Je soufflai ma fumée cancérigène en direction de la fenêtre grande ouverte, un sourire idiot sur le visage. Nous avions quitté Paimpont vingt minutes plus tôt, après avoir passé notre dernière soirée à écouter de la harpe dans une adorable crêperie. La féerie des lieux me manquait déjà ; toutes ses légendes arthuriennes, ces forêts sans fin et ces conteurs que l’on trouvait à tous les coins de rue… A croire qu’ils faisaient partie du décor, et passaient leur temps à se balader pour raconter des histoires, même en dehors de la saison estivale.
Je jetai mon mégot et remontai la vitre dans un frisson. Je ne m’étais pas attendu à ce que les nuits de mars soient si glaciales en pleine campagne bretonne. Estelle remit le chauffage en route dans un soupir énervé. Je cachai un rictus moqueur derrière un bâillement : avec un peu de chance, sa vieille antiquité soufflerait enfin de la chaleur à notre retour à Reims. Ma meilleure amie me jeta un regard assassin alors que je remontai mon écharpe sur mon nez, et je me fis toute petite sur mon siège.
— On aurait moins froid si tu ne fumais pas dix clopes à la minute.
Je laissai la remarque glisser sur moi. En trois ans de colocation, j’avais dû entendre le même refrain un bon milliard de fois. Je sortis mon appareil photo de sa sacoche, et me replongeai avec délice dans mes souvenirs.
— Dis, Estelle, on reviendra cet été ? quémandai-je, des étoiles plein les yeux.
— Tu es consciente que ce sera exactement la même chose ? Les légendes, les restaurants, l’hôtel. Rien n’aura changé en quatre mois, tu sais.
— J’espère bien ! répliquai-je d’un ton sans appel. Si ça change, je ne vois pas l’avantage de remettre les pieds là-bas. Mais on pourrait venir avec Leslie, non ? Elle a dit que ça lui plairait bien…
— Tu es une vraie gamine, ma parole. On verra avec elle, ça te va ?
Je levai les mains en guise de victoire, et regardai les bois défiler derrière la vitre. Estelle s’amusa de ma réaction, et monta le volume du lecteur CD. Très vite, nous accompagnions Nerf Herder de nos plus belles voix de faussets, et hurlions à nous briser les cordes vocales sur notre titre favori.

— Prochain arrêt, Rennes !
Estelle s’amusa de ma réaction surprise.
— Quoi ? Tu m’avais bien dit que tu regrettais de ne pas avoir bu un dernier café en Bretagne, non ? On passe à côté de Rennes, ce n’est pas un gros détour, alors profite de ma bonté post-vacances.
Je fis une petite moue dubitative. Il était près de minuit, et j’avais de gros doutes concernant la possibilité de trouver un bar encore ouvert à cette heure, un dimanche. Mais j’appréciais l’initiative, alors je gardai mes hésitations pour moi. Nous roulâmes dans les rues avoisinant la gare, à la recherche d’une place de parking libre, ce qui relevait visiblement du défi en plein milieu de la nuit. Nous allions quitter la voiture lorsque son téléphone sonna. En moins de deux, j’étais fichue dehors sous prétexte du respect de la vie privée d’autrui. Un coup de vent me balaya à peine avais-je mis un pied dehors. Je refermai mon manteau, enfilai mes mitaines dépareillées et décidai de faire le tour des lieux. L’endroit était désert, et je constatai avec effroi que la gare était fermée. Je retournai à la voiture au pas de course, et me jetai contre la vitre côté conducteur dans ce que j’imaginais être une parfaite imitation de film d’horreur. Estelle raccrocha alors que je me laissais glisser au sol dans un gémissement plaintif.
— Aucun signe de vie dans la gare. Je ne survivrais pas sans ma dose de caféine. Laisse-moi ici, tu dois continuer sans moi, murmurai-je.
Estelle éclata de rire et m’aida à me relever.
— Il faut toujours que tu fasses dans le mélodrame, Agatha. Il doit bien y avoir un café d’ouvert, il n’est pas si tard que ça.
Je regardai autour de nous, et avisai une lueur au loin. Un cri de joie s’échappa de mes lèvres. Estelle me fit signe de baisser le volume tandis que mon imagination s’emballait.
