L’appartement était glacial, malgré le chauffage soufflant que j’avais installé au beau milieu du salon plus tôt dans la matinée. Estelle et moi étions blotties l’une contre l’autre sous sa couette, et le regardions comme nous aurions admiré un bon feu de cheminée. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit pour veiller sur son sommeil. Elle s’était réveillée plusieurs fois en hurlant le prénom de Leslie, et j’avais eu de plus en plus de difficultés à lui faire comprendre que ses visions n’étaient que des cauchemars.
L’odeur de son chocolat chaud me donna des hauts le cœur ; je n’avais rien pu avaler de solide depuis la matinée précédente, et bien que mon estomac criait famine, la simple idée de me nourrir me dégoutait. J’avais un poids sur la poitrine qui s’alourdissait d’heure en heure. Etait-ce le fait de savoir que nous n’étions pas deux, mais trois personnes assises autour de notre cheminée de fortune ? Ou bien était-ce la conviction que notre invité indésirable faisait de son mieux pour que nous remarquions sa présence ? Depuis l’intervention de Prisca, je me sentais comme épiée dans chacun de mes mouvements ; le plancher craquait, et j’avais de nouveau recouvert les miroirs de l’appart après avoir aperçu une ombre étrange derrière moi dans l’un d’eux. Je l’imaginais facilement prendre un malin plaisir à nous voir sursauter à chaque bruit suspect, constamment sous pression. Cette saleté s’était amusé à nous monter l’une contre l’autre, Estelle et moi, et son plan aurait pu réussir si notre amitié n’avait pas été aussi forte. Je comptais bien lui montrer que grâce à ce même lien, nous allions trouver un moyen de lui botter le cul hors de notre chez-nous.
Malgré ces pensées positives, j’avais une trouille pas possible. J’avais peur de ce qu’il pourrait nous faire, mais surtout peur pour Estelle, que je ne lâchais plus d’une semelle. Elle avait beau répété que tout allait bien, je savais que ce n’était pas le cas. Elle avait été trahie de la pire façon qui soit, et rien que pour ça, cet enfoiré de fantôme méritait un aller simple pour Enferville.
— Je suis prête.
J’embrassai Estelle sur le front. A son réveil, nous nous étions mises d’accord sur le fait que son fourbi pseudo paranormal devait disparaître : on avait déjà un revenant sur les bras, on allait pas risquer d’ameuter ceux qui pourraient traîner dans le coin. Un psychopathe à la fois, avais-je déclaré.
J’empoignai tous les sacs poubelles que j’avais pu rassembler et la rejoignis dans sa chambre. Je restai en retrait dans un coin alors qu’Estelle balançait sans ménagement chaque artéfact spirite au fond des sacs.
— N’oublie pas l’encens, surtout. J’en peux plus de ces machins puants, grommelai-je dans ma barbe.
Elle acquiesça et continua son grand ménage. J’aurais souhaité lui prêter main forte pour que tout disparaisse le plus vite possible, mais je savais que c’était une tâche qu’elle devait accomplir seule. Une étape importante pour s’affranchir de cette connexion malsaine. Je savais que cela ne changerait en rien sa présence dans l’appartement, mais moins il y aurait de lien physiques et tangibles entre eux, mieux je me porterais. Je ne pus m’empêcher d’applaudir lorsque les bâtons d’encens de myrrhe disparurent pour de bon dans le vide-ordures. Mon comportement pouvait paraître égoïste, mais je m’en contrefichais : j’avais réussi à faire sourire ma meilleure amie pour la première fois depuis des lustres.

Nous déjeunâmes ensemble, et passâmes la journée affalées devant la télévision, faisant notre possible pour occulter la présence indésirable à nos côtés. Estelle somnola la plus grande partie de l’après-midi, et me quitta tôt dans la soirée pour rejoindre son lit. Je regardai Une Nounou d’Enfer, un pâle sourire aux lèvres. Notre relation n’était pas revenue à ses plus beaux jours, mais nous étions décidément sur la bonne voie, Estelle et moi. Bien entendu, nos échanges étaient un peu forcés, nos sourires peu assurés, mais je ne m’attendais pas à ce que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je décapsulai une bière et m’installai plus confortablement dans mon fauteuil. Le craquement du plancher me fit lever la tête du magazine télé, et je scrutai les coins sombres de la pièce.
— Tu l’avais pas vu venir, celle-là, hein ? narguai-je l’esprit. Estelle ne sera jamais à toi, tu m’entends ? Jamais, terminai-je en tirant la langue.
