Contre toute attente, le petit Wolfie avait raison. Je retrouvais la trace de Laura à Gurnau, chez cette fameuse guérisseuse du nom de Anke. Elle vivait à l’écart de la rue principale, dans une ruelle quasi déserte qui s’ouvrait sur les rares champs bordant le village.
Même à cette heure tardive, Anke ne dormait pas. Elle m’accueillit avant même que je ne frappe à la porte vermoulue.
« Entre. »
L’intérieur était sobre, rudimentaire, mais propre avec une arrière-salle dissimulée par un rideau. Des instruments que je reconnus sans peine, car j’avais déjà vu la vieille Sarah s’en servir lors des accouchements de ma mère, avaient été mis à bouillir dans une cuve en fonte.
« J’imagine que tu n’es pas venue pour ce genre de service, dit-elle en désignant les outils du menton.
— J’ai juste besoin d’informations sur l’une des filles que vous avez soignées ici. »
Son œil était soupçonneux, sa bouche pincée sur un rictus méfiant. Elle devait approcher de la cinquantaine, son corps musclé et encore alerte veillait à ma maintenir une certaine distance entre elles nous sans pour autant manifester de peur.
« Je ne suis pas colporteur. Si tu as besoin d’un baume contre les escarres ou d’un filtre pour rendre ton mari rigoureux, je suis celle qu’il te faut, pour le reste, va t’adresser ailleurs. »
J’accusais son refus sans manifester la moindre contrariété. La chaleur des flammes perçait mon vêtement sans pour autant parvenir à réchauffer ma peau glacée. Je la sentais simplement se durcir, comme si mes pores se refermaient pour demeurer totalement hermétiques à toute source chaude.
« Je ne peux pas t’aider. Retourne d’où tu viens.
— Cette jeune fille est une amie très chère. Je dois absolument la trouver. Elle est blonde, les yeux très clairs, sans doute est-elle arrivée ici avec des blessures sur le dos, comme… des griffures.
— C’est peut-être tes oreilles qui auraient besoin d’un remède. Je ne donne jamais aucune indication sur mes filles, vu ? Maintenant, vas-t’en. »
Je plonge mon regard dans le sien, comme je l’avais fait avec le petit Wolfie et bon nombre de mes victimes. Contrairement à certains de mes semblables, je ne me délectais pas des quelques instants de panique qui pouvaient saisir mes proies quand elles comprenaient qu’elles n’en réchapperaient pas. Je les préférais dociles et confiantes entre mes bras… Mais la vieille femme résiste. J’ai beau fixer ce point lointain, derrière la pupille, là où se trouve cette minuscule porte ouverte vers la conscience, je me heurte à un mur.
« Je sais ce que tu es, oupire.
— Alors vous devez savoir que je ne pourrai pas vous laisser en vie.
— Cette fille, qu’est-ce que tu lui veux ? C’est ton autel ?
— Mon autel ?
— Vous autres oupires trouvez toujours un humain auquel vous vous accrochez avec plus de vigueur qu’une tique sur la peau d’un chien. Ou si tu veux une image plus poétique, comme un pêcheur attaché à son saint le plus vénéré. Il vous obsède, vous ne voyez que lui, et la finalité est toujours la même.
— C’est-à-dire ?
— Vous le tuez.
— Je ne lui veux aucun mal. Au contraire.
— C’est ce que tu crois. Tu es encore un jeune oupire, tu verras très vite où sont tes limites. Tu finiras par lui sauter à la gorge et la boire jusqu’à la lie. Quand tu auras accompli cet acte, tu seras libérée de ton obsession et peut-être vivras-tu des siècles avant d’en rencontrer une autre. »
Je l’oblige à reculer contre le mur.
« J’aimerais avoir le temps de vous prouver le contraire, mais le vôtre est compté.
— Le mien a été bien utilisé, peu importe s’il s’arrête maintenant.
— Et celui de cette fille que tu caches derrière ? »
Pour la première fois, une lueur d’effroi surprend ses prunelles noires.
« Apparemment tu en sais plus sur nos « autels » que sur nos pouvoirs. Je l’ai sentie dès que j’ai passé la porte. Et crois-moi si tu veux, mais j’ai épargné beaucoup de personne ces derniers temps, dont certaines méritaient vraiment de mourir. Je commence à en avoir assez.
— Vas-t’en.
— L’aube est encore loin, je ne pars pas avant de savoir où est partie mon amie.
— Je ne te dirai rien.
— Très bien. »
En un éclair, j’ai traversé le rideau et me suis emparée de la paysanne que Anke s’efforçait de dissimuler. C’est une jeune campagnarde au visage basique, mais agréable. Rien à voir avec l’élégance éthérée de Laura, mais elle fera l’affaire.
« Je pense que cette jeune fille a perdu suffisamment de sang pour aujourd’hui, dis-je en désignant les instruments qui baignent dans l’eau désormais bouillonnante. Mais si tu y tiens, je peux encore en prélever quelques litres. On verra jusqu’où elle peut tenir. »
La gamine – elle devait avoir à peine 15 ans – peine à rester debout malgré ma poigne contre sa poitrine. La terreur l’empêche même de supplier et une fièvre froide trempe le haut de mes manches.
« Tout ira bien, Hilda. Tu n’as rien à craindre.
— C’est vrai Hilda, lui murmuré-je à l’oreille. Anke va répondre et je vous laisserais vous reposer, toutes les deux. »
Anke aquiesce en silence.
