Ceux qui connaissent l’histoire savent où je suis née et quel était mon rang. Pour les autres, je vais vous  livrer un bref résumé. Lesadeptes ont tout intérêt à lire ces quelques lignes. Mon histoire sera sans doute très différente de ce qu’ils soupçonnent connaître.
Je suis née comtesse, du moins destinée à le devenir. Les amateurs de comtesse sanglante pensent peut-être que sous mes traits se cachent cette Bathory, cette Hongroisequi drainait le sang de jeunes femmes pour s’y baigner afin d’y trouver la jeunesse éternelle. Je m’intéresse aux vierges d’une tout autre façon. De plus, sachez qu’Elizabeth Bathory a vécu et est morte humaine, ce n’est pas mon cas.
On ne me connaît que partiellement, sous les traits de cette étrangère au regard sombre qu’un noble bien-pensant a recueilli et qui s’est vu ravir sa chère fille presque sous ses yeux. Une créature muette, à peine une ombre, prête à s’étendre sur l’âme cristalline d’une enfant sans défense. Ce ne sont que des mensonges. La réalité est bien plus complexe et pour la saisir, je me dois de remonter à un temps lointain qui m’est presque devenu inconnu.
Vous ignorez sans doute à quel point il est difficile pour un non-mort de se souvenir de son enfance. Notre esprit a besoin de refouler une partie de sa mémoire pour ne pas sombrer dans la folie et le délire. Nous rangeons nos souvenirs dans des coffres scellés, que l’on exhume à l’occasion. Ils sont alors comme des cadavres ; décharnés, déformés, méconnaissables sans la chair sur leur carcasse et l’éclat du vivant dans leurs orbites vides. On doit creuser à main nue, chasser la vermine accumulée au fil des siècles pour entrevoir ce que nous avons été. Notre mémoire est un charnier, ou plutôt un ossuaire. On identifie les événements, mais sans peau pour les vêtir, sans visage pour les reconnaître, on ne nourrit pas plus d’attache que face à une tombe anonyme.
Les souvenirs de notre vie humaine, comme je vous l’ai dit, sont inhabités. Ils appartiennent à une autre personne, une personne que nous connaissions très bien, mais qui n’est plus. Les miens risquent d’être floutés, parfois fantasmés, parfois vides de sens. Je m’en remets à vous pour sélectionner les plus cohérents et les plus pertinents.
L’enfance est une stèle particulière dans ce… cimetière. L’enfant que j’étais fait écho à un état encore antérieur à celui qu’était le mien au moment de ma transformation et se révèle clairement inutile pour ce que je suis désormais. Toutefois, mon récit commencera par une histoire d’enfants, une histoire d’enfant et de cimetière. Ce n’est pas un hasard si j’ai comparé ma mémoire à un charnier… Je les ai fréquentés une grande partie de ma vie et je vous entraîne désormais dans les allées du cimetière des Innocents, en plein Paris des années 1810.

Je me tiens devant les trois petites stèles, la plus récente repose sur un sol de terre fraîchement retourné. La tombe n’est pas encore scellée, le marbre pas encore posé. Il sera identique aux trois autres, conformément au vœu de ma mère de ne faire aucune différence entre ses enfants. Car c’est bien les petits Karlnstein qui reposent sous ce terrain calcaire, là, sur ces hauteurs paisibles. Le Cimetière de l’Est, tel que nous l’appelions avant qu’il soit renommé Père-Lachaise, venait d’ouvrir quelques années auparavant pour recevoir les dépouilles de celui des Innocents situé en plein cœur du quartier des Halles alors en pleine expansion. Les corps anonymes des fausses communes avaient été déportés dans les catacombes. Les plus illustres avaient trouvé le repos dans ce nouveau sanctuaire, suffisamment éloigné du centre-ville pour que la pestilence des corps et la vermine n’empoisonnent le bon peuple parisien.
