à me gorger de son image une dernière fois, d’en absorber les dernières nuances qui m’auraient échappé… Quand l’heure tant redoutée arriva, le moindre mot, le moindre rire du capitaine me blessèrent comme autant d’éclats de verre figés dans ma peau. La voix de la vieille Sara heurtait mes oreilles et aucun des plats – démesurés, tant en abondance qu’en qualité – ne parvint à m’inspirer autre chose qu’un profond dégoût. Laura donnait le change, à nouveau vêtue d’une robe datant d’un autre âge, riant aux plaisanterie de son père comme elle savait si bien le faire. Pour ma part, dès lors que je voyais ses lèvres s’étirer sur un sourire et faire craqueler les gerçures que j’y avais déposées… Si vous saviez… Je n’ai même pas de mots pour vous décrire la souffrance qui était la mienne.
Le dîner s’acheva enfin. Je grimpai les marches du grand escalier, oppressée, épuisée, vidée de toute énergie et de tout espoir. J’en venais presque à avoir hâte de voir l’aube se lever, quitter ce lieu maudit et mettre le plus de distance possible entre Laura et moi. Au moment où je formulais cette pensée, des petits pas précipités retentirent à ma suite. Laura surgit derrière moi, m’entraîna à l’étage supérieur, ouvrit la porte de sa chambre et m’y poussa.
« Reste ici Millarca, par tous les saints, reste là et cache-toi quand tu m’entendras revenir. 
— Il n’en est pas question, laisse-moi partir, je n’ai plus rien à te dire.
— Moi si. Je t’en prie cache-toi et attends. Et surtout, promets-moi que quoique tu vois, tu n’interviendras pas.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne peux pas me laisser ici et exiger que… »
Sourde à mes suppliques, elle claqua la porte et, à ma stupéfaction la plus totale, verrouilla la pièce derrière elle. J’étais prisonnière ! Prisonnière de la chambre de Laura ! Je forçais la poignée, malmenait la serrure, tout en sachant qu’une fois la colère et la surprise passées, je succomberai, une fois encore, au caprice de ma tortionnaire. Une dernière nuit de caresse… Si c’est ce qu’elle désirait, je n’étais pas disposée à lui donner malgré toute l’envie que je nourrissais d’être à nouveau sur elle, sa bouche scellée à la mienne, pour une dernière, une ultime étreinte… J’étais faible, terriblement faible…
Lasse, épuisée, je me laissais glisser le long du mur opposé à la porte. L’attente serait longue et quoiqu’il se passe, rien ne saurait changer l’inévitable : Demain je partirai et je ne garderai de Laura qu’un souvenir cruel.

La nuit ne m’apportait jamais aucun repos, contrairement à la langueur que pouvait provoquer chez moi la chaleur du soleil. J’étais parfaitement éveillée quand des bruits se firent entendre dans le corridor. J’étais parfaitement consciente et en pleine possession de mes moyens quand j’ai assisté à la scène que je m’apprête à vous livrer.
Le verrou tourna dans la serrure et je me glissai promptement dans l’armoire à vêtement. Il est important que je vous décrive avec précision la disposition de la pièce pour ce qui suit. L’armoire où je me trouvais reposait sur le mur opposé à la cheminée. À côté de l’âtre, sur la droite, était déployé un paravent. Enfin, le lit à baldaquin trônait au centre de la chambre, faisant face à l’entrée à côté de laquelle on avait installé un fauteuil.
Laura et son père entrèrent dans la pièce et le Capitaine s’installa sur ce même fauteuil. De ma cachette, je discernais uniquement un angle du siège et une très petite moitié du lit, l’autre étant dissimulée par les rideaux. Le capitaine retira sa veste, ses bottes, s’alanguit sur l’assise en soufflant d’aise. Je perçus le bruit des panneaux du paravent que l’on tire, le suintement du tissu que l’on froisse et le son du taffetas sur le sol. Les agrafes d’un corsage que l’on retire cliquetèrent dans l’ombre, l’une après l’autre. Un long moment passa avant que Laura réapparaisse, couverte d’une de ses éternelles chemises vieillies. Ses pas allaient se diriger vers le lit, mais le Capitaine lui fit signe de s’approcher. Je la discernais à peine à travers la porte entrouverte de ma cachette, mais je la voyais suffisamment pour remarquer son visage. Figé comme si on l’avait hypnotisée. Ses déplacements étaient saisis d’une forme de rigueur mécanique, toute fluidité, toute grâce les ayant désertés. Elle se mouvait telle une funambule, le regard fixe, les bras inertes, sans aucun signe qui aurait pu témoigner qu’elle était consciente. Ophélie dans le lit de la rivière…
Le capitaine se saisit d’une de ses mains, baisa les doigts pâles et inertes. Le léger bruit de succion qui réchappa de ce baiser me souleva l’estomac. Puis, il se leva et guida sa fille jusqu’à son lit. Elle s’allongea, les fibres du matelas accueillirent son petit corps, les draps épousèrent sa silhouette sans le moindre chuintement, aussi silencieux qu’un linceul sur la chair d’un défunt. Puis, le capitaine s’étendit à son tour. Je reculais dans l’ombre, la main plaquée sur la bouche. Comprenez-moi bien, il n’était pas « à côté » de sa fille, comme pour, je ne sais pas, lui souhaiter bonne nuit, mais bien sur elle.. Je voyais ses jambes s’emmêler à celles, nues, de Laura. Ses chevilles si fragiles arrivaient à peine à hauteur des tibias du capitaine. Je voulus détourner les yeux, je collais mes mains sur mes oreilles. Puis je me souvins de la raison pour laquelle j’étais ici. Laura voulait que je sache ce qu’il se passait lors des entrevues privées avec son père… peut-être pour mieux la sauver, pour la venger.
