Je tournais en rond dans l’appartement, ne sachant pas quoi faire en attendant l’arrivée de Prisca. J’avais descendu les stores, puis les avais remontés une bonne demi-douzaine de fois ; j’en étais à mon troisième mug de café noir et j’avais presque fini mon paquet de cigarettes entamé le matin même. Estelle patientait dans le fauteuil, stoïque. A nous voir, on aurait pu croire que c’était moi la passionnée de spiritisme : je passais d’une pièce à l’autre, incapable de tenir en place. Et si c’était vrai ? me répétai-je en boucle. Et si la petite-amie morte de ma meilleure amie dépressive hantait vraiment les lieux ? Est-ce que ça voulait dire qu’on allait vivre en colocation avec un fantôme pour le restant de nos jours ? Je regardai par la fenêtre de la cuisine ; si Leslie était vraiment parmi nous, la terre entière pouvait être hantée par d’autres esprits. Ça pourrait renverser les plus gros gouvernements et changer la donne chez les croyants : Eh oui, les gars, pas de paradis, pas d’enfer, juste les vivants et concubinage insoupçonné avec les morts. J’avais l’impression que ma tête allait exploser. Toutes ces idées étaient bien trop bizarres à accepter. Je fus soulagée quand l’interphone sonna, et que je découvris les filles sur le palier. Gabriella me fit la bise, et m’informa qu’un mec hyper canon les avait suivies dans les marches. Je saluai Charles de la main.
— C’est lui le mec de tes rêves ? me demanda-t-elle dans un clin d’œil.
Charles se retourna, hilare, tandis que je piquais un fard capable de guider des bateaux dans la nuit.
— Je hante tes nuits, maintenant ? On grille des étapes, toi et moi. Charles Cordelier, se présenta-t-il à mon amie.
— Le libraire sexy ! chantonna Gabriella.
Je la poussai sans ménagement dans l’appartement, et refermai la porte. Je la rouvris et trouvai Charles, toujours planté sur son paillasson.
— Vas pas te faire des idées, c’est pas du tout ce que tu crois. Et non, je rêve pas de toi.
Je fermai la porte à double tour, et fusillai Gabie du regard.
— Considère que c’était un coup de pouce du destin, me railla-t-elle.
— J’appelle plutôt ça la honte de ma vie, merci.
Je la contournai et allai serrer la main de Prisca, en pleine conversation avec Estelle. Ma meilleure amie avait les yeux brillants, et un grand sourire illuminait son visage fatigué.
— Prisca dit qu’il y a bien quelqu’un d’autre avec nous, elle peut sentir sa présence ! Je le savais, Aggie, elle est là !
Je soupirai. Ainsi donc Estelle avait raison depuis le début. Les esprits existaient. Ma conception de l’univers venait de basculer en un instant. Prisca prit la parole.
— Je ne vois qu’une solution pour discuter avec notre esprit. Vous avez des bougies ?
Nous étions toutes les quatre assises autour de la table basse du salon. Prisca nous avait demandé de recouvrir chaque miroir de la maison d’un tissu sombre, et de tourner le dos à la porte d’entrée. Nous nous serrâmes l’une contre l’autre et Prisca nous expliqua ce qu’était l’Emprunt. Les gitans considéraient que chaque être vivant était emplit de force vitale, le dji. Mais contrairement aux plantes ou aux animaux, les humains avaient une âme, lindra en gitan. Sa grand-mère, voyante du clan, avait inventé un moyen pour que les morts puissent communiquer à travers elle, tout en gardant sa propre lindra. Gabriella bâilla à s’en décrocher la mâchoire ; Estelle, quant à elle, était captivée par les paroles de la gitanes. Je me contentai de hausser les sourcils.
— En gros, vous vous faites posséder.
Ma conclusion ne fut pas très bien accueillie par Prisca.
— Cela n’a rien à voir avec une possession, jeune fille. J’ai le contrôle absolu sur l’entité, je ne subis pas sa présence.
Elle baissa les paupières et Estelle l’imita rapidement. Je donnai un coup de coude à Gabie.
— On fait quoi maintenant ? lui murmurai-je aussi discrètement que possible.
— On se tait et on me laisse me concentrer, pour commencer, répondit sèchement la médium.
— Désolée, madame.
Le temps défilait au ralenti. Puis un murmure, aussi léger qu’une brise, se fit entendre. Il gagna en puissance pour devenir un chant rauque dont je ne saisissais pas le sens. Pour l’avoir déjà vu dans nombre de films d’horreur, je compris que Prisca était entrée en transe. Le chant disparut, et Prisca se jeta au cou d’Estelle, la couvrant de baisers. Estelle la repoussa, les joues en feu. Puis elle écarquilla les yeux.
— Leslie… ?
Prisca acquiesça et embrassa de nouveau Estelle, qui l’enlaça aussitôt.
— Tu me manque tellement, ma chérie. Pourquoi ne me parles-tu plus ? Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Oh Leslie, oh mon Dieu, c’est vraiment toi !
Gabriella observait la scène en retrait. Je mourrais d’envie de serrer Leslie dans mes bras, moi aussi, mais n’osais pas interrompre des retrouvailles aussi belles. Leslie caressa les cheveux de son amante, et planta son regard dans le sien.
— Ma chérie, tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé ?
