La route du retour fut plus compliquée que prévu. Le front posé contre la fenêtre, j’effaçai distraitement de ma manche la buée accumulée, et observai les alentours plongés dans les ténèbres.
— On est pas déjà passées devant cette affiche ?
— Tu te fais des idées, me répondit Estelle.
Je levai les yeux au ciel. Bien sûr que c’était la même affiche ; nous la dépassions pour la quatrième fois et j’aurais pu la réciter les yeux fermés.
— Tu sais pas où on est, avoue.
— Agatha, soupira-t-elle, je sais très bien où nous sommes.
— Donc on tourne en rond pour admirer le paysage ?
Cela faisait exactement une heure et quinze minutes qu’on se tapait les mêmes sens interdits, les mêmes ruelles aux boutiques fermées et les mêmes parkings déserts. Ma patience atteignait ses limites. Estelle, de son côté, faisait tout son possible pour garder son calme, et pianotait sur le GPS, comme si cette ridicule boîte en plastique allait nous sortir de ce labyrinthe. Je maudis le crétin qui avait dessiné les plans de cette ville. A quoi ça rimait, toutes ces impasses ? Et depuis quand était-il possible d’entrer dans une métropole, mais pas de trouver l’autoroute pour la quitter ? Rennes avait été construite par le Diable, j’en aurais mis ma main à couper. Cette journée se transformait en cauchemar : on avançait de dix mètres vers la sortie, mais cette dernière reculait de trente mètres, tournait sur elle-même et partait se planquer à l’opposé de la bagnole. Pour ce que j’en savais, des membres de la NSA nous observaient grâce à leurs satellites, et se fendaient la tronche en nous montrant du doigt.
Je reportai mon attention sur Estelle. J’étais si fatiguée que j’étais en colère contre le monde entier, et la voir si sereine m’agaçait au plus haut point.
— Tu peux arrêter de taper du pied, s’il te plait ?
— Oh, désolée… répondis-je dans un grognement. Je m’en voudrais de te déranger en existant. Mais bon, si on n’était pas paumées comme de grosses nazes au milieu de la nuit, à 800 km de chez nous, j’aurais pas besoin de m’occuper en tapant du pied, ajoutai-je dans un murmure qui, en réalité, n’en était pas un.
— Bah vas-y ! Prends le volant si tu penses être plus douée que moi ! Ah non, j’oubliais : Madame n’a pas le permis, parce que Madame n’a pas les moyens de se le payer alors qu’elle dépense tout son salaire en figurines de manga !
Elle ôta le GPS de son support, le cogna plusieurs fois sur le volant, avant d’ouvrir sa fenêtre et de le jeter sur la route. Je la regardai faire, stupéfaite.
— T’as bien fait de le jeter dehors, au moins comme ça il nous emmerdera plus avec ses recommandations à la noix. Tout le monde sait qu’il faut toujours tourner à gauche, de toute façon.
— Tu veux bien la fermer une minute ?
Je m’exécutai, effrayée par le monstre que j’avais créé, et m’allumai une cigarette. Estelle la saisit d’entre mes lèvres d’un geste rapide et l’envoya rejoindre le défunt GPS dans les rues rennaises. J’allais objecter, mais son regard furieux m’en dissuada ; je n’avais pas franchement envie d’être à mon tour éjectée de la voiture.
— Ça pourrait être pire, tentai-je pour briser la glace. Ça pourrait être le Jour de la Marmotte.
C’était sans doute la réflexion la plus ridicule qui avait jamais quitté mes lèvres, mais ça eut le mérite de détendre l’atmosphère. Estelle esquissa un sourire, qu’elle cacha maladroitement derrière une quinte de toux. Je chantonnai le refrain de I Got You Babe, et elle se joignit à moi. Nous terminâmes la chanson dans un éclat de rire.
— Si ça se trouve, on est dans une faille spatiale ? supposai-je tout en essayant d’apercevoir des indications sur la direction à suivre.
— Tu devrais arrêter les romans de science-fiction, oui !
Aucune âme à l’horizon, pas même un petit vieux baladant son chien pour une pause pipi nocturne. Cette ville était encore plus morte que Reims en hiver.
Au détour d’un carrefour, je remarquai un étrange panneau vert, couvert de graffitis, sur lequel je ne parvins à distinguer qu’un E majuscule.
— Ça veut dire quoi les panneaux verts ?