Aujourd’hui, notre caveau n’existe plus. J’ai demandé sa destruction. Notre famille n’avait rien à laisser à l’Histoire et nul ne viendrait jamais se recueillir sur nos dépouilles. Mais je m’égare…
À cette heure-là, le cimetière est fraîchement creusé, certaines tombes sont ouvertes et les convois de cadavres, la mise en terre, animent ce lieu d’une vie qui n’y a pas sa place. Sous mes pas reposent mes frères et sœurs qui n’ont pas vécu. Tous mort-né ou décédés quelques heures après leur venue au monde. Tous infirmes ou difformes. La dernière était une petite fille, dont le visage s’arrêtait à hauteur du front. Son crâne était une sorte de poche affaissée, dénué de cervelle pour la bomber. Nous l’avions baptisée puis enterrée quelques heures à peine après sa naissance. C’était le malheur qui touchait notre famille. Ma mère, Elizabeth Karlnstein, n’accouchait que de nouveaux nés odieusement déformés qui périssaient dans son ventre, ou entre ses jambes, encore trempés du sang de l’enfantement. Chaque naissance était source d’angoisse et l’espoir qui malgré tout entourait chacune des délivrances rendait encore plus cruelle la perte de l’enfant. Pour ma part, l’espoir m’avait vite abandonné, et ceci pour deux raisons. Non seulement je savais qu’il était vain d’espérer un quelconque descendant du ventre d’Elizabeth Karlnstein, mais ces petits êtres difformes, ces minuscules monstres de chair et de sang, me fascinaient autant qu’ils me révulsaient. J’avais pris l’habitude, après la veillée funèbre, de me glisser hors de ma chambre jusque dans la chapelle. À la lueur des cierges, je détaillais le gisant à loisir, à l’abri des regards. Je m’attardais sur chaque détail de sa curieuse anatomie, une poitrine enfoncée comme si Satan lui-même l’eut foulée au pied, des jambes fusionnées entre elles qui figuraient une queue de poisson plus que des membres humains… J’auscultais tout. De la peau nervurée, marbrée du sang figé dans les veines, aux narines atrophiées qu’aucun air n’avait jamais dilatées. Puis, je passais des heures à figer leur corps déformé, leur faciès immobile, sous la mine de mon crayon. Je compilais mes croquis dans un carton à dessin qui ne me quittait jamais et les étudiais à loisir. J’étais fascinée par les extravagances de la Nature, par l’ingéniosité dont elle faisait preuve pour sculpter de tels corps.
D’autre part, cet examen monstrueux me permettait de relativiser l’existence qui était la mienne ; je comparais mon propre visage, mon corps que les années rendaient de plus en plus souple et gracieux, et appréciais plus que jamais avoir été la première, et la seule, à jouir des chairs saines de ma mère. Une seule variation de la matrice et je reposerais aux côtés de cette fratrie mortuaire.
Je déposai les trois roses, une pour chaque petit mort, et me retournai vers l’attelage qui patientait en contrebas. Les chevaux battaient la terre, impatients de quitter cet endroit.
Pour ma part, j’aurais volontiers prolongé ma méditation parmi les gisants plutôt que de rejoindre la vieille Juive, toute de noir qui m’attendait à l’intérieur de la voiture. Je me terrais au fond du siège, à l’opposé de cette bouche ridée dont s’exhalait une haleine empestant la fumée. Cette femme n’avait jamais dû être belle, ni même charmante. Un nez courbé était planté au milieu d’un visage aux joues tombantes et trop hautes, le front semblait minuscule en comparaison. De ridicules boucles noires frisottaient autour du voile qui lui couvrait les cheveux. Mais ce qui me dégouttait le plus demeurait le jaune maladif qui emplissait le blanc de ses yeux. Cette teinte accentuait le vert sale de ses prunelles qui ressemblaient à deux étangs dont le sol boueux est empli de charognes. Des dizaines d’amulettes couvraient les robes noires qu’elle ne quittait jamais. Ses mains décharnées ne cessent de malmener un chapelet alors qu’elle marmonne une litanie incompréhensible. Cette femme, ma mère lui accorde toute sa confiance. Elle gardait le secret des couches monstrueuses et veillait toujours à ce que les petits soient mis en terre à l’abri des regards. Elle l’accompagnait dans les douleurs de l’enfantement, dans le délicat aboutissement de grossesses qui, malgré les prières, les fumigations et les herbes, se terminaient toujours de la même manière. Cette femme, je la détestais depuis l’enfance et elle me le rendait bien.
