Les jours suivants, Laura me rendit visite. J’attendais chacune de ses venues avec impatience, la prochaine avec toujours plus d’ardeur que la précédente. Soumises à la surveillance de son père, nos activités se trouvaient réduites. Essentiellement, nous jouions aux dames ou aux échecs. Parfois, elle amenait des travaux de broderie. Je détestais la broderie, mais je me livrais à cet exercice pour rester le plus longtemps possible avec elle. Tous nos échanges relevaient du non verbal. Un sourire, une œillade, une main effleurée… Je guettais le jour où enfin nous serions libérées de notre chaperon, tout en redoutant l’intrusion des mots dans notre drôle de lien. Il me semblait, pour la première fois, avoir rencontré une égale. Une fille minérale, au-delà des imperfections du commun. Un fantôme vraiment, un être à mi-chemin entre le réel et une forme de rêverie. Elle en savait plus qu’elle ne le faisait croire, manipulait son père sans que celui-ci devine ses subterfuges. Elle obtenait de lui ce qu’elle voulait, sans jamais le froisser. C’est en partie grâce à son savoir-faire en matière de séduction paternelle que nos entretiens se firent de plus en plus longs, jusqu’à durer des journées entières.
J’étais encore très fatiguée. Mon corps semblait s’être remis de ses blessures, pourtant une curieuse langueur s’était abattue sur moi depuis l’accident. Malgré cela, il m’était impossible de trouver le sommeil et je passais de longues heures seule dans le noir, attendant un Morphée qui ne venait qu’à l’aube. Je m’efforçais de me réveiller quelques heures après l’aurore pour recevoir Laura et lui cachais tant bien que mal mes insomnies.

Un jour pourtant, elle manque l’un de nos rendez-vous. Tout comme celui du lendemain et du sur lendemain. Je l’avais attendu des jours entiers, sursautant à chaque pas entendu dans le couloir. Cette fois-ci, le sommeil me quitta complètement, remplacé par une angoisse sourde qui faisait battre mon cœur si lentement que je l’imaginais déjà en train de mourir. À la fin du troisième jour, n’y tenant plus, j’attendis la nuit et me glissai or de ma geôle. Seule ma fatigue m’avait gardée sagement à l’intérieur. Ça et les visites de Laura.
Dans le corridor, un souffle glacial s’engage sur mes pas. Les dalles carrelées sont gelées sous mes pieds. De très vieilles tapisseries, pleine de poussière, tentent de couvrir les murs qui, je le réalise alors, doivent dater du Moyen-Age. Quelques tableaux, centenaires eux aussi, essayent d’animer le corridor de scène de chasse à courre. En vain… J’arrive sur le palier d’un grand escalier qui dessert un second étage ainsi qu’un rez-de-chaussée. Je m’engage dans la coursive du deuxième, écoutant en esprit les minuscules bruits de pas qui habitaient mon plafond alors que je séjournais au premier. Des bougies pâles meurent dans les chandeliers accrochés aux murs. L’absence de tableaux « modernes », de musique, me mettent mal à l’aise. Je suis tellement habituée aux œuvres d’art, au défilé des domestiques et des professeurs que le vide de cette demeure m’oppresse plus que je ne veux bien l’admettre. Enfin j’entends une respiration. La sienne, sans aucun doute. Je reconnais le léger son flûté qui passe à travers ses lèvres.

Elle est assise entre les rideaux de son baldaquin, griffonnant dans un carnet. Elle ne m’entend pas. J’ai toujours été étonnée du peu de perfectionnement des sens humains. Mon ouïe et surtout mon odorat ont toujours été extrêmement développés, ce qui explique en partie pourquoi la présence du monde autour de moi m’incommode.
Je me décide enfin à avancer dans la chambre, faisant délibérément craquer le plancher.
« Ciel ! Millarca, vous êtes là ! »
Elle bondit hors du lit et ferme précipitamment la porte.
« Nous ne devons pas nous entendre, murmure-t-elle. Venez près du feu, il fait froid même en été ici. »
Elle s’accroche à mon cou et dépose un baiser sur ma joue, éclatante. Je m’assois en silence au pied de l’âtre.
