Ma gorge me faisait atrocement souffrir ; allongée dans mon lit, je songeai un instant au cauchemar que je venais de faire. Il avait semblé si réel qu’un frisson me traversa. Une main remis mes cheveux en place. Je soupirai de soulagement, et me préparai à faire mes excuses à Estelle pour l’avoir réveillée avec mes cris. J’ouvris les yeux.
Des lumières rouges et bleues déchiraient les ténèbres enveloppant la voie ferrée ; des voix inconnues me parvenaient, discutant du carnage qu’ils allaient devoir ramasser. Un agent de police déféré sur les lieux se plaignait d’avoir été réveillé en pleine nuit pour une paumée qui avait décidé que la vie était bien trop dure pour elle. Je me levai d’un bond avant que Charles ne puisse me retenir, et poussai les vautours venus se repaître du cadavre de ma meilleure amie. Je fendis la foule et me dirigeai vers les rails. Un flic me barra le passage. Je le bousculai, en vain. Des secouristes m’attrapèrent et tentèrent de me calmer –je me débattis bec et ongles, griffant, mordant, vociférant des insultes. J’aperçus un drap blanc quelques mètres plus loin, et m’effondrai.
— Je veux la voir, je vous en supplie. C’est ma meilleure amie, je vous en prie, laissez-moi la voir… Je vous en prie !
Charles écarta les pompiers et me serra dans ses bras.
— Il faut que tu ailles à l’hôpital, Agatha. Viens avec moi, me murmura-t-il à l’oreille. Les médecins doivent s’assurer que tu vas bien.
Il se leva lentement ; mes doigts agrippèrent son pull. Il les desserra délicatement et m’aida à me remettre debout. Un urgentiste vint me passer une couverture autour des épaules et m’entraîna vers l’ambulance.
— Si je m’en vais, qui va veiller sur Estelle ?

Assise dans une pièce blanche et aseptisée, j’observais vaguement le médecin discuter avec les pompiers. Il devait avoir dans la trentaine, des valises sous les yeux, et je me demandai ce qui avait pu le pousser à choisir ce métier. Il interrompit mes interrogations pour me poser un tas de questions, toutes plus ridicules les unes que les autres. Comment me sentais-je ? Bien. Avais-je mal quelque part ? Non, j’allais bien, merci. Il prit des notes, et quitta la pièce après m’avoir fait une prise de sang, nous laissant seuls, Charles et moi. Mon ami quitta la chaise qu’il avait occupée jusque-là, et vint s’assoir à mes côtés sur le lit. Sans dire un mot, je posai la tête sur son épaule. Il m’embrassa le front, et nous restâmes ainsi une éternité. Le jeune médecin revint, me balança tout un flot de résultats d’examens que je ne compris pas, et glissa un numéro de téléphone dans la main de Charles, lui conseillant de prendre un rendez-vous avec le psychologue de l’hôpital. Il le remercia, et nous quittâmes le bâtiment, main dans la main. Une brise matinale secoua les buissons et me frigorifia. Je regardai mes bras et constatai avec surprise que je portais mon pyjama. De nombreuses tâches rouges sur ma peau attirèrent mon attention ; mon teeshirt en était couvert. Que s’était-il passé ?

L’appartement était glacial à notre retour ; Charles m’installa sur le canapé, et m’amena une couverture, ainsi qu’une tasse de café et mon paquet de cigarettes. J’en allumai une, mais l’éteignis rapidement : Estelle allait piquer une crise quand elle se rendrait compte que j’avais fumé à l’intérieur en son absence. Le café remonta le long de ma gorge, acide et brûlant. J’eus à peine le temps de courir jusque la salle de bain avant de vomir sans pouvoir m’arrêter. La mémoire me revint, et à chaque nouveau flash qui me traversait, un mince filet de bile quittait mes lèvres. Estelle. Lorsque les spasmes s’arrêtèrent, j’étais trempée de sueur, secouée de tremblements interminables. Mes mains, mes bras, mon pyjama… J’étais couverte de sang. J’arrachai mes vêtements et me jetai sous la douche. Je poussai l’eau chaude au maximum, et entrepris de me débarrasser de ces preuves si évidentes qu’Estelle était… morte. Je frottai ma peau, mais rien n’y faisait, les gouttes de sang ne s’effaçaient pas. L’eau rougie s’évacuait dans un clapotis qui me donnait envie de hurler. J’avais la chair à vif lorsque Charles entra dans la salle de bains et me couvrit d’une serviette. Mes jambes flanchèrent, et je criai enfin, laissant échapper la douleur qui me rongeait les entrailles. J’appelai Estelle en vain, comme si ma voix pouvait annuler l’horreur qui venait de se dérouler. Charles me porta jusque ma chambre, et me borda. Le flot de larmes ne tarissait pas. J’attrapai son épaule et répétai des paroles prononcées il y avait bien longtemps :

Le ciel saigne.

Les ténèbres m’engloutirent sans se faire attendre.