Le cocher donne le signal du départ et la voiture se met en branle. Nous descendons vers Paris, les masures mal entretenues des paysans font place aux trois ou quatre étages des logements citadins. L’attelage s’engage dans les rues sinueuses menant à la Bastille avant de filer vers le Marais. Les rues sont bondées, immondes et puantes. A quelques mètres à peine, des marchands vendent leurs fruits à même le sol. Je regarde du coin de l’œil le chahut de la rue. On se bouscule, on crie. L’odeur de poisson, de friture et de fragrance humaine s’insinue entre les interstices de la voiture. J’aperçois sur le palier d’une boutique – une parfumerie, me semble-t-il – un couple de bourgeois. La boue macule leurs souliers. La soie clinquante de madame baigne dans un mélange d’urine et de terre. Ils sont risibles, tous les deux affublé de leur perruque et donnant du « citoyen » à tout va. La monarchie agonisante les encourage aux plus grandes extravagances, mais ils n’ont rien de noble, il suffit de voir leur figure, leur trait grossier, leur maintien surfait et dénué de toute grâce. Ils sont laids. La rue entière est laide.
Je tire le rideau et inspire profondément, le nez enfoui dans mon châle parfumé à l’Eau de Cologne. Je ferme les yeux. La peau crasseuse des citadins, celle poudrée des bourgeois ou encore la chair pendante de la vieille me soulèvent le cœur. Je me crispe et respire profondément. Je n’ai pas été habituée à vivre au contact des Hommes et leur présence m’indispose.
« Tu resteras seule si tu ne luttes pas, grimace la vieille en remarquant mon malaise. Tu ne pourras pas survivre constamment en marge des Hommes.
— J’ai toujours été seule, rétorquais-je. Par votre faute.
— Balivernes.
— Souvenez-vous Sara, c’est vous même qui avez recommandé à ma mère de me tenir éloignée des autres enfants.
— Parce que tu les terrorisais. »
Je ris d’un rire sans joie.
« Tu as le mal en toi, persifle la vieille. Tu as le mal, l’humanité protégée par Dieu te le rappelle sans cesse et cherche à se défaire de toi.
— Vous êtes parvenue à votre but en m’éloignant de ma famille et de ma fortune, ne vous fatiguez pas à me servir vos théories fumeuses. Vous avez gagné. »
La vieille eut un mouvement de recul qui bomba étrangement ces orbites verdâtres.
« Encore des délires, siffla-t-elle, des chimères, tu es…
— Hantée. Vous me l’avez suffisamment répété. Et grâce à vos superstitions, toute la cour le pense aussi. »
Je la défiais un moment en silence. Son corps trop maigre peinait à rester droit, brinqueballé par les cahots de la route. La première fois que j’avais entendu des rumeurs me concernant, j’avais environ sept ou dix ans. Les femmes de chambre et une domestique s’entretenaient en silence à la lueur d’une unique chandelle. Elles revenaient du grand lavoir, non loin de la place de grève, où elles avaient frotté, enduit de soude et ébouillanté des linges tachés de sang, conséquence d’une autre fausse couche de leur maîtresse. Toutes parlaient allemand, conformément aux vœux de ma mère de garder près d’elle quelques représentants de sa culture natale. Or, je comprenais parfaitement cette langue, tout comme l’anglais, l’espagnol, l’italien et le latin.
« C’est la petite, je vous le dis, disait la première. Je le sens. Vous l’avez regardée ? Ces grands yeux, tout noirs, ce ne sont pas des yeux d’enfants. Il y a quelque chose, il y a quelque chose chez cette enfant…
— J’ai entendu dire que la comtesse ne lui donne à manger que de la viande presque crue et qu’elle ne la laisse plus sortir du château. Elle prétexte que la fillette est malade, mais je n’y crois pas.
— Et ce regard, radotait la première, ce regard quand elle vous fixe en silence et immobile. La vieille Sara a raison, cette môme est damnée.
— Le démon a posé ses yeux sur elle, soupira la deuxième en pliant un drap.
— Écoutez-vous parler ! rabroua la troisième, la plus sensée des trois idiotes. On croirait deux paysannes qui placardent des bêtes mortes sur leur porte pour échapper au mauvais œil ! Ne soyez pas ridicules. Madame la comtesse, comme beaucoup de femmes, peine à donner un héritier à sa lignée. Il n’y a rien de plus commun. Laissez donc cette pauvre enfant en dehors de vos élucubrations.
— Tu regretteras tes paroles si Sara vient à les savoir.
