Je suis restée inconsciente des jours durant. Miraculée, je n’avais rien de cassé. Juste quelques plaies qui allaient rapidement cicatriser sans entacher mon épiderme.
Les premiers jours où je repris connaissance, seule une gouvernante, Mlle Perrodon, au visage étrangement mutilé était autorisée à s’occuper de moi, ainsi qu’une Française, Mlle de La Fontaine, tout en maigreur. Seul un paysage de montagne, peint sans grand talent, décorait la pièce. Une jolie coiffeuse en bois clair et une armoire constituaient le reste du mobilier. Le lit, quant à lui, était en fer blanc, ouvragé à la tête et au pied. Je m’enquis aussitôt de ma chemise en cuir où reposaient les chimères que je dessinais. Toutes mes affaires avaient disparu, toutes mes robes et tous mes livres. Mais pas ma chemise. Elle avait été soigneusement déposée contre le mur face au lit, son lien de cuir visiblement intact. Soulagée, j’attendais le départ de mes deux garde-malades pour en vérifier le contenu. Les enfants non nés étaient toujours là, figés tel que je les avais laissés. J’en ressentis un grand soulagement : blessée et perdue dans je ne sais quel recoin d’Europe, je gardais au moins quelque chose me ralliant à mon foyer…
Très vite, les deux femmes tombèrent sous mon charme, s’extasiant de ma beauté et du miracle qui m’avait sauvé la vie. Dieu et les anges étaient sans cesse loués dans la chambre coquette que j’occupais. Je les charmais également par ma conversation, qu’elles jugeaient délicieuse et exotique. La plus jeune, la gouvernante, s exprimait rarement, visiblement gênée par les cicatrices qui barraient le haut et le bas de ses lèvres. J’appris toutefois qu’elles vivaient ici depuis plus de quinze ans, isolées de tout. Les seules informations qu’elles obtenaient sur le reste du monde leur venaient des trop rares visiteurs qui se reposaient quelques jours avant de reprendre la route. Aucun ne s’attardait jamais. Elles jubilèrent quand je leur appris que j’arrivais tout droit de Paris — la capitale la plus animée et la plus en vue de l’époque — et que je venais de traverser la moitié du continent.
J’appréciais cette attention qui m’était entièrement dévouée, je dois l’avouer. J’en vins à me demander si nous étions seules dans ce que je devinais être, pourtant, une très grande bâtisse, un château sans doute. Puis, au bout de quelques jours, j’entendis des pas s’attarder à hauteur de ma chambre alors que mes deux protectrices étaient à mon chevet. Des chuchotements, des soupirs, montaient de derrière la porte close.
« Il y a-t-il quelqu’un d’autre ? leur demandais-je de plus en plus curieuse. 
— Le maître est là, bien sûr.
— Est-ce lui que j’entends derrière la porte ? »
Elles échangèrent un regard en coin, le visage tendu comme scellé par un secret qu’elles ne souhaitaient visiblement pas partager avec moi. J’insistais pour en apprendre plus sur le lieu où je me trouvais, sur la ville la plus proche. À chaque question, seule une paire de sourires silencieux et gênés me répondaient.
« Bientôt, chuchotait la Française. »
Et son regard brillait.
Trois ou quatre jours après mon réveil — et à force d’insistance — je pus enfin quitter ma chambre et arpenter, sous bonne garde, le parc qui s’ouvrait à l’arrière du château. Une tourelle trônait à son sommet, ainsi qu’une petite chapelle gothique. De nombreuses fenêtres perçaient les hauts murs. Dans le parc, les haies et les arbustes n’avaient pas été entretenus depuis longtemps. Les branches des châtaigniers de l’allée se mêlaient à celles des chênes de la forêt, la frontière entre le domaine et les bois n’étant définie que par une vieille grille pleine de rouille. Les bois s’étendait de part et d’autre, immenses et profonds. De l’herbe haute, émeraude, amollissait nos pas et retenait la rosée de l’aube. Plus loin, une fontaine laissée à l’abandon succombait au lichen. Le village en ruine revient à mon esprit et, avec lui, la présence spectrale que j’avais aperçue juste avant l’accident.
Alors que je m’éloignais plus avant dans le parc, un frisson parcourut le haut de ma nuque. Je fis volte-face vers la façade d’où, me semble-t-il, quelqu’un m’observe. Un rideau se referma rapidement sur l’une des fenêtres du premier étage. Je me tournai vers mes deux protectrices et alors que j’allais les interroger, je me tais. Un homme s’est joint à notre groupe et me dévisage.