Je repris mon poste d’observation, la gorge serrée, l’estomac au bord des lèvres.
« Vous savez à quel point vous m’avez fait souffrir au cours de ces dernières semaines. Vous m’avez boudé et qu’avez-vous fait en me repoussant ainsi, hein ? »
Un baiser sonore et épais vient heurter la pénombre. 
« Vous avez négligé le souvenir et le sacrifice de votre mère. Que pense-t-elle en vous voyant si cruelle envers votre pauvre père ? »
Je revis soudain le portrait de la mère de Laura qui surplombait le baldaquin et constatait alors à quel point cette disposition était malsaine. Alors qu’il abusait de sa fille, le capitaine pouvait à tout moment relever la tête pour contempler sa défunte épouse. Je manquais de jaillir hors de ma cachette, mais la voix ténue et tremblante de Laura m’en empêcha :
« Je suis désolée Père »
J’avais espéré un instant qu’elle fut réellement inconsciente, envoûtée par je ne sais quel sortilège, droguée peut-être. Tout plutôt que de la savoir pleinement consciente des sévices qu’elle subissait… À quand remontaient ces agressions ? Quand avaient commencé ces viols, quelles étaient leurs fréquences ? Avait-il seulement attendu que Laura soit pubère pour… Un flot de bile brûla ma gorge. Je crachais un liquide rouge-rosé au creux d’une de mes manches. Je constatais alors que des larmes de dégoût entachaient mes joues de cette même couleur rougeâtre. J’étais trop abasourdie par ce que je voyais pour prêter attention à la teinte de ces pleurs inhabituels. Mon corps, mon cœur tout entier étaient tendus vers Laura. Je m’efforçais de partager sa souffrance, de lui communiquer la promesse de vengeance que je formulais à l’encontre de son père à cet instant présent.
« Vous êtes une gentille fille, Laura. Je vous pardonnerai, soyez-en sûr. Mais vous devez m’embrasser pour cela. Venez embrasser votre père ».
Je plantai mes dents de toutes mes forces dans le dos de ma main pour ne pas hurler. Le baldaquin émit plusieurs plaintes grinçantes, une couverture sembla se déchirer, comme pour se soustraire à l’acte immonde dont ils étaient les reliquaires. Puis, le silence revint. Quelques secondes, quelques minutes peut-être.
Enfin, le capitaine regagna le fauteuil, chaussa ses bottes et jeta sa veste sur ses épaules. Trois petits coups frappèrent à la porte. Léopoldine apparut alors, une grande bassine de cuivre emplie d’eau brûlante portée à bout de bras qu’elle déposa devant l’âtre.
« Dormez bien mon ange, chuchota le capitaine, demain est un grand jour. »
Et sans un regard, sans rien ajouter, il sortit de la pièce pour regagner ses appartements. Une soirée banale. Ordinaire…
Pendant ce temps, Léopoldine aidait Laura à se relever. Elle se plongea dans le bain sans même ôter sa chemise trempée de la sueur de son propre père. Elle ne sanglotait pas, ne disait rien et sa bonne, celle en qui on avait porté toute confiance pour s’occuper d’elle, se contentait de l’observer depuis un angle de la pièce. Je me mis à nourrir une haine farouche contre Léopoldine. Si elle m’avait attendri malgré ses spéculations sur mon ascendance et ma nature supposément démoniaque, elle m’inspirait désormais une forme de dégoût presque aussi tenace que celle que j’éprouvais envers le capitaine. Elle savait ce qui se tramait ici soir après soir, elle avait assisté année après année au viol de l’enfant qu’elle avait contribué à mettre au monde, et s’était contentée de regarder… Ses grands yeux jaunes hagards étaient tristes témoins d’un crime dont sa bouche mutilée, encore une fois, serait bien incapable de témoigner.
« Laissez-moi, ordonna Laura. Et refermez derrière vous. »
Et Léopoldine de s’exécuter, sans s’enquérir d’un quelconque réconfort envers sa jeune maîtresse.
Je me coulais hors de ma cachette. Telle une ombre transie et fourbue, je rampais jusqu’à Laura immergée dans son bain. Était-ce la solution que le capitaine avait trouvée pour apaiser la peine de sa fille ? Lui faire cadeau d’un bain pour effacer chacune de ses visites immondes ?
Sans un mot, je pris Laura dans mes bras et malgré moi me mis à sangloter. Je la serrai de toutes mes forces, plus fort sans doute que je ne l’avais jamais étreint.
« Nous allons partir. »

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