Le portable coincé entre mon épaule et mon oreille, j’écoutai Gabriella me faire la leçon. Je fouillai les poches de mon jean avant de le jeter dans la machine, tout en me maudissant de l’avoir appelée.
— Elle veut que tu déménages ? Alors déménage ! hurlait-elle dans le téléphone. Elle est en train de péter les plombs, la poupée de porcelaine, tu peux plus rien faire pour elle. Pour ce que t’en sais, la prochaine étape dans son délire sera d’utiliser le sang d’une vierge effarouchée, et tu la retrouveras au pied de ton pieu avec des bocaux et un grand couteau !
Je ne pris même pas la peine de répondre à cette absurdité.
— Ok, si elle a besoin d’une vierge effarouchée, tu risques rien, mais elle est quand même flippante. Tu ferais mieux de te casser. Si c’est un souci d’argent, je peux te dépanner –
— Gabie, je m’inquiète pour elle.
— Et je m’inquiète pour toi, souffla-t-elle.
— Ecoute, on a passé un marché, elle et moi. Elle ne touche plus à son bordel ésotérique, mais en échange, faut que je trouve un médium pour l’aider. Je sais ce que tu vas dire, tous des arnaqueurs, et je suis entièrement du même avis. Mais avec un peu de bol, il va lui faire toute une comédie à grand renfort de bidules incompréhensibles, et une fois qu’elle sera persuadée d’avoir parlé à Leslie, tout redeviendra comme avant, lançai-je d’une voix pleine d’espoir.
— Hé, la mamie ! T’es capable de faire tes courses et de te balader avec des sacs de 100 kg de croquettes pour chats, alors trouve-toi une autre place dans le bus, ok ?
Je fronçai les sourcils.
— Bon, je connais quelqu’un sur Reims qui pourrait peut-être t’aider dans ce cas. Je m’occupais de sa grand-mère quand j’étais aide-soignante. Elle est tip-top, juste ce dont tu as besoin. Je l’appelle pour voir si elle est libre, et on y va ensemble, ça te convient ? Non, Mémère, je t’ai dit de t’assoir ailleurs ! Je te laisse, j’ai une vieille qui me colle aux Prada. Bisous dans ta face, morue !
Je raccrochai, abasourdie. Depuis quand Gabriella était-elle aussi désagréable avec les personnes âgées ? La dernière fois qu’on s’était baladées ensemble, elle avait aidé un grand-père à traverser la rue, et maintenant elle en venait pratiquement aux mains pour un siège dans le bus ?
— Le monde ne tourne pas rond en ce moment, conclu-je en mettant la machine en route.

Je frappai doucement à la porte d’Estelle, une tasse de thé et des croissants sur un plateau. Comme aucune réponse ne me parvint, j’entrai et déposai le petit-déjeuner sur son bureau. Je m’assis au pied de son lit et la regardai dormir. Elle avait dépassé le stade de la pâleur, et pouvait concourir sans problème pour la mannequin de l’année. En quelques semaines seulement, elle semblait avoir perdu 10 kg. Je remontai la couette sur elle, et retournai dans le salon. Allongée devant la télé, j’adressai une prière au premier dieu de la création qui daignerait m’écouter, le suppliant de tout faire pour qu’Estelle aille mieux.

Je sortis sur le balcon, et allumai une cigarette, le regard perdu dans le lointain. Je soufflai ma fumée vers le haut, mais le vent la lui ramena en plein visage.
— Eteins cette cigarette, veux-tu ? C’est la dixième que tu allumes en moins d’une heure.
— Toi aussi tu penses qu’Estelle est bonne à interner ? demandai-je en jetant ma cigarette par-dessus la balustrade.
— Leslie est peut-être réellement chez toi ?
J’observai les nuages noirs s’amonceler dans le ciel, plongeant la ville dans les ténèbres. Un violent coup de tonnerre résonna alors qu’une nuée de papillons de nuit me traversait, fuyant l’orage.
— Une tempête approche, constatai-je d’une voix neutre.
— Tu as encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir l’affronter, Agatha.
Je balayai sa remarque du revers de la main. De grosses gouttes martelèrent le toit de l’immeuble, et très vite je fus détrempée. Je léchai mes lèvres et fus surprise par le goût de fer qu’avait la pluie. Je lui montrai mes mains couverte de tâches rouges.
— Le ciel saigne, regarde.
Mais j’étais seule sur le balcon. Un cri déchira le silence. Je reconnus ma voix.