— Ils indiquent des autoroutes européennes, pourquoi ?
— Parce qu’on vient tout juste d’en dépasser un.
La voiture pila sec, et je manquai atterrir dans le pare-brise, la respiration coupée par la ceinture de sécurité. Heureusement que personne n’était sur la route, pensai-je tout en remerciant le ciel d’être encore en vie. Estelle se tourna vers moi dans un ralenti effrayant, et je me recroquevillai sur mon siège, regrettant de ne pas être une souris à cet instant précis. Elle reporta son attention sur la route, fit demi-tour, écrasa l’accélérateur et retourna d’où nous venions. Après de multiples dérapages contrôlés dignes des meilleurs Fast and Furious, nous quittâmes le centre-ville et entrâmes dans une zone industrielle délabrée. Les ruelles pavées avaient laissé place à de sinistres routes éclairées par d’anciens lampadaires jaunâtres. Devant nous s’étendaient d’immenses chantiers de construction à l’abandon. J’avais la désagréable sensation de tenir le premier rôle dans un film d’horreur à petit budget. A l’allure où allaient les choses, on allait tomber sur un auto-stoppeur cannibale. Je fis part de mon angoisse à Estelle, qui se contenta de hausser les épaules et de me promettre de n’accepter aucun auto-stoppeur cette nuit. La voiture s’enfonça dans les ténèbres, les lampadaires disparurent, et très vite les phares furent notre seule source de lumière. Le goudron sous nos roues nous secouait dans tous les sens, pour le plus grand déplaisir de mon coccyx qui commençait à trouver le temps long. Je me tortillai sur mon siège, à la recherche de la position parfaite. Je profitai de la concentration d’Estelle pour répondre à Gabie, et lui proposer d’aller boire un verre le lendemain soir, si bien sûr nous rentrions en vie vu notre situation actuelle. Je jetai mon portable dans mon sac, et l’écran éclaira le magazine que j’avais acheté avant notre départ de Paimpont ; un spécial Légendes de la Mort en Bretagne. Mon cerveau établit la connexion entre la statue et ces gravures obscures dont je me souvenais, et je tournai les pages, pressée de les retrouver. Elles étaient sur une double page narrant les multiples apparitions de l’Ankou dans le folklore breton.
— C’était une statue de l’Ankou !
— De quoi tu parles ? demanda Estelle en baissant le volume de la radio.
— La statue ? Sur le parvis ? C’était une représentation de l’Ankou ! Je savais que je l’avais déjà vue quelque part…J’avais la réponse dans mon sac à main depuis le début !
Je me frappai le front, victorieuse. J’avais résolu un mystère, j’étais devenue une vraie détective !
— Et ?
Je redescendis de mon petit nuage, et regardai Estelle, abasourdie.
— Comment ça, et ?
— Et ça change quoi ? En quoi c’est si important pour toi ?
— Ben…
Je me tus, à la recherche de la réponse adéquate. Mais Estelle avait raison : en quoi cela était-il important ? Ce n’était qu’une statue parmi tant d’autres, et j’étais là, à m’auto-congratuler parce que j’avais réussi à me souvenir où j’avais vu une chose similaire. Je me concentrai sur le parvis, et revis Estelle tomber devant la statue. J’ouvris les yeux, et tournai à nouveau les pages du magazine. Quelque chose me dérangeait encore. Un titre d’article attira mon attention : Les Intersignes. Je lus ce dernier en diagonale, et me mordis les lèvres dans un petit couinement apeuré.
— Allons bon, à quoi tu penses cette fois-ci ?
— A rien, répondis-je précipitamment, à rien, promis.
— Aggie, on est amies depuis l’école primaire. Tu crois que je ne sais pas que quand tu fais cette tête-là c’est que tu as la trouille ? Raconte, m’ordonna-t-elle.
— Te moques pas, hein. Mais selon les légendes populaires, la Mort envoie des messages aux gens avant de frapper, des intersignes, qu’ils appellent ça. Et je repensais au fait que tu sois tombée devant la statue, cette fameuse statue qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Ankou et…
— …Et tu t’es imaginé que c’était un intersigne, et que j’allais mourir ? plaisanta l’inconsciente. Oh, Aggie, si tu n’existais pas, il faudrait à tout prix t’inventer.
Je forçai un éclat de rire, et tentai de me détendre. Rien n’y faisais, cependant : un truc clochait, j’en étais sûre.