— Et vous les vôtres si je vous y reprends. »
Puis ce bavardage de bonnes femmes gravit les étages supérieurs, des cuisines au sous-sol, elles arrivèrent dans les salons, des salons elles se glissèrent dans les salles de bal puis dans les chambres des époux qui conversaient avec un mélange d’inquiétude et de moquerie mêlée de l’étrange fille du comte et de la comtesse Karlnstein. Les uns après les autres, les enfants présents à la Cour disparurent et je me trouvais, dès mon plus jeune âge, uniquement entourée d’adultes. Ma mère prétextait ne se rendre compte de rien, mais le fait est que les médisances de la vieillarde avaient suffisamment convaincu pour qu’on éloigne de moi garçon et fillette, faisant de la solitude mon unique compagne.
Mais la vieille, malgré sa méchanceté et sa dureté, n’avait-elle pas raison ? N’étais-je pas née maudite ? Ce visage, qui se reflétait dans la vitre sale, mon visage, portait en lui seul ce qu’aucune chair humaine ne pouvait espérer modeler. On m’avait interdit les miroirs une grande partie de mon enfance. J’apprivoisais mon reflet par les chuchotements que je surprenais chez les adultes, des murmures inquiets et soupçonneux. Quand on me tendit mon premier miroir, j’eus moi-même un mouvement de recul. Je ne sais comment décrire cet état… Je ne sais comment me décrire moi-même à vrai dire. Ma peau pour commencer n’avait rien de cette matière molle et dilatée qu’on s’efforçait de poudrer pour rendre plus claire. La mienne resplendissait d’un éclat laiteux. Une onctuosité opaline dans laquelle la lumière jouait avec d’infimes reflets rosés sur le haut de mes joues. Elle paraissait dépourvue de pores et de derme, telle une étendue de verre à la surface de mon corps. Je ne savais pas encore que cela figurait un tombeau dont je serai à jamais prisonnière. Mais nous verrons cela plus tard… Je ne soupçonnais pas non plus que ces lèvres là, rouges et gonflées sur la partie supérieure, tels deux pétales pleins de printemps, deviendraient la prison voluptueuse et fatale dont j’entourerais ma morsure. Pourtant, les cœurs encore tièdes, les foies gorgés de veines dont me nourrissait ma mère leur avaient donné d’ores et déjà le goût du sang et de la chair. En effet, la femme de chambre qui avait proféré cette rumeur l’avait entendue d’une ancienne domestique ayant surpris l’un de mes repas. Ma mère l’avait aussitôt renvoyée, mais la pauvre femme s’était confiée à une servante avant de quitter notre maison qui l’avait elle-même rapporté à la lingère quand elle était entrée à notre service. Que pouvais-je faire contre la vérité ?
Ma mère, la comtesse Elizabeth Karlnstein, m’apportait des mets carnés en quantité. Elle nourrissait une réelle obsession quant à mon alimentation. Je devais m’alimenter plusieurs fois par jour, alternant la chair fibreuse du bœuf et les cervelles minuscules des agneaux encore pleine de sang. Elle guettait chacune de mes bouchées, épongeant avec déférence la salive rougeâtre qui dégringolait sur mon menton d’enfant. Une fois mon festin terminé, elle baignait mes petites mains rougies dans une grande cuve d’eau chaude et les baisait du bout des lèvres. Rien ne semblait lui faire plus plaisir que ce moment partagé. Quant à moi, je garde un souvenir attendri de ses marques d’affection et j’ai longtemps pensé à elle quand, l’aube venue, je m’endormais enfin rassasiée après une trop longue nuit de traque.

L’attelage s’engagea vers le nord de Paris, vers le faubourg Montmartre. Je me penchai pour apercevoir quelques-unes de ces prostituées qui faisaient la célébrité de l’endroit qui, bientôt, ne tarderait pas à rejoindre la ville tant l’activité y était florissante. La vieille Sara claqua sa langue contre son palais et referma le rideau d’un geste sec.
« Le mal, persifla-t-elle. »
Elle égrena quelques perles de son chapelet, sans cesser de me fixer comme si elle craignait que je ne me transforme en un de ses obscurs démons qui hantaient son crâne à demi chauve.
Astarote, Asmodée, Lilith, ces noms je les avais entendus psalmodier des dizaines de fois. Des êtres démoniaques que les chandeliers à sept branches, les bols incantatoires, les amulettes disposées aux quatre coins cardinaux et toute une série de grimoires étaient censés tenir éloignés de notre famille. Des chimères qui avaient eu raison de la clairvoyance de ma mère.