« Mon père ne voulait pas…
— Peu importe Laura. C’était à mon tour de vous rendre visite, non ? Je n’aime pas que l’on m’enferme de toute manière.
— Vous n’avez pas l’air d’une femme qu’on enferme en effet, dit-elle en baissant les yeux. »
Je ne réponds pas et me tourne vers le lit où repose le livre ouvert.
« Vous lisez ?
— Ann Radcliffe.
— De quoi parle-t-il ? Questionné-je en parcourant l’ouvrage.
— De fantômes. »
Je la scrute, surprise.
« Vous imaginiez sans doute que ma préférence allait à la pastorale et la romance… Ces livres n’en sont pas dénués. Seulement les forêts y sont sombres, les campagnes désertes, et les idylles rarement heureuses.
— Et ces fantômes, que font-ils ?
— Ce que tout bon fantôme fait : ils terrorisent les vivants et hantent les demeures. »
Je souris, amusée, et tourne la tête vers le petit carnet couvert d’écriture sur le lit.
« Mais le vôtre est différent, non ? Quelle histoire raconte-il entre deux vivants à effrayer ? »
C’est à son tour de sourire.
« Le mien n’a pas eu de chance. C’est une jeune mariée que son époux confie aux bons soins du comte et de la comtesse locaux pendant qu’il règle ses affaires en Angleterre. Fraîchement débarqués du royaume britannique, même si la jeune femme était d’origine styrienne, les jeunes mariés n’ont pas encore de personnel et le vieux château qu’ils ont acquis est en piteux état. Surtout pour une femme dans son état.
— Elle est enceinte…
— De quelques mois oui. La famille à qui on la confie est appréciée dans la région. Le comte et la comtesse ont deux enfants, des jumeaux : un garçon et une fille de l’âge de la jeune mariée. On dit qu’ils sont si beaux qu’on se dispute leur présence dans les salons tellement on aime les admirer.
— Drôle de situation, dis-je.
— La vie de noble est parfois ennuyeuse, rétorque-t-elle. Il faut savoir divertir ses dames et messieurs du monde.
— Je ne vous le fais pas dire… Qu’advient-il de votre fantôme ? »
Elle s’assoit sur ses talons, dos à la cheminée, prête à ménager son effet.
« On sait peu de choses sur ce qui s’est produit après. On raconte que les jumeaux eurent une violente dispute. Ce qui est peu croyable à mon sens, car ils étaient tellement semblables en tout point qu’un simple désaccord n’aurait pu les diviser. Ils tendaient tant à être un être unique qu’ils ne se séparaient jamais, pas même pour dormir.
— Des rumeurs sans doute.
— D’autres courent à leur sujet. Je ne sais pas lesquelles sont vraies et nul ne le saura certainement jamais. Enfin, peu importe la raison, mais le fait est qu’on ne retrouvera jamais le corps du jeune homme, évanoui quelque partdans la forêt que vous voyez là. »
Elle désigna du menton les sommets sombres qui bordaient le parc.
« Le comte et la comtesse n’ont pas supporté une telle perte. Leur fils unique, disparu sans laisser de trace, pas même un corps à enterrer…
— La mort d’un enfant est une blessure inguérissable, me contenté-je de répondre avec une banalité tout avouée. Certains parents le surmontent, d’autres perdent la raison. »
J’en sais quelque chose, aurais-je voulu ajouter. Tout sourire avait disparu du visage de Laura et sa mise en scène avait laissé place à une sorte de gravité.
« Il faut croire que “les protecteurs” de la jeune mariée appartiennent à cette deuxième catégorie, dit-elle. Ils sont effectivement devenus fous. Ils se sont retirés dans leur château sans tolérer la moindre visite, ordonnant qu’on condamne les fenêtres de manière à ce que plus aucun regard ne puisse se pencher à l’intérieur. Le massacre du personnel de maison est resté longtemps ancré dans les mémoires et le souvenir de cette journée est encore vivace chez les plus vieux…
— Ils ont exécuté leurs domestiques ? Pour quelle raison ?