— Une bonne boisson chaude dans un bar appelé Le Café Noir, juste ce qu’il nous fallait ! Imagine une seconde : ambiance de film en noir et blanc, des gens glauques qui sirotent leur sempiternel verre de rouge au comptoir, un serveur grisonnant qui passe ses nuits de boulot à se demander ce qu’il a pu foirer dans sa vie pour encore servir des ivrognes à soixante piges passées. Et surtout, du chauffage, du vrai !
Estelle se serra contre moi.
— Comment refuser une offre pareille, Hitchcock ?

J’allumai une cigarette alors que nous approchions du Café Noir, au grand dam d’Estelle qui ne voulait pas passer une minute de plus dans le froid. Elle souffla dans ses mains, se frotta les avant-bras et tourna sur elle-même pour me faire comprendre qu’il était temps d’écraser ma clope et de nous mettre au chaud.
Le Café Noir était totalement différent de l’image que j’en avais dépeinte. Pas de saoulard accroché au zinc, ni même de vieux disque usé qui répétait inlassablement le même refrain dépressif. Pis encore, le barman se trouva être en réalité un jeune homme d’une vingtaine d’années, habillé en costard-cravate sobre. Au temps pour l’ambiance. Il se jeta sur nous à peine étions-nous entrées, et nous installa dans un coin isolé. Je m’affalai sur une chaise bancale tandis qu’Estelle prenait la banquette de cuir, telle une reine. Le Calvin Klein rennais pris notre commande, les yeux rivés sur ma meilleure amie. Il ne sembla remarquer ma présence que lorsque je lui commandai un quadruple expresso. Ses muscles faciaux tressaillirent, et il répéta, abasourdi :
— Un quadruple expresso ? Madame ?
— J’essaye d’arrêter, répondis-je dans un clin d’œil.
Il s’éloigna de notre table comme un automate. Je croisai le regard d’Estelle et nous éclatâmes de rire en chœur. Nous discutâmes de nos vacances tandis que nos boissons étaient en préparation. Estelle s’étira élégamment, et se frotta les yeux. Je sautai sur l’occasion pour proposer de trouver un hôtel dans le coin. Elle haussa les sourcils, et pointa un index accusateur dans ma direction.
— Et qui payera l’hôtel ? Toi, avec ton maigre salaire ? Laisse-moi rire, Agatha. Et puis j’ai promis à Leslie de déjeuner avec elle demain midi. Alors on rentre comme prévu.
— Rabat-joie… soufflai-je, déçue de ne pas pouvoir prolonger notre séjour en Bretagne.
Nous nous disputâmes joyeusement pour savoir laquelle de nous deux irait chercher le petit déjeuner à notre retour ; je perdis la partie de « pierre-feuille-ciseaux » dans un grognement, fâchée d’être celle qui devrait se lever la première.
Le barman revint avec nos boissons, et déposa l’addition près d’Estelle.
— Non, mais il me prend pour une pique-assiette, le morveux ? grondai-je en arrachant le ticket de caisse des mains d’Estelle. Ah, rectification, t’as un nouvel admirateur.
Je lui tendis le bout de papier sur lequel on pouvait lire un numéro de téléphone griffonné à la hâte. Ma meilleure amie esquissa un sourire gêné, tandis que je m’esclaffai : encore un qui pensait avoir ses chances avec elle. Je ne le blâmais pas, ils tombaient tous dans le panneau, et je pouvais les comprendre. Estelle était canon, du genre poupée de porcelaine blonde avec de grands yeux vert émeraude. Aucun mec sur cette planète ne lui résistait. Ils auraient tous vendu leur âme pour une nuit avec elle, le barman compris. Malheureusement pour eux, Estelle n’était attirée que par les filles. Si ça ce n’était pas la vie à son top de l’ironie, je ne savais pas ce que ce mot voulait dire.
Elle sorti un billet de dix euros, et le posa sur le ticket, histoire de le cacher. C’était une technique dont l’efficacité n’était plus à démontrer. Mon téléphone vibra dans la poche de mon jean, et un grand sourire se dessina sur mes lèvres alors que je lisais le message.
— Laisse-moi deviner, me dit Estelle en s’essuyant délicatement la bouche avec sa serviette. Gabriella ?
— Gagné ! Elle dit « Bernicle ta mère toi-même, sale catin ! On se voit à ton retour. Bbbdtf». J’en déduis qu’elle a aimé ma carte postale.
