Cela faisait déjà trois jours que j’avais perdu mon emploi ; le premier jour, j’avais erré comme une folle dans l’appartement, à me gaver de cochonneries tout en bavant devant Docteur Who. Le deuxième jour, Estelle avait semblé remarquer qu’à mon tour j’avais un comportement suspect, mais n’avait rien dit quant à ma présence chez nous en pleine semaine. Ce n’était pas comme si je m’étais attendue à une discussion en tête-à-tête autour d’une tasse de thé, de toute façon. Mais ce matin, en me levant, j’avais décidé qu’il était temps de me reprendre en mains : je m’étais donc réveillée de bonne heure, étais sortie prendre le petit déjeuner au Café de la Gare, m’étais baladée le long de la Coulée Verte, et avais même joué la touriste à la Cathédrale.

Je regardai ma montre. Il n’était que midi ; impossible, quelqu’un avait dû trouver un moyen d’arrêter le temps. Morte d’ennui, j’appelai Gabriella et lui proposai qu’on se retrouve à Mezzo Di Pasta pour le déjeuner. Elle répondit par l’affirmative, et nous nous retrouvâmes attablées devant deux grosses portions de macaronis quatre fromages.
— Et donc, pour faire court, t’as traité une cliente riche à millions de vieille peau, insinué que son toyboy se tapait des midinettes dans les chiottes et tu t’es fait virer ?
Je hochai la tête, dépitée. Elle applaudit, enthousiaste, alors que je me demandais où je pourrais me trouver une corde.
— Oh, Agatha, t’es la meilleure ! Elle l’avait bien mérité, cette morue. Et Estelle, elle en pense quoi de ton affranchissement ?
Je m’affaissai sur ma chaise, le poids du monde sur les épaules.
— Elle en pense rien, je lui ai toujours pas dit.
Gabie reposa son pot de pâtes sur la table dans un bruit sourd, les yeux écarquillés d’étonnement.
— Vous vous parlez toujours pas ?
— Nope. Madame se fait un trip ésotérique. Tu verrais sa chambre… Il y a des pentacles sur les murs, et à l’heure où je te parle, elle doit être en pleine amélioration de sa table de ouija fait-maison.
— Table de ouija fait-maison ?
— M’en parle pas, on trouve de ces trucs sur le net de nos jours, c’est affolant, conclu-je dans un bâillement.
— Et ça va toi ?
— Non, mais j’ai beau essayer de lui remonter le moral, rien n’y fait. Elle ne veut pas me parler. Je crois qu’on touche le fond, là. Par contre, sur une autre note, j’ai enfin rencontré le voisin d’en face, ajoutai-je, pressée de changer de sujet.
— Ouh ! Il est aussi mignon que le dit la petite en chaleur du deuxième ? s’enquit-elle dans un sourire canaille.
— Si on aime les libraires sexy d’une trentaine d’années, oui… pouffai-je de façon ridicule.
— Demandes-lui de te réconforter dans ces moments difficiles, me conseilla-t-elle en mode courriers du cœur.
J’ignorai sa dernière remarque et me concentrai sur mon repas. Comme si j’avais la tête à flirter en ce moment, pensai-je. Mais c’était typique de Gabriella, ce genre de raisonnement. Toujours voir le côté positif d’une situation.
Après déjeuner, elle m’entraîna dans les boutiques de la rue de Vesle, et me couvrit de cadeaux. J’appréciai l’attention, sachant pertinemment qu’elle faisait ça pour me remonter le moral. Ou pour me trouver une robe suffisamment aguichante pour que je puisse mettre le grappin sur Charles, ce qui serait bien son genre.
Nous nous quittâmes aux alentours de 22 heures, après avoir bu un dernier verre au Sherlock, et je rentrai à l’appartement à reculons.