— Ce qu’ils ont vu, su ou entendu concernant la mort de leur fils et ce qui s’en est suivi, j’imagine. On dit que la comtesse était obsédée par l’idée de garder secrètes les circonstances de la disparition de son enfant. Tenez, par exemple, elle exigeait des marchands venus ravitailler le manoir, de faire livrer leur denrée par un benêt sourd et moitié aveugle. Vous imaginez ? Sa folie n’avait plus de limite… »
Laura marque une nouvelle pause.
« C’est elle, la comtesse, qui menait la maisonnée. Son mari était un homme faible et effacé, incapable de s’opposer à sa femme, encore moins dans de telles circonstances. Il ne s’éleva pas plus contre la marâtre quand vint le moment de décider du sort de leur invitée… »
Elle reprit son souffle comme si la dureté qu’avait pris sa voix et la raideur qui s’était emparé de ses membres l’avaient épuisée.
« Mus par je ne sais quelle pitié, ils ont attendu que le bébé naisse avant de décider de ce qu’ils allaient faire d’elle. J’imagine que pour la comtesse la chose était entendue, ou peut être que son couard d’époux avait réussi à réfréner ses pulsions meurtrières pour quelques temps, je n’en sais rien. Ils avaient gardé à leur service une domestique pour s’occuper de la future mère, une jeune femme sans famille pour s’inquiéter de sa disparition et dont la comtesse avait exigé qu on lui couse les lèvres… »
Aussitôt, la bouche mutilée de Léopoldine s impose à mon esprit. L’histoire de Laura, qui me dévisage avec un air entendu, prend un tour particulièrement sinistre.
« Quand l’enfant est né, le comte et la comtesse le confièrent à la servante et disparurent sans laisser de trace. »
Laura se lève et me toise. Je ne bouge pas et attends. C’est la première fois pour moi qu’un être humain me tient ainsi sous sa coupe. Toute la candeur de son visage a disparu, sa beauté ingénue laisse place à des traits implacables et sévères. À cet instant, son port de tête, l’élégance glacée de sa mine, fait chavirer mon cœur alors qu’une main de fer le contracte. Désir et culpabilité nouent cet organe qui jusqu’alors, était comme mort. Vous ai-je dit que je n’ai jamais senti battre mon cœur ? Son rythme était si lent alors que j’étais humaine que j’étais incapable de prendre mon propre pouls. Sauf à ce moment, où les valves aortiques pompent si fort le sang de mon corps que mes tempes bourdonnent tel un essaim en furie.
« Venez sur le lit, dit-elle en se levant. »
Elle prend ma main, la sienne brûlante sur ma peau froide et ne la lâche pas une fois que nous sommes allongées. Un portrait trône en haut du lit, accroché à même le rideau lavande. Une femme très jeune, les pommettes hautes et le visage lisse nous regarde. Des paupières claires reposent sur ses yeux gris et un chignon vaporeux gonfle sa chevelure cendrée.
« Qu ont-ils fait d’elle ? Questionné-je
_ Ils l’ont laissée se vider de son sang. La peur et les mauvais traitements l’avaient considérablement affaiblie et donner la vie avait eu raison de ses dernières forces. La comtesse a regardé son corps expulser tout le sang qu il contenait sans mot dire. »
Apres les lèvres mutilées de Léopoldine, ce furent les langes rougies sorties à la hâte de la chambre de ma mère, qui inondèrent mon esprit. Pire encore, je ne pouvais m’empêcher de penser à la comtesse sanglante et sa famille. Une famille qui avait résidé non loin d ici, à quelques kilomètres, peut-être, du lieu où j’étais supposée me rendre. Un frisson de peur et de dégout mordit ma nuque. Je me souvins alors de la prédiction de ma mére sur les dangers de la Styrie, de cette menace qui pèse sur moi au sein de ma propre lignée.
« Ma mère avait mon âge quand elle a peint son propre portrait, reprend Laura en surprenant mon regard happé par le tableau. Je crois même qu’elle l’a réalisé lors de son séjour chez le comte et la comtesse… Mon père a dû le trouver dans les ruines du manoir.
— Vous n’en savez rien ?