« Lilith, madame, grinçait la voie de la vieille juive. La première femme d’Adam, façonnée de glaise tout comme lui par la main de Dieu. Hélas, Lilith n’était pas une femme facile. Elle a rejeté Adam, elle a refusé de porter son fruit et de s’étendre devant lui. Alors, elle s’est enfuie du paradis et, après une longue errance, a trouvé refuge dans les enfers. C’est dans les bas fonds qu’à défaut de devenir la mère des hommes, elle est devenue celle de tous les monstres.
— Dieu n’a-t-il aucune miséricorde ? Avait soupiré ma mère
— Oh si madame. Voyez le cadeau qu’il vous a fait en vous permettant de porter un nouvel enfant ! Quant à Lilith, il a tenté de ramener sa brebis égarée, croyez le bien. Le Seigneur n’aime pas voir ses créatures s’égarer… Il lui envoya trois de ses anges : Sanoï, Sansenoï et Samangelof.
Mais Lilith n’a rien voulu savoir et quand les Envoyés de Dieu l’ont menacée de tuer un à un ses enfants, elle a fait le serment de faire de même envers ceux des hommes.
Les amulettes représentant Sanoï, Sansenoï et Samangeof, et les prières la tiennent éloignée des berceaux. Mais parfois, elle parvient à attraper un nouveau-né…
— Que lui arrive-t-il ?
— Toutes sortes de choses : l’enfant peut mourir subitement ou développer une tare qu’il n’avait pas à la naissance. Parfois… Parfois elle l’emmène pour le faire sien ou agit de manière plus cruelle encore…
— Que voulez-vous dire ?
— Il arrive que Lilith ne garde pas l’enfant avec elle, mais le laisse à ses parents avec… Quelque chose de différent. L’enfant reste le même en apparence, mais son comportement même si ce ne sont que des détails peut, disons… être révélateurs. Millarca a-t-elle été particulièrement malade en étant petite ? Des crises de démence ou de prostration ? A-t-elle disparu quelques heures sans que ni vous ni Monsieur le Comte ne puissiez la retrouver ? »
Bien que mère ignorait ma présence lors de cet entretien, elle tourna instinctivement la tête vers l’antichambre à demi close où j’écoutais, tapie dans l’ombre d’un rideau.
« Non, mentit-elle. Non rien de tout cela. »
La vieille Sarah avait laissé passer un silence suspicieux.
« Si Madame en est parfaitement sûre… Sachez que la présence d’un enfant maudit par Lilith peut attirer le regard de la démone sur tous ceux qui suivront. Et, si vous me permettez Madame la Comtesse, il me semble que la question de la succession et de l’héritage taraude Monsieur le Comte. Vous êtes encore jeune, certes, mais si vous ne menez pas à bien cette grossesse, qui sait si Dieu vous en accordera une nouvelle ? Bien sûr vous pouvez faire un beau mariage en promettant Millarca à un homme respectable, mais…
— Qui voudrait d’elle comme épouse ? »
Je l’entendis se lever et faire quelques pas dans la pièce, comme elle en avait l’habitude lorsqu’une décision s’imposait.
« Si Millarca quittait Paris pour un moment, où irait-elle ? questionna-t-elle pour elle même
— Il existe des lieux tout à fait indiqués pour une jeune fille de bonne famille…
— Le couvent la tuerait. »
Elle soupira longuement. Moi, j’attendais dans le noir, tétanisée par ce qui se jouait dans la chambre. Ainsi j’avais apporté le mal dans la matrice d’Elizabeth Karlnstein qui, tels les abysses de Lilith, n’exultait que de petits démons non nés. L’idée même qu’une telle fable soit croyable me révoltait et en même temps…
Mon époque avait été propulsée trop vite vers la Raison et les Lumières pour ne pas garder quelque chose des anciennes croyances. Superstition et rationalité s’entredéchiraient dans de nombreux esprits, sans que l’une ou l’autre ne parvienne à s’imposer durablement. Ma mère avait chuté du côté des démons et des spectres, elle dont le dévouement à mon égard n’avait d’égale que son intuition et sa clairvoyance. Elle avait toujours su me contenter malgré mon étrange mode de vie. Quand les autres enfants désertèrent le palais, elle y substitua la lecture, les mathématiques et l’enseignement des langues. Quand on m’interdit de sortir hors de l’hôtel particulier que nous occupions, elle fit venir les meilleurs maîtres de musique, de peinture et de calligraphie pour nourrir mon esprit et terrasser l’ennui. Et que dire de ces menus sanglants qui me comblaient plus que n’importe quel met alors qu’aucune autre nourriture ne parvenait à étouffer ma faim ? C’est à son intuition que je me fiais quand j’entrai dans la salle en déclarant que je quitterai de mon propre chef la demeure familiale.