Un cadre se balança doucement sur le mur. D’accord, c’était peut-être une mauvaise idée de parler comme ça à un être invisible possessif à tendances violentes. J’éteignis la télé, et couru me cacher sous la couette, comme quand j’étais gamine. Il me sembla entendre de petits coups contre ma porte fermée. Persuadée que l’esprit était mauvais joueur, j’allumai la radio et montai le volume assez fort pour occulter le bruit.
— Cause toujours, taré.

Je baillai à m’en décrocher la mâchoire tout en tartinant ma biscotte. De l’autre côté du comptoir, Estelle pointait sa cuillère dans ma direction, bouche-bée.
— T’as fait quoi ?!
Je haussai les épaules. Je venais de lui raconter comment j’avais perdu mon boulot, et, comme je m’y étais attendue, elle me fit la morale. Un petit gloussement heureux quitta ma gorge. Estelle fronça les sourcils.
— Et ça te fait rire, en plus ? T’as plus 16 ans, Agatha, t’as des factures, un loyer à payer. Je ne comprends pas pourquoi ça semble te passer au-dessus de la tête.
— Je suis juste ravie qu’on soit là, toutes les deux, et qu’on parle. Comme avant, ajoutai-je dans un sanglot.
— Agatha… ? J’ai pas oublié, tu sais. Je vais pas mieux, je fais juste semblant, parce que c’est ce que tu veux de moi, mais j’ai juste envie de rester dans mon lit, et de pleurer sans discontinuer. Je t’aime, tu sais, mais je veux pas de cette vie sans elle…
Je repoussai mon tabouret et la serrai dans mes bras, aussi fort que possible. Je savais déjà tout ça, mais une infime partie de moi me soufflait que se forcer était déjà beaucoup, qu’en se forçant elle finirait par y croire, et que chaque jour serait moins difficile pour elle. Laisser le temps au temps, comme disait Gabie.
Je la rejoignis dans sa chambre après le petit-déjeuner. Assise en tailleur au pied de son lit, mon pc portable sur les genoux, je cherchai un nouvel emploi. Elle faisait des efforts, alors je me devais d’en faire aussi de mon côté.
— Tu me vois en vendeuse dans une maison de Champagne ? Pommery embauche en ce moment… Je pourrais peut-être essayer, t’en penses quoi ?
Un petit ronflement me répondit. Je fermai le capot du pc et m’allongeai près d’elle. En quelques minutes seulement, j’avais rejoint Morphée et faisait du gringue au Marchand de Sable. Je fus tirée du pays des rêves par un cri. Estelle se cramponnait à mon teeshirt, terrorisée.
— Il est dans la chambre !
J’observai la pièce sans voir personne. Je suivis son regard au-dessus de nos têtes, et remarquai les traces se dessinant sur la vitre. Des traces de main, qui glissaient de haut en bas, vers nous, sous nos yeux.
— Sors du lit ! Tout de suite ! urgeai-je Estelle en la poussant.
Face au lit, je vis les gouttelettes de vapeur tomber sur les oreillers. Pile là où nous étions une seconde plus tôt.
— Ouvre la porte ! criai-je à plein poumons.
Elle tira sur la poignée, sans succès. Je me joignis à elle, et la serrure finit par céder. Nous traversâmes le couloir jusqu’au salon. Le plancher grinça, les étagères de bois craquèrent à leur tour. Estelle se roula en boule sur le tapis, prise de panique. J’aurais aimé faire comme elle, mais je devais la protéger. Il la voulait, mais pour ça il devrait me passer sur le corps avant. Je déglutis en me rendant compte qu’à l’allure à laquelle allaient les choses, Bad Casper avait de grandes chances d’y arriver. Le cendrier en terre cuite que j’avais fait gamine tomba de la commode à chaussures. J’inspirai profondément, cherchant à contrôler mon angoisse. Une bouteille vide se brisa sur le sol de la cuisine, la télé s’alluma, les chaînes défilèrent, Estelle hurla. Le plafonnier se balançait et menaçait de nous tomber dessus à chaque instant. Je remis Estelle sur pieds et la traînai hors de l’appartement, en pleurs. A la dernière minute, je saisis mon trousseau de clés, et verrouillai derrière nous, les mains tremblantes. Sans attendre, je me jetai contre la porte de Charles et tapai du plat de la main contre le bois, le suppliant de nous ouvrir.
Des coups résonnèrent contre notre propre porte, et je me laissai glisser sur le paillasson, désespérée. Je tombai en arrière lorsque Charles nous ouvrit, et rampai à l’intérieur.