— Il refuse d’évoquer tout ce qui a trait à cette famille, y compris ce qu’il a découvert en fouillant leur ancienne demeure.
— Et la sœur, que lui est-il arrivée ?
— Aucune idée. On a perdu sa trace depuis de longues années. Mariée ou au couvent, j’imagine.
— Mademoiselle de La Fontaine est-elle au courant de cette histoire ? 
— Oh non, elle n’aurait jamais accepté le poste sinon. »
Je glisse mon bras sous ma nuque et examine le portrait. « Adèle » est inscrit dans le coin gauche. Je pense à mon étui et aux croquis hideux qu’il renferme.
« On dit que la jeune mère hante les ruines du village où elle perdit la vie, chuchote Laura en se penchant sur moi, prête à voler les nouveaux nés des femmes qui s’y aventurent.
— Ce village, est-il loin d’ici ? M entendis je demander.
— Oh non, vous êtes sans doute passée devant lors de votre arrivée. »
Je préfère garder pour moi les pensées qui me rongent.
« Et vous Millarca, pensez-vous que les fantômes existent ?
— Je ne crois pas, non.
— Peut-être que vous devriez. La Styrie est une terre de légende. Nos gens sont encore terriblement superstitieux et la sorcellerie est encore pratiquée dans bien des endroits. Même à la Cour du roi. »
Je n’ose pas penser à la silhouette entre aperçue avant l’accident. Et encore moins à cette histoire de morte vivante dévorant des enfants. Délires et malédictions étaient-ils résolus à me suivre jusqu’au fin fond de l’Europe ? Et ces nobles monstrueux dont on a perdu la trace, se pouvaient-ils que… Peu à peu mon esprit rassemble les indices et édifie une théorie macabre. Une drôle de chaleur humidifie mon front.
« Vous êtes fiévreuse, murmure Laura en cueillant une perle de sueur à la naissance de mon front. Votre pays, votre famille vous manque, c’est ça ? Qu’est-ce qu’une jeune fille telle que vous peut bien faire ici ? Vous ne venez pas de notre monde, c’est évident. »
Elle s’est penchée sur moi. De longues mèches blanches épousent la courbe de mon visage, se mêlent aux ténèbres des miennes.
« Je viens d’un endroit très différent dont vous n’avez rien à envier, croyez-moi.
— Thérèse et Léopoldine disent que vous arrivez de Paris, est-ce vrai ?
— Je vois que les rumeurs vont vite, dis-je en replaçant une de ses mèches derrière son oreille.
— Pourquoi êtes-vous partie alors ? Se récrit-elle »
Son intonation, toute de surprise et teintée de reproche, est charmante. Pleine d’une candeur irrésistible qui efface aussitôt la mine grave qu elle avait arborée lors de son recit.
« J’avais besoin de prendre l’air et de voir du pays, menté-je. La Styrie me semblait suffisamment éloignée pour respirer un peu.
— Alors vous ne serez jamais très loin, murmure-elle en posant sa tête sur mon épaule. »
J’acquiesce en silence, bercée par le souffle régulier de la jeune femme à mes côtés. La nuit a avancé trop vite. L’aube commence à percer à travers les persiennes closes et je sombre dans une torpeur trop lourde pour y résister.
Toutefois, je sais que le fantôme de la route, mêlé à l’histoire de Laura, ne cessera de me hanter cette nuit encore. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux lèvres couturées de Léopoldine et aux secrets qu’elles renferment, aux auguresdélirantes de ma mère et, surtout, à cette famille maudite et cruelle. La vieille Sara et ses démons mangeurs d’enfants se joignent à la valse morbide de mes pensées. Que cétait-il passé entre le frere et la sœur pour que celui-ci disparaisse ? Qu’avait surpris Adèle pour mériter un tel traitement ? Que savait Léopoldine à ce sujet ? Pire, que savait ma propre mère de cette sombre histoire ? Ce pouvait il seulement qu elle sache quelque chose ?
Epuisee et affaiblie par le soleil levant, j abandonnais mes réflexions à un sommeil agité et cauchemardesque, allégé uniquement par le souffle chaud de Laura dans mon cou.

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