Je poussai la porte et lâchai mon sac à mains, sous le choc. Il faisait un froid de canard dans la pièce, et la chair de poule me gagna rapidement. Une vingtaine de bougies réparties sur les étagères éclairait le salon, et assise au milieu d’un pentacle dessiné à la craie se tenait Estelle, les mains posées sur un morceau de bois. Ses doigts se déplaçaient sur la planche, elle murmurait des paroles que je ne saisissais pas de là où je me trouvais, mais je pouvais l’entendre rire de cette voix douce qu’elle ne réservait qu’à Leslie. Je fis un pas en avant. Mon bras gauche s’engourdit. J’avalai ma salive, et le secouai pour en chasser la sensation désagréable. Le froid devenait de plus en plus insupportable, les meubles craquaient, l’odeur d’encens me comprimait la poitrine. Je ne pouvais détacher mon regard de la vision qu’offrait Estelle, murmurant des promesses d’amour éternel au vide devant elle. Je cherchai d’une main tremblante l’interrupteur et allumai le plafonnier. Les bougies s’éteignirent de concert alors que ma meilleure amie se jetait sur moi en hurlant. Elle me fit tomber au sol et me gifla plusieurs fois. Je n’essayai même pas de me débattre.
— Pourquoi t’as fait ça ? Pourquoi ? répétait-elle sans cesse, ses poings martelant ma poitrine. Tu lui as fait peur ! Je te déteste, je te déteste !
Trop choquée pour faire quoi que ce soit, je la laissai faire, sentant notre amitié voler en éclat à chaque nouveau coup déferlant sur moi. J’étais prise en pleine tempête, une tempête à laquelle je ne m’étais pas préparée, une que je n’avais même pas imaginée. Lorsque sa crise se calma enfin, elle se releva, à bout de souffle. Sa peau blanche semblait translucide, ses longs cheveux blonds étaient emmêlés et lui cachaient une grande partie du visage. Elle ramassa ses affaires à la hâte et se planta devant moi, furieuse.
— Je ne te le pardonnerais jamais.
Sur ces mots, elle courut s’enfermer dans sa chambre, d’où me parvinrent ses cris de colère mêlés de sanglots. Je me relevai avec difficulté, la violence des coups faisant écho à la violence de ses paroles. Je posai la main sur le comptoir et grimaçai : un petit bout de verre s’était enfoncé dans ma paume. Quand avions-nous cassé quoi que ce soit ?
Je balayai les plus gros débris visibles, et quittai la pièce à mon tour, totalement désorientée.

J’ouvris les yeux à 8 heures du matin ; mon corps entier protesta contre mon horloge interne. Je n’avais qu’une envie, retourner dans les bras de Morphée, oublier la veille, faire comme si rien de tout cela n’était vraiment arrivé, que ce n’était qu’un de mes stupides cauchemars.
Je tournai, et me retournai dans mon lit, mais rien n’y fit. Je finis par me lever, passée en mode automatique, et me laissai guider par mon instinct qui me poussait à boire des hectolitres de café. Le salon était sens dessus-dessous, et j’entrepris de nettoyer le bazar, plus pour effacer les preuves de notre bagarre que par maniaquerie. De la cire avait coulé sur les étagères, des morceaux de verres traînaient encore sous le comptoir, et cette satanée odeur d’encens persistait malgré les fenêtres grandes ouvertes. Quoi que je fasse, je ne parviendrais jamais à me débarrasser des vestiges de l’horreur passée. Tout était gravé dans ma mémoire. Je ne l’oublierais jamais. Je me roulai en boule dans un fauteuil et allumai une cigarette, passant outre ma promesse de ne jamais enfumer notre nid douillet. Je regardai l’ampleur des dégâts, le cœur lourd. Notre nid douillet n’avait plus de raison d’être, de toute façon. C’était notre amitié qui en était la base, notre respect mutuel qui cimentait les fondations. L’appartement entier pouvait brûler désormais, il n’y aurait plus rien à faire disparaître. Estelle et moi avions franchi le point de non-retour ; j’avais beau clamer que tout reviendrait à la normale une fois qu’elle aurait accepté la mort de Leslie, malheureusement, je me berçais d’illusions. Elle ne voulait pas de mon aide, je ne pouvais pas la contraindre à s’en sortir. Je ne la connaissais plus ; la Estelle que j’adorais depuis l’enfance était morte en même temps que Leslie. Il n’était plus question de faire le deuil de Leslie pour moi, mais de faire le deuil de mes deux meilleures amies. J’avalai mon café d’une traite, et me mis au boulot. Le charbon qu’elle avait utilisé pour brûler ses herbes puantes avait laissé une marque noire sur le tapis rouge ; j’eus beau frotter jusqu’à rendre mes bras douloureux, rien ne la fit disparaître. J’avais l’impression d’aseptiser une scène de crime. Je pourrais désinfecter, brosser, ranger et aspirer ce salon des semaines durant, cela ne changerait pas le passé. Estelle était devenue violente, méchante avec moi ; et je ne pourrais pas encaisser sa folie éternellement sans m’autodétruire. Et bien que j’aurais tué pour elle, mon instinct de survie me poussait à prendre la porte, à tourner le dos à celle que j’avais toujours considérée comme ma sœur. Debout dans la cuisine, je réalisai que ce foutu instinct pouvait se rhabiller ; quitte à en baver tous les jours, je ne la laisserais pas affronter l’avenir seule. J’avais juste besoin d’aide, voilà tout. Je n’avais pas voulu informer Paul du délire de sa fille aînée pour ne pas l’inquiéter, mais peut-être le moment était-il venu ? Ou je pouvais toujours appeler sa psychiatre, non ? Je levai les yeux au ciel. Bien sûr que je ne ferais aucune de ces choses, ce serait comme la poignarder dans le dos. Avec son délire psychotique sur les esprits, un appel à sa psy serait comme si je l’enfermais moi-même dans une chambre capitonnée avec une jolie chemise blanche.
Je balayai le comptoir précautionneusement des débris de verre qui le recouvrait, mais m’arrêtai net dans le processus : je n’avais pas le souvenir qu’un seul objet en verre se soit trouvé dessus hier. Je fermai les yeux et visualisai le salon comme je l’avais trouvé en rentrant hier : les fenêtres étaient fermées, le comptoir vide mais un verre à pied était bel et bien sorti du placard. Un détail clochait cependant. Il était dans le pentacle avec Estelle, pas près de la cuisine. Alors comment expliquer les débris devant moi ? Elle n’aurait quand même pas essayé de m’attaquer avec ? A moins que… J’éclatai d’un rire sans joie. A cette allure, j’allais finir par croire à ces âneries d’esprits frappeurs.