— Ferme ! Ferme ! hurlai-je.
Charles ne se fit pas attendre, et verrouilla à triple tour. Estelle se recroquevilla derrière moi.
— Je vais mourir. Je vais mourir, répétait-elle, les yeux dans le vague.
Elle s’arrachait les cheveux, un à un, en pleine crise de…je-ne-sais-quoi. Je repris contenance alors que Charles prenait son téléphone. Je lui fis signe de ne pas appeler la police, et bloquai la main d’Estelle.
— Tu ne vas pas mourir, ma douce. C’est terminé, il faut que tu te calmes, d’accord ?
Charles se mit à genoux devant elle, et lui caressa la joue.
— Tu ne risques rien ici, ma belle. Je te le promets.
Elle acquiesça, et s’agrippa à son col. Il la prit dans ses bras, et la porta jusque la chambre d’amis. Il disparut dans la cuisine et en revint avec un grand bol de boisson chaude. J’aidai Estelle à la boire, et au bout d’une demi-heure, elle tomba dans un profond sommeil. Il laissa la porte entrouverte, et nous retournâmes dans le salon en silence.

— Tu vas me dire ce qu’il se passe, ou tu as l’intention de rester silencieuse toute la nuit, me demanda Charles en me tendant un verre de bourbon.
Je l’avalai cul-sec, et grimaçai.
— Tu vas jamais me croire… murmurai-je, encore terrifiée par ce qu’il venait de nous arriver.
— Alors dis-moi pourquoi tu ne veux pas que j’appelle la police, dans ce cas.
— Parce qu’ils ne peuvent pas nous aider. Personne ne le peut, répliquai-je dans ton cassant.
— Personne ne le peut, hein ? Explique-moi ce que fais ta meilleure amie dans ma chambre, dans ce cas, rétorqua-t-il, piqué au vif.
Je soupirai, et éclatai en sanglots. Il me serra contre lui, et murmura à mon oreille :
— S’il te plait, ne sali pas mon canapé avec ton mascara.
Je ris à travers mes larmes, et m’essuyai contre son pull.
— Je préfère ça, c’est plus facile de passer un pullover dans une machine qu’un énorme canapé.
Il me releva le menton, et m’observa en silence.
— Tu as des problèmes avec un petit ami dangereusement jaloux ? J’ai des contacts, si tu veux, on peut toujours lui casser les rotules par accident.
Je reniflai et nous versai un autre verre.
— T’as les Ghostbusters dans ton répertoire ?
Je lui expliquai toute l’histoire, en commençant par le fait qu’Estelle n’avait pas pété les plombs, que les fantômes existaient vraiment, mais que l’esprit avec lequel elle avait communiqué n’était pas sa douce et tendre. Et qu’il avait l’intention de me l’enlever. Charles garda le silence après que j’eus terminé mon résumé. Son expression était indéchiffrable, et je posai mon verre dans un bruit sourd.
— Tu me crois pas, avoue. Remarque, je t’en veux pas, je l’aurais pas cru non plus si les rôles avaient été inversés.
Il se passa la main dans les cheveux, et soupira profondément.
— C’est difficile à croire, je t’avoue. Mais je vous ai récupérées toutes les deux en état de panique totale, Estelle en pleine crise d’angoisse et toi à quatre pattes, terrifiée. Alors à moins que vous ne me fassiez une hallucination collective…
Je me mordis la lèvre inférieure si fort qu’elle se craquela.
— Agatha, c’est fini, tu peux te calmer. Vous êtes chez moi, votre… fantôme est chez vous, vous ne risquez plus rien.
Je me tournai vers la chambre d’amis, mon cœur sur le point d’éclater. Les esprits hantent les vivants, pas les habitations. Je me levai d’un bond et couru dans la chambre, prête à y trouver Estelle baignant dans son sang. Je vérifiai son pouls, sa respiration : elle dormait encore. La compréhension du danger me glaça des pieds à la tête : elle ne serait en sécurité nulle-part. Il la suivrait, jusqu’à ce qu’il arrive à ses fins. Je devais trouver une solution, et vite.
— Je peux te confier Estelle ? J’ai une médium à faire parler.

Prisca sirotait sa tisane, impassible, et me regardait faire les cents pas dans sa cuisine.
— Je vous l’ai déjà dit, je ne peux rien faire pour votre amie. Débarquer chez moi en plein milieu de la nuit n’y changera rien.