— Bbbdtf ?
— Bisous bien baveux dans ta face. C’est notre mot de la fin.
— Vous êtes de vraies ados, conclu Estelle dans une imitation quasi parfaite de ma mère.
J’acquiesçai, hilare, et dirigeai la discussion sur l’appel qu’elle avait reçu plus tôt.
— Alors, comment va Leslie ?
Ses joues rosirent alors qu’elle me racontait les dernières aventures de son amoureuse.
— Elle partait de chez son frère ; ils ont fêté la naissance d’Hector.
— Et quand est-ce qu’elle emménage avec nous pour de bon ?
Elle piqua un fard monumental, et joua avec sa cuillère.
— Je ne sais pas… C’est encore trop tôt, non ?
— Trop tôt ? Ça va bientôt faire un an que vous sortez ensemble, ses parents t’ont quasi adoptée, et je mettrais ma main à couper qu’Hector t’appellera Tata, argumentai-je.
Estelle rit doucement, les yeux dans le vague.
— Je ne sais pas… Je ne veux pas qu’elle pense que je lui mets la pression, tu vois…
Je secouai la tête, désespérée. Leslie laissait de plus en plus souvent ses affaires à l’appartement, et une étagère de la salle de bain lui était même réservée. Notre colocation à deux commençait doucement à se transformer en coloc’ à trois, et elle redoutait que Leslie voit sa proposition d’emménagement comme une façon de la mettre au pied du mur. C’était vraiment désespérant.
Estelle regarda sa montre, et je compris qu’il était temps de reprendre la route. J’avalai mes expresso d’une traite, et la suivis hors du café.

Nous remontions la rue principale lorsque mon attention fut attirée par une gigantesque statue de granit, installée en plein milieu du parvis de la gare. Je lâchai le bras d’Estelle et me dirigeai vers elle, ma curiosité en ébullition. Comment avais-je pu passer à côté sans la remarquer ? Je posai ma main sur la surface glacée, et frissonnai alors que le froid me gagnait. Estelle tapa du pied derrière moi, excédée.
— C’est une statue, Aggie. Assez laide, j’en conviens. On peut y aller, maintenant ? Je suis gelée.
J’en fis rapidement le tour, et reculai de quelques pas pour mieux la voir.
— Elle me fait penser à un truc, mais j’arrive pas à me rappeler quoi… Ça te dit rien, à toi ?
— Aucune idée. J’étudie l’Histoire, pas l’Art, je te signale.
— Elle me dérange, conclus-je dans un soupir.
Estelle leva les mains au ciel, au bord de la crise de nerfs.
— J’en ai ma claque, je t’attends dans la voiture.
Elle s’éloigna dans un claquement de talons énervé, alors que j’observais la statue. Un petit cri m’interpella, et je retrouvai Estelle assise sur les pavés, se tenant la cheville droite. Je me ruai à ses côtés, partagée entre une crise de fou rire et l’inquiétude à l’idée qu’elle se soit vraiment fait mal. Elle insultait la planète entière, et j’explosai de rire. Son regard noir calma mon hilarité.
— Et si je m’étais foulé la cheville ? T’aurais trouvé ça marrant de pas pouvoir rentrer avant une semaine ?
J’avalai ma salive et affichai une expression désolée. Je l’aidai à se remettre debout, et la raccompagnai à la voiture. Irradiant de mauvaise humeur, elle claqua sa portière. Je contournai l’engin, et regardai la statue une dernière fois. Elle me rappelait des gravures que j’avais vu dans un bouquin, mais lesquelles ?
— Agatha, si tu n’es pas à bord dans cinq secondes, je rentre sans toi. Active, s’il te plait.
Je montai à bord dans un marmonnement d’excuses, et jetai un œil dans le rétroviseur alors qu’Estelle mettait le moteur en marche : c’était moi, ou la statue venait de bouger ?
— Mesdames, messieurs, en route pour notre destination finale : Reims ! lança Estelle alors que nous quittions le parking.
— Dis comme ça, ça fait pas envie, hein.
Estelle m’offrit son plus beau sourire narquois, et remit la musique.
— Au revoir, terre de légendes… susurrai-je, les yeux mi-clos. On se revoit cet été, promis.

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