Je me réveillai sur le sol, entortillée dans le plaid du canapé, pantelante. Mon portable indiquait un nouveau message. Les dés étaient jetés : Gabie et moi avions rendez-vous avec Prisca Wierst l’après-midi même.

La salle d’attente de la médium sortait tout droit d’un décor de cinéma des années 60, en plus kitch encore. Les murs et les plafonds étaient couverts de lambris pourpre, des frises dorées couraient le long des portes de bois foncé et d’épais tapis rouge se superposaient, couvrant ainsi le vieux parquet encore visible à l’entrée. Une bibliothèque de bois massif rassemblait des curiosités centenaires et y côtoyaient des livres sur le spiritisme, la voyance et l’histoire du peuple gitan à travers les siècles. Une table basse trônait au centre de la pièce, recouverte d’un napperon fleuri et posé en son centre, une magnifique boule de cristal. Gabriella était assise sur l’un des fauteuils vert à frange dorée. Je soupirai et m’assis à mon tour, pas convaincue par la décoration de mon hôtesse.
— Ta copine s’appellerait pas Esmeralda, par hasard ?
Gabie leva les yeux de son magazine.
— Non, pourquoi ?
— Parce que j’ai l’impression d’être dans une roulotte. Je m’attends presque à ce qu’on me demande de traire une petite chèvre.
J’éternuai bruyamment.
— Ma parole, le monde entier est sponsorisé par une marque d’encens dernièrement ? maugréai-je. Gabie, c’était une mauvaise idée. Allez, on s’en va.
— Ce serait grossier de votre part, Mademoiselle Eckard. J’ai annulé d’autres rendez-vous pour vous recevoir si vite.
La médium écarta un épais rideau de velours, et fit son apparition. La quarantaine, ses longs cheveux noirs bouclés retenus dans un chignon, elle portait un simple jean et un teeshirt blanc ; la déception dût se lire sur mon visage, car elle me demanda, pince sans rire :
— Vous vous attendiez à un énième cliché, n’est-ce pas ? Ne vous en faites pas, ma garde-robe est pleine à craquer de jupes longues et de foulards fleuris.
Elle étreignit Gabriella, avant de reculer et de l’observer d’un air curieux.
— Tu as bien changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vues.
Mon amie me lança un regard gêné, et se racla la gorge.
— Tu sais ce que c’est, le boulot, et tout ça. Je te présente Agatha. Aggie, voici Prisca Wierst, la meilleure médium de la région.
Nous échangeâmes une poignée de main, mais alors que je retirai la mienne, Prisca la retourna et étudia ma paume, avant de saisir l’autre d’un mouvement si rapide que je n’eus pas le temps de l’éviter. Elle l’étudia avec attention, puis nous fit signe de la suivre derrière le rideau. Une fois installées, elle nous offrit une tisane de sa création.
— Dites-moi, Agatha, pourquoi me voyez-vous comme la dernière option avant d’envoyer votre meilleure amie en hôpital psychiatrique ?
— Vous avez deviné ça en lisant les lignes de ma main ? demandai-je, impressionnée malgré moi.
Gabriella et elle échangèrent un regard avant d’éclater de rire. Je restai muette, détestant être la risée des deux grandes copines.
— Ne soyez pas stupide, mon enfant. Gabriella m’a mise au courant de votre situation, mais j’aimerais entendre votre version des faits, avec vos propres mots. Les mots sont importants, vous savez. Ceux que vous choisirez ne seront pas les mêmes que ceux utilisés par une tierce personne. Vous seule pouvez m’expliquer correctement la raison de votre présence chez moi.
J’inspirai profondément et me jetai à l’eau. La mort de Leslie et l’obsession d’Estelle pour les esprits. Prisca hocha la tête à plusieurs reprises, le visage fermé. A la fin de mon récit, elle croisa les bras sur la poitrine dans un petit sourire qui ne me disait rien qui vaille.
— Et s’il s’avérait qu’elle avait raison, que Leslie la hantait bien ? Que feriez-vous ? Chercheriez-vous un charlatan de bas-étage pour jouer votre petite comédie et convaincre votre meilleure-amie que tout cela n’était que son refus d’affronter la réalité ?
Je sentis mes joues s’empourprer.
— Qu’une chose soit claire, mademoiselle Eckard. Si Leslie suit réellement Estelle, je le lui dirais. Je ne mentirais jamais à ce sujet parce que vous êtes trop bornée pour accepter l’idée que cette possibilité existe. Ce n’est pas parce que vous ne voyez pas quelque chose que cette chose est impossible.
Je me rembrunis instantanément. Je n’aimais pas son ton condescendant ; j’avais passé l’âge de me faire traiter comme une gamine.
— Excusez-moi, Prisca, mais rien ne me prouve que vous n’êtes pas aussi bidon que votre déco pour touristes en mal d’émotions. Pourquoi je vous ferais confiance plus qu’à un autre de ces arnaqueurs ?
— Ne comptez pas sur moi pour jouer à la gitane de foire, ni pour vous tirer les cartes pour tenter de vous convaincre. Si vous vous sentez incapable de me faire confiance, je ne vous retiendrais pas plus longtemps. Vous connaissez la sortie.
Je me levai d’un bond et repoussai le rideau violemment. Comment avais-je pu croire que cette actrice ratée pourrait m’aider à sortir Estelle de sa névrose morbide ? J’allais quitter l’appartement lorsque Prisca m’interpella. Je me retournai, rouge de colère.
— Cet homme dont vous rêvez, nuit après nuit, après nuit, mais dont le visage vous échappe au petit matin. Ne lui faites pas confiance.
J’ouvris grand la bouche, incapable de parler. Comment savait-elle pour mes rêves ? Je n’en n’avais jamais parlé à qui que ce soit, pas même Estelle était au courant. Mais Prisca n’en n’avait pas fini, et se tourna vers Gabriella, solennelle.
— La tempête approche, Gabs, bientôt la pluie sera faite de sang. Et lorsque le ciel saignera, plus personne ne pourra l’arrêter.
Toute couleur quitta le visage de Gabriella alors que je digérais les paroles de la médium. Le ciel saigne… Gabie m’attrapa le poignet et m’entraîna à sa suite si rapidement que je dus presque courir pour rester à sa hauteur. Les poumons en feu, je lui demandai de ralentir le rythme, mais la seule réponse à laquelle j’eus droit fut un « j’ai besoin d’un verre, et vite ».

