Le silence dans l’église était étouffant, et ma veste pesait des tonnes sur mes épaules. Assise au premier rang, j’observais les gouttes d’eau glisser le long de mes cheveux noirs, et s’écraser sur ma robe. Un coup de tonnerre fit trembler les pierres du bâtiment, et déclencha une série de pleurs à Hector, le seul bébé de l’assistance. Le frère de Leslie fit de son mieux pour le calmer, mais cela ne parut pas suffisant pour Catherine, qui ne cacha pas sa désapprobation.
— Ça amène un enfant à un enterrement, ces dépravés n’ont aucun respect pour quoi que ce soit, murmura-t-elle assez fort pour que toutes les personnes présentes l’entendent.
— Tais-toi, grogna Paul sur la défensive.
— Je ne sais même pas ce qu’ils font ici, continua-t-elle, haineuse. Tu n’aurais pas dû les inviter à la cérémonie, des gens comme eux n’y ont pas leur place.
Je lui lançai un regard assassin, et plantai mes ongles dans mes paumes pour me calmer, pour m’empêcher de me lever et de la gifler. Je les enfonçai si fort que je sentis la fine peau se craqueler et quelques gouttes de sang s’échapper entre mes doigts serrés. J’eus envie de lui répondre que ces dépravés, comme elle aimait à les appeler, avaient pris soin de sa fille lorsqu’elle l’avait rejetée après avoir découvert son homosexualité. Qu’ils n’avaient pas renié leur fille, leur sœur lorsqu’elle leur avait présenté sa première petite amie. Que ces mêmes dépravés savaient ce qu’aimer voulait dire, contrairement à elle. La rage faisait bouillir mes entrailles, mes cordes vocales souffraient de tous ces cris contenus. Des larmes de colère brouillèrent ma vue. Je sursautai lorsque Charles posa une main apaisante sur mon genou. Visiblement, lui aussi se battait pour ne pas intervenir. Les traits tirés, il secoua la tête.
— Pas ici, me souffla-t-il. Pas maintenant.
Je déglutis difficilement, les paupières baissées. Le discours du prêtre résonna dans mon crâne. J’avais le sentiment qu’il ne parlait pas de ma meilleure amie, mais d’une étrangère. Il nous rappela sa joie de vivre, sa gentillesse, son amour de toute vie, mais ne mentionna pas ce qui faisait d’elle la personne qu’elle était : ses coups de déprime, cette force qu’elle sous-estimait mais qui l’avait aidé à survivre aux épreuves que lui avait envoyées la vie. Pas une seule fois il ne mentionna son grand amour, pas une seule fois il ne tenta de nous rassurer en nous promettant qu’elles étaient de nouveau ensemble, et ce pour l’éternité. Hypocrite, songeai-je, hargneuse. Catherine avait dû lui donner un discours décrivant la fille qu’elle aurait aimé avoir, mais certainement pas celle qu’elle avait eue. Un profond silence, entrecoupé de hoquets et de reniflements, suivit la fin du discours. Lorsque le prêtre demanda si quelqu’un souhaitait rendre hommage à Estelle, personne ne se présenta. Je me levai comme un automate, le visage fermé, les poings serrés, et me dirigeai vers le pupitre. Mes yeux se posèrent sur le cercueil de ma meilleure amie, et je refoulai le chagrin qui menaçait de me submerger.
— Ce que vient de dire monsieur le prêtre est vrai, mais Estelle était bien plus que ces quelques mots insipides. Elle avait le rire le plus communicatif qu’il m’ait été donné d’entendre ; un seul de ses sourires vous remontait le moral, et vous portait à croire que vous étiez la personne la plus importante de l’univers. Tous les matins, en allant à la fac, elle offrait un café à Alain, le sans-abri qui fait la manche au pied de notre immeuble. Elle ne se contentait pas de lui donner, et de partir une fois sa bonne action du jour effectuée. Non, elle s’asseyait en tailleur et discutait avec lui, parce qu’il était important pour elle. Estelle respectait et aimait chaque être vivant qui croisait sa route, et ils en sortaient bénis, parce qu’elle était une bénédiction, un don du ciel. Si les anges existent, je n’ai aucun doute qu’elle en était un.
Mais malheureusement, Estelle était malade ; victime de dépression depuis l’adolescence, elle était souvent en proie à de violentes terreurs, qui l’empêchaient de quitter l’appartement, et de partager ces rayons de soleil dont elle avait le secret. Pourtant, elle se battait contre sa maladie, et sortait grandie de chacune de ses rechutes. Et un jour, elle a rencontré son propre rayon de soleil, Leslie.
J’entendis Catherine protester, mais son ex-mari la fit taire brutalement.
— Leslie était tout ce dont Estelle avait besoin pour vivre ; elles se complétaient merveilleusement bien, et se rendaient si heureuses. Toutes ces années où j’ai connu Estelle, jamais je ne l’avais vue aussi radieuse. Elles se sont aimées aussi longtemps que la vie le leur permit, mais nous savons tous que cette dernière n’est pas juste, et elle lui reprit ce bonheur aussi subitement qu’elle le lui avait donné. Après la mort de Leslie, Estelle n’a plus été la même. La dépression est revenue, plus violente que jamais, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus continuer…
Ma voix se brisa, mes joues flambèrent suite au mensonge honteux que je venais de raconter. Je priai pour qu’Estelle me pardonne, et terminai avant de ne plus en avoir la force.
— Et je sais que si Dieu existe, tout là-haut, il leur aura réservé une des plus jolies maisons du Paradis, où Estelle et Leslie peuvent enfin s’aimer, pour l’éternité. Parce qu’elles le méritent, et parce que je sais que leur amour était écrit dans les étoiles. Alors les filles, si vous m’entendez, ne vous préoccupez plus de nous, et soyez heureuses pour qu’on le soit à notre tour.
Je me tournai vers le dernier lit d’Estelle, repoussant les visions de cette terrible nuit au plus profond de mon âme, et déposai sur le bois glacé un baiser du bout des doigts.
— Je t’aimerais toujours, ma douce.
Et je te vengerais, pensai-je farouchement.