J’irai en Hongrie, rencontrer ces parents que je ne connaissais pas. Sa réaction fut radicalement différente de ce à quoi je m’atendais.
Ma mère s’opposa de toutes ses forces. Avec calme et retenue d’abord, puis avec une forme de terreur mêlée d’hystérie. Sa famille ne pouvait me voir, martelait-elle. Puis elle se mit à hurler que fouler les terres de mes ancêtres me tuerait, que je perdrais la vie et mon âme si je m’y aventurais. La vieille juive et deux domestiques ne furent pas de trop pour l’immobiliser et la mettre au lit. On lui fit boire un liquide à base de pavot qui eut le mérite, enfin, de la confier au sommeil.
Le lendemain, je partais à l’aube sans même lui faire mes adieux. Car il s’agissait bien d’adieux, bien que je n’en sache encore rien.

La populace s’est disséminée à travers les champs et les vallons. Les faubourgs de la capitale ont laissé place à la campagne. Plus nous avançons vers l’est, plus nous nous enfonçons dans des forêts et des vallées sans croiser le moindre être humain. J’ouvre la fenêtre en grand et me penche autant que je peux, inattentive aux mains crochues de la vieille qui tentent de me ramener à l’intérieur.
Ces étendues désertiques et vertes me soulagent. La masse grouillante de mes « semblables » est loin derrière nous et je profite de cette atmosphère dénuée de miasmes et d’humeurs. Mes poumons sont telles deux bouches pâles et avides dans ma poitrine. Ils se gavent de cet air pur, le plus pur qu’ils n’ont jamais absorbé. Un air qui n’a visité aucune autre gorge humaine avant de glisser dans la mienne. Même mon cœur se met à accélérer pour drainer avidement cet oxygène vierge vers mes veines et mes artères. J’essaye de mettre à profit ces longues heures en voiture pour faire quelquesesquisses, mais la nature m’inspire bienmoins que les petites chimères cachées sous le cuir. Je les reserve pour mes rares moments de solitude, quand la vieille s’isole pour prier. Je les regarde comme de tristes portraits de famille et ils me rappellent que malgré les difficultés d’un tel voyage, m’éloigner de chez moi est une sage decision. Au moins ma mère se trouvera rassurée et s’il arrivait qu’elle fasse une nouvelle fausse-couche, nul ne pourra pas m’en imputer la faute…
Chaque journée compte son nombre de kilomètres à avaler, les lieux précis où s’arrêter pour reposer les chevaux ainsi que les auberges où, chaque soir, passer la nuit. Je sais que l’homme de confiance de mon père a confié à la vieille un itinéraire précis qui vise à éviter les villes et les routes dangereuses. Bien que je n’aie jamais dormi à la belle étoile, j’aurais mille fois préféré cette option plutôt que ces pauses forcées dans ces tavernes de campagne. La vieille m obligeait à me couvrir le visage d’un voile épais et malodorant à chacune de nos haltes. Mon accoutrement ne manquait pas d’attirer les regards des hôtes. Certains mêmes m’alpaguaient, devisant en se moquant de ce qu’il pouvait se cacher sous ce voile. Étais-je défigurée ? Avais-je attrapé une de ses maladies honteuses qui défiguraient les prostituées avant de les achever ? Je serrais les dents, autant incommodée par l’odeur et la présence des corps burinés autour de moi, que par ces commentaires graveleux. Imaginez le choc que ce voyage fut pour moi. Moi qui n’avais vécu que dans la solitude des palais, ne fréquentant que des nobles fardés et parfumés, dix mille fois plus délicats que ces pauvres ères enclavées dans les montagnes. Je n’étais ni accoutumée au bruit d’une telle assemblée, ni aux saveurs frustres de la cuisine populaire et encore moins à l’explosion de vie non contenue, brute et animale, qui s’exultait de chaque homme et femme sans la moindre retenue.