Installées au fond du Sherlock, je ne quittai pas des yeux Gabriella. Pas une seule fois elle ne m’avait regardée depuis notre sortie en trombe de chez sa copine la gitane ; elle semblait totalement paniquée. Je sentais qu’elle me cachait quelque chose, mais n’avait pas trouvé le courage de me dire ce que c’était. Je lu arrachai le menu des mains et lui demandai ce qui ne tournait pas rond. Elle se passa la main dans les cheveux, et se rongea les ongles.
— C’est si grave que ça ? murmurai-je, tendue. Tu te ronges les ongles. C’est la première fois que je te vois comme ça, alors dis-moi à quel point la situation est grave.
— Tu sais comme je t’ai répété ces derniers jours que les esprits n’étaient qu’une invention des scénaristes ricains, et que ça ne faisait peur qu’au ciné ? Je t’ai peut-être un peu menti.
Je ris un bon coup, persuadée qu’elle me faisait une mauvaise blague. Son air sérieux me calma aussi sec.
— J’ai déjà vu Prisca à l’œuvre, Aggie. C’est pas du pipeau. Si elle en vient à nous dire des trucs aussi cryptiques, c’est qu’il y a anguille sous roche. Peut-être qu’Estelle a raison, et que Leslie se balade en mode drap blanc et boulet à la cheville dans votre appartement. Je ne sais pas, mais je pense que tu devrais accepter son aide. C’est la seule qui en soit capable.
— Mais… mais c’est impossible que ce soit vrai ! Les fantômes, les vampires, et tout ça, ce sont que des contes pour enfants ! Une façon pour eux d’apprivoiser leurs peurs les plus intimes, et autres trucs de psy pour mômes.
— Alors qu’est-ce que tu risques à inviter Prisca chez toi ?
Je ruminai ses paroles.
— Très bien, dis-lui de venir demain, je m’occupe d’Estelle.

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