La procession se dirigea lentement vers le Cimetière de l’Est. Nous étions dans la voiture de Charles, juste derrière celle de la famille d’Estelle. Je n’avais pas prononcé une seule parole depuis que nous avions quitté l’église, quelques minutes auparavant. Charles ne cessait de me lancer des regards inquiets, redoutant que j’explose à n’importe quel moment. Il se racla la gorge tandis que je sortais une cigarette de mon paquet.
— Désolée, répondis-je en la rangeant dans mon sac, dépitée.
— Je t’en prie, si tu veux fumer, vas-y.
J’allumai ma cigarette, et fermai les yeux, ma colère apaisée par la nicotine.
— C’était très beau, ce que tu as dit à l’église. Je suis certain qu’Estelle est fière de toi.
Je restai silencieuse, mon cœur et ma conscience en pleine bataille quant à la révélation que j’avais eue en rêve. Devais-je la partager avec Charles ? Me croirait-il ?
— Je suis certain que tes paroles lui permettront de reposer en paix.
Je coupai la radio au feu rouge, et le regardai droit dans les yeux, sans ciller.
— Elle ne trouvera pas la paix avec quelques mots bidons, Charles. Estelle ne s’est pas suicidée, elle a été poussée sous ce train. C’était un meurtre, purement et simplement.
Il ouvrit la bouche, mais la referma aussi sec. Des conducteurs pressés nous exhortèrent à avancer à grands coups de klaxons et d’insultes, mais Charles semblait comme figé dans le temps. Il ne me quittait pas du regard, et j’en vins à me demander s’il ne songeait pas à me faire enfermer. Le feu repassa au rouge, au grand désarroi des voitures derrière nous. Il secoua la tête, et prit une profonde inspiration. Je m’attendais au pire.
— Je sais ce que tu traverses, Agatha. C’est plus facile de rejeter la faute sur les autres, plutôt qu’affronter la vérité, crois-moi. Mais j’étais là, et il n’y avait que nous trois cette nuit-là. Personne d’autre.
— Et s’il y avait bien une quatrième personne, mais que nous n’avions pas pu la voir ?
Il se gara devant le cimetière, et coupa le moteur.
— Je ne remets pas en cause l’existence de… Casper, mais un esprit ayant la capacité de tuer ? Ces trucs-là ne sont pas supposés être immatériels ? Comment aurait-il fait ?
Je réfléchis un instant alors qu’il sortait un parapluie noir du coffre. Il l’ouvrit et nous abrita tous les deux, et nous avançâmes à l’intérieur des murs de pierre.
— Je ne sais pas… admis-je. Une possession ? Ce serait possible, non ?
— Tu veux dire comme dans les vieux films d’horreur ?
— Non, comme avec Prisca. Il a réussi à posséder la voyante alors qu’elle se vante d’être la Wonderwoman du monde occulte, alors ce serait du gâteau pour lui de prendre possession d’Estelle ! criai-je pratiquement, sous le choc de la découverte.
Et cela expliquerait sans peine ce rire mauvais, ajoutai-je pour moi-même.
Nous avions rejoint le cercle des proches, et des têtes se tournèrent dans ma direction, me faisant comprendre que je parlais bien trop fort. Charles ne dit plus rien, et je retournai à mes pensées noires. Quoi qu’en pense mon nouvel ami, je savais au plus profond de mon âme qu’Estelle n’avait pas mis fin à ses jours, et je le prouverais, dussè-je y perdre la vie.

Une pluie torrentielle s’abattit sur nous, et nous nous retrouvâmes bientôt à patauger dans des centimètres de boue. Je n’y voyais pas à cinq mètres avec les cordes qui nous tombaient dessus, mais une silhouette se déplaçant aisément entre les tombes attira mon attention. Grande et mince, elle donnait l’impression de tourner autour de notre groupe, comme un rapace à la recherche d’une proie. Mon pouls s’accéléra, et j’avançai pour aller à sa rencontre, mais glissai sur une motte de terre détrempée, et me retrouvai allongée dans la boue. Paul et Charles m’aidèrent à me relever, persuadés que j’étais victime d’un malaise.
Je ne les contredis pas, cherchant des yeux cet inconnu qui m’obsédait tant. Mais la silhouette avait disparu.

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