Toutes les nuits, je retenais des larmes amères, des pleurs de dégoût et d’incompréhension. De quel mal souffrais-je pour autant subir la présence de mes semblables ? Pourquoi ma mère n’avait jamais envisagé que, m’élevant ainsi éloignée du monde, m’y confrontant uniquement alors qu’il se parait d’artifices pour sublimer les galas et les bals royaux, je survivrais à la réalité ? Pensait-elle me garder pour toujours enfermée dans les chambres sombres garnies de tableaux, peuplées de sculpture, de nos hôtels et de nos manoirs ? Je perdis progressivement l’appétit, creusée par le doute et l’acrimonie.
Heureusement, mon calvaire allait bientôt prendre fin.

Plusieurs semaines après notre départ, nous touchions enfin à la fin de notre voyage. Nous avions traversé les frontières du Saint-Empire et nous enfoncions dans sa partie la plus orientale, la plus éloignée du reste de l’Europe. Depuis plusieurs heures, nous chevauchions dans l’obscurité. La nuit ici semble plus épaisse que dans le ciel de France…
Alors que l’attelage s’engage dans une forêt touffue, un vent glacé, encore marqué par l’hiver, s’engouffre dans la voiture en hurlant. La température baisse subitement et la vieille se met à grelotter sous sa pelisse noire. Je souris intérieurement, insensible au froid, et relève le rideau pour admirer les troncs étrangement nus. Aucun bourgeon n’a fleuri sur les branches alors que nous venons de traverser des contrées entières gorgées de printemps. D’immenses bouleaux blancs s’élèvent entre les sapins touffus. Les bois sont comme une peau grêlée, inégale dans ses couleurs et ses textures. À la faveur d’un groupement d’arbres décharnés, j’aperçois au loin une lueur vaciller. Je me demande qui peut vivre dans un lieu aussi reculé et hostile… Pourtant, quelques mètres plus loin, les ruines d’un village me donnent tort. L’endroit semble avoir été abandonné depuis des années, une mousse épaisse ronge les murs effondrés et un vieil arbre a pris racine dans le puits sur la place centrale. Une église, à ciel ouvert, domine les restes du village.
Aucun animal, aucun cri d’oiseaux ne troublent le silence des bois.
Tout à coup, un mouvement dans les ruines attire mon regard. Je me dresse sur le siège, sourde aux grognements de la vieille. Oui, je suis persuadée d’avoir aperçu une silhouette, quelque part dans le village abandonné. Les chevaux accélèrent, nous laissons les ruines derrière nous, mais la silhouette, elle, nous suit dans les fourrés. Je suis sûre maintenant qu’il s’agit d’une forme humaine. Impossible de savoir si c’est un homme ou d’une femme tant ses mouvements sont rapides et ses déplacements fugaces. À la faveur d’un rayon de lune, je la vois enfin : c’est un grand corps extrêmement pâle, fantomatique entre les bouleaux blancs. Elle semble flotter au-dessus du sol, soudainement givré, et à travers sa peau opaline, je crois discerner la forêt tout entière. De longs cheveux, plus clairs que le gel à ses pieds, cascadent jusqu’à sa taille. Pour autant, je ne suis pas sûre que cette chevelure soit celle d’une femme. Le corps est androgyne, les formes impossibles à deviner sous les haillons spectraux. Je ne peux détacher mon regard de l’apparition, je veux attirer l’attention de la veille sur cette merveille fantôme, mais quand je me tourne vers elle, son visage est déformé par la peur. Ses yeux marécageux sont exorbités, sa bouche édentée ouverte sur un cri muet. Puis le paysage bascule à travers la fenêtre et je comprends la cause d’un tel effroi. Les chevaux se sont emballés, déjà la voiture roule sur le côté. Je suis projeté contre la porte, mon crâne se fend sous le choc, et mon corps est éjecté par la fenêtre. Des milliers d’éclats de verre mutilent ma chair. Je sens que je suis traînée sur plusieurs mètres, quelque chose, ma robe peut-être, doit être accroché à l’attelage. Je suis si surprise que je ne souffre pas. Je vis la scène comme détachée de ce corps malmené qui s’érode sur la route. Mon mon esprit tout entier est tourné vers le spectre immobile qui me fixe de ses yeux vides, un regard qui me semble étrangement familier. Tout comme ce sourire carnassier et splendide qui illumine son visage spectral.

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