Nous approchions du troisième rond-point depuis notre sortie de Rennes, Elton John à fond dans la voiture. J’étais en plein refrain lorsque je sentis que nous ralentissions. Je me tournai vers Estelle alors que nous calions. J’allais lui demander ce qui n’allait pas lorsqu’elle se mit à hurler ; je fis de même, sans savoir pourquoi. Elle s’éloigna de moi, et se colla à sa portière, les mains levées devant elle. Je me retournai lentement, et vis une silhouette blanchâtre s’approcher de ma fenêtre. Je hurlai plus fort encore, et verrouillai les sécurités, les mains tremblantes. La silhouette glissa le long du parechoc, et se tint du côté conducteur, avant de s’évanouir dans la nuit. Estelle tourna la clé et le moteur, après quelques hoquets incertains, ronronna sous le capot. Nous roulâmes une minute sans oser nous retourner, et j’entendis Estelle marmonner :
— I’m still standing…
— Yeah, yeah, yeah… répondis-je dans un souffle.
Nous échangeâmes un regard et partîmes dans un fou rire incontrôlable. Je riais si fort que je finis par pleurer, la tension en chute libre. Estelle posa la main sur mon genou, et tenta de me réconforter.
— Je crois qu’on vient de refuser de prendre en stop une Dame Blanche…
J’écarquillai les yeux.
— Ça veut dire qu’on va pas avoir d’accident, c’est ça ? Non, attends. C’est quand on fait monter la Dame Blanche qu’on évite de mourir comme elle, ou quand on ne la prend pas dans la voiture ?
— C’est toi la pro des films d’horreur, me répondit-elle dans un gloussement.
Je laissai le stress retomber, et analysai la situation à voix haute.
— Les films ne sont que des films. Si tu veux mon avis, on a plus de chances de tomber sur un taré comme dans Saw que sur des fantômes, vu que ces trucs-là n’existent pas.
— Et pourtant, tu dors la lumière allumée quand tu regardes les chasseurs de fantômes sur Planet… insista-t-elle.
Je gardai le silence, sachant pertinemment que je ne gagnerais pas ce combat. J’aimais me faire peur en imaginant que les bestioles surnaturelles existaient, mais de là à croire que des esprits pouvaient apparaître en plein milieu de nulle-part et arrêter une voiture, il y avait une marge. Et pourtant, perdues sur cette route glauque, bordée d’arbres aux formes bizarres, le numéro spécial Mort en Bretagne sur les genoux, je n’en menais pas large.
Je regardai droit devant moi, et avisai le cadavre d’un renard sur le bas-côté.
— Génial, on a atteint le must des road-trips, murmurai-je pour moi-même.

Attirée par une curiosité morbide que je ne me connaissais pas, j’examinai le corps de la pauvre bête alors que nous la dépassions. Elle leva la tête au même instant, les babines relevées dans un grognement. Je sursautai. Il se mit debout sur trois pattes, un œil pendant hors de son orbite. Je clignai des yeux, le cœur battant la chamade, et retrouvai la bête allongée, une patte arrière tordue dans un angle peu naturel. Les mains tremblantes, je saisis mon paquet de clopes et en allumai une, faisant fi des menaces d’Estelle. Etais-je en train de perdre la tête ? Non pas que la possibilité que nous ayons croisé un renard-zombie ne me plaisait pas, mais cela faisait beaucoup d’évènements étranges en une seule soirée. Je regardai la couverture du magazine. Et si la Faucheuse avait décidé de vivre avec son temps, et utilisait des zombies en guise de lavandières de la nuit ?
— Estelle, rassure-moi, t’as pas entendu de charrette qui grince ?
Elle se pencha vers moi comme une conspiratrice.
— Tu penses qu’on est suivies par des paysans amish ? Arrête ton délire, veux-tu ? Rien ne va nous arriver cette nuit, je te le promets, petite idiote.
Je me murai dans un silence honteux, et maudis mon imagination débordante qui m’avait une fois de plus embarquée dans des histoires ridicules. Autour de nous, les arbres se faisaient plus nombreux et plus lugubres encore, et je réprimai un frisson. Estelle murmura, lointaine.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
Elle se gara sur le bas-côté de la route de campagne, et coupa le moteur. Devant nos yeux ébahis se dressaient de vieux bâtiments en ruines, couverts de lierre.

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