« Votre « amie », elle n’est pas de chez nous. Je l’ai soignée et je l’ai renvoyée aussitôt chez son père, le Capitaine Mayer. Il vit à plusieurs kilomètres d’ici, dans un château très isolé.
— Je déteste qu’on me mente, Anke. »
Je relâche la fille et saute sur la guérisseuse qui s’effondre sur le sol de terre battue. Je bondis sur sa poitrine, prête à plonger mes dents dans la chair ferme en haut de ses seins. Un cri strident retentit juste derrière moi. La paysanne est sortie de sa torpeur.
« Elle est à Hoplseim, chez une famille de tisserand. La femme est dentellière, je crois.
— Tu en sûre ?
— Oui madame. C’est mon cousin qui l’a emmenée là bas. Laissez-nous s’il vous plaît. »
Les larmes qui perlent à ses yeux clairs sont un drôle de nectar. Même sa sueur a pris une odeur sucrée. Ses seins lourds, tendus, me font l’effet de deux fruits gorgés de jus. Je pense alors que plus jamais durant mon existence je ne goûterai une pêche, une fraise ou une cerise. C’est peut-être là ma dernière chance d’en éprouver le suc. Anke a surpris mon changement d’attitude, elle s’agrippe à moi comme si son faible corps pouvait retenir le mien. Avant que je ne le voie venir, elle s’empare du tisonnier demeuré dans l’âtre et me frappe au visage. La douleur m’arrache un cri, je roule sur le côté la main pressée contre ma joue. Des morceaux de peau restent accrochés à mes doigts et je crains de sentir l’os saillir sous ma paume. Je n’ai jamais eu aussi mal de toute ma vie. De grosses larmes rouges brouillent ma vision, mais je distingue les silhouettes des deux femmes contre le mur. Un élan de rage et de souffrance me projette sur mes pieds, je saisis la jeune fille par l’épaule, l’attire à moi et plonge mes crocs juste à la naissance de ses seins. Le sang jaillit dans ma bouche, coule sur mon menton, aussi parfumé et sucré que je l’avais soupçonné. Elle a un goût de fruits rouges, d’herbe coupée, légèrement teinté de terre… C’est la campagne au printemps, l’odeur des champs après une journée brûlante, qui se déverse dans ma gorge. Des visions de repas rustiques au crépuscule, la saveur des peaux chauffées par le soleil, et même l’odeur de lavande bourdonnant d’abeilles… J’absorbe tout cela, toute cette vie que je n’ai jamais vécue, voyageant dans les souvenirs d’une autre… C’est la première fois que le sang me fait un tel effet, jusqu’alors il n’était qu’un élément nutritif certes goûteux, voire délicieux, mais dénué de toute « spiritualité ». Je la bois jusqu’à ce que son corps entier repose contre le mien. Exsangue, le rose tendre de ses lèvres a laissé place à un pourpre marbré de blanc. Le bout de ses doigts a pris la même teinte.
Je me relève en tremblant, encore ivre de ce merveilleux liquide, la tête lourde et le corps chancelant. Anke s’est précipitée vers la sortie, sans doute pour appeler au secours. Elle n’en aura jamais l’occasion, le sang de la paysanne m’a tellement revigoré que je ne sens plus la morsure cuisante de ma blessure. Le temps est comme ralenti, il semble s’enrouler autour de moi et se soumettre à ma volonté. D’un bond je suis sur la vieille femme, je plante mes ongles dans les paumes de ses mains, la clouant littéralement à la porte.
« Je ne voulais pas tout ça, grogné-je, mais vous ne m’avez pas aidé.
— Je plains celle que tu veux retrouver, hoqueta-t-elle. Elle m’a parlé d’une de ses amies qu’elle espérait retrouver, une jeune femme magnifique, mystérieuse et plus tendre que n’importe lequel des amants… J’imagine qu’il ne s’agissait pas de toi, oupire. »
D’un coup de crocs, sa carotide cède et se déverse entre mes lèvres. Elle meurt en quelques secondes, à peine le temps d’être surprise. Son sang ne transporte aucun voyage, seulement une saveur un peu aigre, légèrement camphrée, à peine rehaussée par une rondeur, une douceur en bouche qui témoigne sans doute de son dévouement pour autrui. Elle s’effondre à son tour, ses yeux que la cataracte menaçait, fixés vers l’intérieur de sa maison.
Je franchis le seuil sans un regard pour mon carnage. Une sensation d’apaisement et la soif de découvrir de nouveaux univers dans le sang de mes proies allègent mes pas jusqu’à la sortie du village. Nul ne m’a vu, nul n’a remarqué ma silhouette sombre qui se fond dans les ombres des maisons. Quant aux remords, aucun de me hante. Autant ajouter un peu d’authenticité dans le récit macabre du Capitaine, pensais-je en quittant le village. Puis une autre pensée vient remplacer celle-ci, quelle vision fantastique renfermait le sang du petit Wolfie ? Une jolie fantasmagorie nourrie des rêves d’un petit garçon aimé de ses parents, élevé au grand air au milieu de ses frères… Une friandise exquise, aussi dépaysante pour moi que l’incartade dans cette songerie bucolique que m’avait offerte ma belle paysanne… La promesse d’un tel festin m’accompagna aussi joyeusement qu’un compagnon de route alors que je prenais la direction de Hoplseim.

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