Les pleurs d’Estelle se transformèrent en gémissements bruyants. La tension dans la pièce se fit palpable : quelque chose allait de travers.
— Tu vas me rejoindre, n’est-ce pas ? Toi et moi, ensemble pour l’éternité, comme tu l’avais promis.
— NON !
Je m’étais levée et avais giflé Prisca, qui tomba en arrière sous l’impact. La colère déforma ses traits, mais elle m’ignora et rampa vers Estelle.
— Ne l’écoute pas, ma chérie. Elle te veut rien que pour elle, mais elle ne t’aimera jamais autant que moi, tu le sais. A la vie, à la mort.
Je m’interposai entre Estelle et Prisca, la peur me serrant les entrailles.
— Leslie ne demanderait jamais une chose pareille à Estelle. Elle l’aimait trop pour ça. Qui êtes-vous ?
La médium se redressa, et je reculai malgré moi. Elle était effrayante.
— Elle m’appartient.
— Elle n’appartient à personne, plaidai-je, terrorisée. Laissez-la tranquille !
Gabriella me poussa hors de son chemin, et se planta devant son amie.
— Prisca, reprends le contrôle. Maintenant.
L’esprit s’esclaffa, et baissa les yeux vers Gabriella.
— De quel contrôle veux-tu parler ? Elle n’a aucune chance contre moi. Personne ne peut me vaincre.
Il se tourna vers moi, un sourire sadique sur les lèvres.
— Ton amie est à moi.
Prisca hurla et s’évanouit sur le tapis. Je courus auprès d’Estelle et la serrai contre moi. Gabie, de son côté, allongea Prisca sur le canapé.
— Amène-la dans sa chambre, Agatha. Il faut qu’elle se repose.
J’obtempérai et soutins Estelle jusque son lit. Je la couchai dans ses draps et m’allongeai à ses côtés. Elle se pelotonna contre moi, ses sanglots entrecoupés de petits cris de douleur.
— Elle est partie, Aggie. Elle est vraiment partie.
— Ce n’était pas elle, ma douce.
— Je ne la reverrais plus jamais. Elle m’a abandonnée. Oh mon Dieu, Leslie est morte !
Je la serrai dans mes bras, mes larmes se mêlant aux siennes.
— Je voulais juste la revoir, lui dire que je l’aime. Je croyais que c’était elle, je te le jure. Elle m’a dit que c’était elle ! Je suis tellement désolée…
Je ne dis plus rien, et attendis qu’elle finisse par s’endormir.

— … de niveau 4, Gabriella ! J’ai bien failli perdre le combat ! Ce n’est pas à moi d’affronter des niveaux 4, tu le sais aussi bien que moi ! Alors qu’est-ce que tu attends, non de Dieu ! chuchota Prisca.
— Ecoute, c’est ni le lieu, ni le moment pour parler de ça. J’ai mes raisons et –
Gabie s’arrêta en plein milieu de sa phrase, et je compris que j’étais découverte. Je quittai le couloir et, mine de rien, m’assis face à Prisca.
— Vous vous sentez mieux ? m’enquis-je auprès d’elle.
Elle acquiesça, mais je ne la croyais pas. Elle était terrifiée, sursautant à chaque petit bruit et ne cessait de regarder autour d’elle.
— Bon, qui appelle le prêtre ?
Visiblement, aucune des deux ne comprenait ce que je voulais dire.
— Pour l’exorcisme de l’appartement ? expliquai-je. Histoire de dégager l’autre psychopathe invisible ?
Prisca eut l’air navré, et secoua la tête, tandis que Gabie faisait de son mieux pour paraître intéressée par une tâche sur son jean noir. Je déglutis, la peur au ventre.
— Attendez, vous êtes pas en train de me dire qu’on va devoir déménager ? Vous pouvez pas balancer de l’eau bénite sur les murs et psalmodier deux, trois mots en latin ?
— Déménager ne vous servira à rien, Agatha. Les esprits vont et viennent comme bon leur semble. Ils hantent les vivants, pas les lieux. Lorsqu’un lien se créé entre un esprit et un être vivant, il est impossible de le briser. Estelle lui a donné une emprise sur elle, et désormais, où qu’elle aille, il la suivra. Je suis impuissante face à une telle situation… termina-t-elle dans un chuchotement.
La tête me tourna.
— Mais si elle décide de rompre le lien elle-même, il s’en ira, non ? L’esprit nous laissera tranquilles, on est d’accord ? insistai-je, désemparée.
Les deux amies se murèrent dans un silence désolé.
— Alors qui peut nous aider si vous êtes inutile ? Les frères Winchester ? Buffy ? Qui ?!
Prisca ramassa ses affaires en silence et, sans croiser mon regard une seule fois, se hâta de quitter l’appartement. Gabriella, les larmes aux yeux, me demanda des nouvelles d’Estelle.
— Elle s’est endormie. Elle a enfin compris que Leslie était partie pour de bon. Elle a aussi compris qu’on s’était joué d’elle, qu’on l’avait utilisée… Ça va la détruire, Gabie.
Elle me serra dans ses bras ; je restai sans bouger. C’était ma faute, non ? Si je n’avais pas insisté pour qu’un médium vienne à la maison, on n’en serait pas arrivées là.
— On va trouver un moyen de virer l’autre taré, je te le promets.
Je hochai la tête alors que l’avertissement de Prisca me revenait en mémoire.
La tempête approche. 

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