Je poussai la tasse qu’elle m’avait offerte du revers de la main ; elle se brisa au sol dans un vacarme impossible.
— Réveiller mes voisins et casser ma vaisselle non plus, ajouta-t-elle.
Je posai mes poings sur la table et la fixai droit dans les yeux.
— Arrêtez de me mentir ! Vous en savez bien plus que vous le prétendez ! Je vous ai entendu parler avec Gabriella l’autre jour ! Dites-moi comment briser le lien entre Estelle et cette… atrocité !
Elle rajusta sa robe de chambre, et me sourit.
— En parlant de Gabriella, elle sait que vous vous trouvez chez moi ?
— Ne changez pas de sujet, merde ! C’est quoi cette histoire de niveau 4 dont vous parliez ? Comment je me débarrasse de lui ?
— Vous auriez pu attendre le matin et prendre rendez-vous, vous savez…
— On a dû fuir notre propre appartement !
J’avais réussi à attirer son attention. Elle reposa sa tasse, l’air songeur.
— Pourquoi ?
— Il nous avait enfermées dans sa chambre, il a fait tomber des trucs, il a… il a…
Elle me prit le visage, soudain inquiète.
— Estelle ? Comment va-t-elle ?
— Elle… elle dort, chez un ami. Il lui a fait boire un truc et elle s’est endormie.
— Est-ce qu’elle dort beaucoup dernièrement ?
Je réfléchis une minute, incapable de faire le point.
— Je sais pas, oui. Mais c’est normal, non ? Elle a perdu sa petite-amie, et un fantôme veut sa mort…
Elle se recula dans un coin de la pièce.
— C’est trop tard. Il vole son énergie à travers leur lien. Je ne peux rien faire. Rien du tout. Estelle est…
— Si vous dites « perdue », je vous promets que je vous tue. Vous n’imaginez pas ce que je ferais pour lui sauver la vie, Prisca. Alors trouvez une solution, et vite ! hurlai-je.
— Je suis désolée, Agatha.

Je courais dans les rues, courais sans m’arrêter, courais parce que le temps me manquait, parce que je devais faire quelque chose, n’importe quoi. Je devais sauver Estelle. Si j’en mourais, ce n’était pas grave. Je devais la sauver, coûte que coûte. J’entrai dans l’appartement désert, frigorifiée. J’allai dans ma chambre, renversai toutes les boites de feutres qui se trouvaient sur mon bureau, pris un marqueur indélébile et retournai dans le salon, comme possédée. Je retirai le tapis du salon, et inscrivis des lettres sur le parquet, reproduisant au mieux la planche de ouija que j’avais vu sur l’ordinateur d’Estelle. Mon travail fini, je sortis un verre à pied du placard, allumai des bougies et éteignis le plafonnier. Face à ma planche, pantelante, j’entamai la discussion. Très vite, le verre se déplaça sur le sol. Il s’arrêta sur « bonjour ».
— Ecoute-moi bien, sale ordure transparente. Tu vas laisser ma meilleure-amie tranquille, quitter cet appartement, et disparaître de nos vies, tu m’entends ? grognai-je, haletante.
« Non ».
— C’est pas une faveur que je te demande, c’est un ordre. Laisse-la en paix !
« Non ».
Je m’esclaffai, sachant pertinemment que cette discussion n’irait nulle-part.
— Alors prends-moi à sa place. Pompe mon énergie, sers-t-en pour dominer le monde, ou faire des trucs de fantômes, je m’en contrefous. Prends-moi, le suppliai-je.
Le verre bougea et je déchiffrai lentement le message.
« E…S…T…E… ».
— Très bien, alors écoute attentivement ce qui va suivre. Je vais trouver un moyen pour que tu disparaisses, crois-moi. Et je ne vais pas seulement te sortir de cet appartement, je vais te détruire, je t’en fais la promesse. Je te détruirais, il ne restera pas une infime possibilité que tu reviennes sur terre. C’est ta seule chance de t’en sortir : barre-toi, maintenant.
La température descendit de plusieurs degrés, de la buée sortait de ma bouche.
— Pars, et ne reviens jamais.
La flamme de la bougie grimpa de dix centimètres, et mourut, me laissant seule dans le noir. Une larme coula sur ma joue. S’il me prenait avec lui, il laisserait peut-être Estelle tranquille ? Le verre se déplaça une dernière fois. J’attendis en silence mais rien ne se passa. J’avançai à tâtons et rallumai ; sous le verre, je pouvais lire « Au revoir ».

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