Les mains croisées derrière le dos, la mine affable, il détaille ma mise de haut en bas. Je ne suis vêtue que d’une chemise et d’une cape en coton. Nullement intimidée, je relève la tête et les épaules, toisant celui que je soupçonne être le propriétaire des lieux.
« Comtesse. Notre miraculée… 
— Il semblerait, marmonné-je.
— La femme qui vous accompagnait a été chanceuse elle aussi. À peine une cheville foulée.
— Où est-elle ?
— Elle a dû repartir. Elle ne pouvait attendre votre réveil.
— C’est… Curieux. Pourquoi est-elle partie si vite ?
— Comment voulez-vous que je le sache, réplique-t-il sèchement. »
Je laisse passer un silence. Je suis plutôt satisfaite que la vieille Sara ne rode pas autour de moi pendant ma convalescence. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que son départ précipité ressemble étrangement à une fuite.
« Je dois informer mes parents de notre accident, reprends-je.
— J’espérais que vous le feriez. Demandez qu’on vous envoie quelqu’un pour vous ramener d’où vous venez par la même occasion. »
Une grimace, qui se voulait être un sourire, étire ses traits.
« Je vous souhaite un prompt rétablissement. Restez dans votre chambre, dit-il en se retournant vers la bâtisse. Vous n’avez nul besoin de vous aventurer entre ces murs »
Je veux rétorquer, mais déjà l’homme s’éloigne vers la maison restée ouverte. Mlle Perrodon et Mlle de la Fontaine – qui occupait la fonction de préceptrice — ont baissé la tête, le visage fermé.
« Votre maître, j’imagine… »

Le cours de cette drôle d’existence reprit sans que je ne croise le Capitaine, car tel était titre de mon hôte. Je me passais volontiers de sa présence et apprivoisais la quiétude des lieux en attendant des nouvelles de Paris. Sans doute un attelage avait-il été diligenté pour venir me chercher et me mener jusque à bon port…
Je dormais beaucoup. Une grande fatigue m’obligeait à me reposer jusqu’à une heure avancée du jour. Les journées, je dois l’avouer, passaient lentement. Je n’avais guère l’habitude de cette sobriété toute provinciale. Quand j’étais réveillée, je guettais les murmures et les bruits de pas que je devinais dans le couloir ou à l’étage. On s’évertuait, pour une raison ou une autre, à démentir cette certitude, mais j’étais persuadée qu’une cinquième personne occupait les lieux.
Je pris mon mal en patience, convaincue de percer le secret de cet hôte mystérieux, et profitais du calme particulier qui habitait l’endroit. Malgré les fenêtre en ogives, le soleil perçait facilement les carreaux des fenêtres. Un environnement lumineux très éloigné de celui que je frequentais à l’accoutumée, ma mère nourrissant un soin maniaque à garder les fenêtres closes et la lumière baissée, consentant à ouvrir les persiennes seulement à la nuit tombée. Selon elle, c’était un secret de beauté hérité de son pays natal visant à préserver la blancheur de la peau en l’exposant uniquement au clair de lune. Une précaution dont l’utilité me dépassait puisque nul n’est autorisé à contempler cette peau, à part elle…
Il ne faisait jamais chaud entre les murs du château, la pierre laissée nue chassant toute chaleur du dehors. Je réalisai petit à petit que cette impression de fraîcheur ne venait pas seulement de l’environnement, mais également du fait que, pour la première fois depuis longtemps, je ne suis pas indisposée par les êtres autour de moi. Mes domestiques, à Paris, sentaient la sueur malgré leurs efforts pour se parfumer. Mes professeurs ramenaient avec eux l’odeur rance de la ville quand ils venaient m’instruire. Mais ici, aucune crasse n’en entâchait l’air que je respire. Aucune sueur ne perlait au front de Mlle Perrodon  ou de Mlle de La Fontaine. Nul parfum n’accompagnait les déplacements du Capitaine. D’ailleurs, aucune odeur n’habitait la maison.
La suite des événementsme donnera tort sur l’apparente perfection qui éclairait le manoir. Et le fantôme rôdant à l’étage n’y serait pas étranger.