— J’ai bien réfléchi, Agatha.
Estelle était entrée sans bruit et se tenait devant moi, inflexible.
— Tu dois déménager. Nous ne pouvons plus vivre sous le même toit.
Mon souffle se bloqua dans ma poitrine. Je suffoquais.
— T’es pas sérieuse, Estelle ? C’est une blague pourrie du premier avril, hein ?
Son regard me transperça telle une lame chauffée à blanc.
— Tu as jusque la fin du mois.
La tête me tournait, l’information étant bien trop dure à assimiler. Estelle se servit une tasse de thé et s’installa sur le canapé, comme si je n’existais pas. Comme si j’avais déjà quitté cet appartement, que j’étais déjà sortie de sa vie. Elle alluma la télé et zappa sur les différentes chaînes de la TNT.
— Je vais commencer à chercher un studio, balbutiai-je, la gorge serrée.
Elle augmenta le volume, comme pour faire taire le bourdonnement d’une mouche gênante. Je me ruai vers ma chambre pour qu’elle ne me voit pas pleurer. Je ne voulais pas lui offrir ce spectacle.

Je tournai en rond dans ma chambre, rendue folle par le chagrin. J’envoyai valser mes coussins à l’autre bout de la pièce dans un cri, avant de m’assoir en tailleur sur mon tapis, me balançant d’avant en arrière. Lorsque la crise se calma, je me traînais jusque mon dressing et en sorti péniblement de vieux cartons couverts de poussière. Je séchai mes larme du revers de ma manche, et en ouvris un sur lequel je déchiffrai dans mon écriture de gamine « TOP SECRET ! ». A l’intérieur se trouvaient de vieilles cartes postales jaunies par le temps, mes premières lettres d’amour, et mes albums photos. Estelle était présente sur la plupart d’entre elles. Nous deux à l’âge de dix ans, assises sur les pierres du Roc La Tour, à Monthermé. Nos bouilles couvertes de boue après le rallye de l’école, de grands sourires idiots. Notre premier Mardi Gras ensemble, déguisées en sorcières au nez crochu et aux verrues purulentes. Une photo de Castor, son labrador beige que j’avais toujours considéré comme mon propre chien. Nos soirées pyjama, pizza et films d’horreurs datant du lycée. Je découvris une lettre glissée derrière l’un de ces reliquats de jours heureux : notre promesse d’être amies pour la vie, quoi qu’il arrive. Un lien de sœurs de sang ridicule que nous avions copié d’un film pour ados ricain. Je la reposai dans un sanglot : qu’était devenue ma Estelle ?

Mue par tous ces souvenirs heureux, je rangeai mes cartons en quatrième vitesse et rejoignis Estelle dans le salon. Pour être certaine de capter son attention, je me postai devant la télé et agitai les bras dans tous les sens.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je voulais juste te dire que je n’ai pas la moindre intention de déménager. On va faire face ensemble, comme on l’a toujours fait. Il est hors de question que je reste les bras croisés pendant que tu t’enfonces, Estelle.
Elle se contenta de me lancer un sourire narquois avant de se décaler de quelques centimètres pour reprendre le visionnement de son soap favori. Je me jetai à ses pieds et serrai ses mains dans les miennes. Elle poussa un petit couinement de douleur, mais je n’en n’avais cure : elle devait m’écouter.
— Tu es ma meilleure amie, que tu le veuilles ou non. Je ferais n’importe quoi pour toi, même si pour ça tu dois me détester.
Elle daigna me regarder droit dans les yeux.
— Alors aide-moi à entrer en communication avec Leslie.
Je me flagellai intérieurement. J’aurais dû me douter qu’elle me demanderait un truc pareil. Je me mordis la langue, et acquiesçai.
— Dans ce cas, on fera les choses correctement : on demandera l’aide d’un professionnel, une personne qui saura nous guider et empêchera qu’on ouvre les Portes de l’Enfer par accident. En attendant qu’on trouve cet… individu, j’aimerais que tu me promettes de ne plus jouer les apprenties sorcières. Plus de ouija, plus d’encens, plus de bougies et plus de formules magiques en latin. Compris ?
— Promis.
Je l’embrassai sur la joue pour sceller notre accord. Elle s’excusa et retourna dans sa chambre, pendant que je me demandais à quel arnaqueur des pages jaunes j’allais bien pouvoir m’adresser.

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