Notre première rencontre eut lieu à l’aube. Incapable de dormir, j’étais restée éveillée toute une partie de la nuit et j’avais sombré dans un sommeil fiévreux aux premières lueurs du jour. Depuis l’accident, le même cauchemar s’accrochait à mon crâne et scellait mes paupières sur son royaume sordide. Je revis sans cesse les quelques minutes précédent le choc. Je revois les ruines et l’être fantôme qui les habitent, porteur d’une indicible menace. Je tente de m’extirper du carrosse, car je sais que l’accident aura lieu dès que nous aurons dépassé le village abandonné. Mais mes muscles sont comme endoloris, mes doigts sont gourds et incapables de desserrer le loquet de la porte. Sous le regard vide du spectre, je m’acharne sans succès et finalement me prépare à la collision. Je sais que je vais revivre la scène une deuxième, une troisième, une dixième fois. Je me réveille enfin, haletante. Ce matin-là, j’ai presque réussi à ouvrir la porte de la voiture. Je me redresse péniblement sur l’oreiller et manque une respiration.
Mon fantôme est là, debout au pied du lit.
L’aube semble se refléter sur ses joues et mourir sur ses lèvres. Elles sont d’un rose crépusculaire, chaud sur ce teint d’ivoire. Si blanc qu’il en parait presque bleuâtre, comme un ciel d’hiver. Je remarque alors que toute l’arborescence des veines est visible sous sa peau. Ce n’est pas mon fantôme. Lui n’a plus de sang dans les veines depuis bien longtemps. C’est une jeune fille, à peine plus jeune que moi. De longs cheveux, très fins, plus blancs que blonds tombent sur ses toutes petites épaules. Un éclat rieur, discret, illumine ses prunelles bleu pâle.
« Ne dites rien, chuchote-t-elle. »
Elle s’approche et s’assoit à côté de moi.
« Je sais que vous êtes épuisée, mais… 
— Je vais très bien, dis-je tout bas. Vraiment très bien.
— Thérèse, ma préceptrice, et Léopoldine, ma gouvernante, m’ont dit que vous alliez mieux. »
Je ne peux m’empêcher de la fixer avec insistance. Jamais je n’ai vu de peau aussi blanche, de derme aussi fin… La chair des anges…
« Je suis Laura, susurre-t-elle. Ne dites pas que je suis venue.
— C’est vous que j’entendais à l’étage… Pourquoi… Pourquoi n’êtes-vous jamais entrée ?
— J’étais coincée là-haut, dans le grenier et ensuite devant votre porte.
— Comment ça, coincée ? Êtes-vous…
— Laura ! »
Sa voix claque dans l’air et Laura se retourne promptement. Le capitaine avance vers elle d’un pas décidé, les poings serrés.
« Je t’ai défendu d’entrer dans cette pièce. Je t’ai formellement interdit de l’approcher. »
Il me désigne d’un signe de tête.
« Millarca va mieux. Et c’est la première fois que j’ai une amie de mon âge.
— Millarca n’est pas ton amie. Tu ne la connais pas.
— Papa ! s’indigne-t-elle. »
L’homme tremble de colère, de rage et… De peur. Il a peur. Peur de… moi ?
« Laura tu n’es plus une enfant, se radoucit-il, conquis par le ton outré et les lèvres tremblantes de sa fille. Tu sais que… Tu dois être prudente avec les inconnus. »
J’ouvre la bouche pour répondre, refusant qu’on parle de moi comme si je n’étais pas là. Mais Laura me devance.
« Millarca est notre hôte, elle n’est pas une étrangère. Vous la retenez prisonnière de cette chambre. Que diront vos parents quand ils l’apprendront ? dit-elle en s’adressant à moi. »
Le capitaine me jette un regard noir où perce l’inquiétude.
« Je… Je suppose qu’ils seront reconnaissants que votre père m’ait ainsi recueilli et soigné.
— Voyez papa, Millarca ne nous veut aucun mal ! Je vous en prie, laissez-moi la voir. Je suis seule depuis trop longtemps… »
L’homme me jauge. Je ne baisse pas les yeux, dardant sur lui ces prunelles noires qui effrayaient mes domestiques. Une pointe de colère s’allume dans les siennes, mais j’ai gagné. Je vois refluer le monstre d’orgueil qui couve dans ses yeux bleus, les mêmes que sa fille, et se terrer quelque part à l’arrière de son crâne, à l’abri des regards.
« Très bien Laura. Mais Mlle Perrodon et Mlle de La Fontaine ou moi serons là pendant vos rendez-vous. Ceci est non négociable.
— Merci, merci ! »
Laura bondit hors du lit et se jette au cou de son père qui la sert contre lui. Je remarque qu’elle porte une robe gris perle, totalement démodée. Cette jeune femme n’a pas dû croiser le chemin d’un tailleur depuis plus de dix ans. Alors que son père l’entraîne vers la sortie, elle se retourne et m’adresse un sourire complice, plein de satisfaction et d’intelligence. Oh oui, Laura, nous allons devenir amies, c’est une certitude…

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