Le soleil qui inondait ma chambre me réveilla plusieurs heures plus tard. Je me levai comme un automate, enfilai mon peignoir et me dirigeai vers le salon, où je trouvai Charles en pleine discussion avec la mère d’Estelle. Elle ne m’accorda pas un regard, mais Paul, quant à lui, quitta la cuisine et me serra dans ses bras. Il était secoué de soubresauts, et pleura sur mon épaule de longues minutes. Je restai de marbre, n’ayant plus aucune larme dans mon corps. Je cherchai Samantha, leur plus jeune fille et la trouvai sur le balcon, une cigarette à la main. Mon cœur se serra : elle était le portrait craché de sa sœur, de ses cheveux blonds-blancs à la pâleur de sa peau. Je sortis à mon tour, et allumai une clope. Un croassement de corbeau résonna dans le quartier, bientôt suivit d’un second.
— Je n’ai jamais compris ce que ma sœur trouvait à cet endroit.
Estelle avait toujours aimé la vue qu’on avait de nos fenêtres : un petit parc d’où nous parvenaient les rires des enfants, les soirs d’étés.
— Elle a toujours adoré la vue.
— Non, elle t’a toujours adorée toi, répondit-elle, glaciale.
Elle écrasa son mégot sur la balustrade et ajouta, avant de quitter le balcon :
— C’est ta faute si elle est morte.
Ses mots me firent l’effet d’une lame chauffée à blanc, plantée au beau milieu de la poitrine. J’eus envie de me justifier, de lui expliquer que j’avais essayé de la retenir, de l’empêcher de sauter sur les voies, que j’avais fait tout mon possible… Mais une partie de moi savait qu’elle avait raison. Je n’avais pas pu la sauver. Elle était morte par ma faute.

Je passai les jours suivants dans le flou le plus total : je ne répondais plus au téléphone, et passais mon temps sur le balcon, enroulée dans la couette d’Estelle, persuadée d’y sentir encore son parfum à la vanille. J’étais vide, plus rien n’avait de sens pour moi. Je regardais les passants défiler sous mes pieds, les haïssant pour leur joie de vivre. J’avais envie de leur cracher dessus pour qu’ils comprennent que la vie ne connaissait jamais de happy end, qu’elle n’était que souffrance et que tout là-haut, je souffrais de la perte de ma meilleure amie. J’aurais voulu qu’ils aient aussi mal que moi, qu’ils sachent que le monde venait de perdre une des plus extraordinaires personnes qui ait jamais foulé la terre. Mais je n’en faisais rien, et la vie continuait son court. Ma mère m’appela une centaine de fois, et m’expliquait dans chacun de ses messages qu’elle était désolée de ne pouvoir assister aux funérailles, et de ne pouvoir être avec moi dans un moment si terrible, mais qu’elle m’attendait à la maison le plus vite possible. Gabriella aussi avait appelé, me suppliant pour que j’accepte de la voir, qu’elle avait des choses importantes à m’apprendre. J’avais effacé son message sans l’ombre d’un regret. Charles, quant à lui, se contentait de s’occuper de moi, me faisait à manger, avait fait des courses… Je ne lui avais pas adressé la parole depuis ce jour funeste, et malgré ça, il veillait sur moi.
Sans m’en rendre compte, je suivais les pas d’Estelle dans la dépression. Je buvais et fumais plus que de raison, et me surprenais à pester contre la terre entière. Une nuit, alors que je faisais semblant de dormir, je surpris une conversation téléphonique entre Charles et ma mère, conversation qui fit éclater la bulle de colère qui m’habitait.
— Ne vous en faites pas, elle est dans une phase de deuil, la première, la plus difficile. Mais lorsqu’elle en sera sortie, elle sera enfin prête à avancer.
J’attendis qu’il raccroche pour m’emporter.
— Tu te prends pour qui, mon psy ? Qu’est-ce que tu en sais de ce que je traverse ? T’as lu un bouquin sur le deuil et maintenant t’es un grand pro ? avais-je hurlé, enragée.
Il se contenta de me répondre d’une voix brisée par le chagrin.
— Ma femme s’est suicidée il y a trois ans. Je l’ai retrouvée pendue dans notre grenier. C’est moi qui ai détaché la corde avec laquelle elle s’était ôté la vie. Crois-moi, je comprends ce que tu ressens, cette culpabilité de n’avoir pu l’aider, de ne pas avoir été capable de voir les signes avant-coureurs, de ne pas avoir été là au bon moment.
— Et comment t’as fait, toi, pour surmonter tout ça… ?
— Je ne l’ai pas surmonté, je vis avec, parce qu’on ne peut rien faire d’autre. Et tu y arriveras en temps voulu.
Je m’endormis dans ses bras, bercée par mes pleurs.

***
J’étais toujours sur le canapé, mais l’inconnu avait pris la place de Charles et me chantait une vieille berceuse de mon enfance. Je reniflai.
— C’est ma faute, j’aurais dû comprendre qu’elle n’allait pas mieux… J’aurais dû savoir que la dépression n’était pas partie. Qu’elle recommencerait. C’est ma faute si elle s’est suicidée.
Il prit mon visage entre ses mains, et essuya mes larmes avec son pouce, avant d’embrasser le bout de mon nez.
— Il faut que je te montre quelque chose, petit chat. Tu me fais confiance ?
J’acquiesçai en silence, les lèvres pincées. Il prit ma main et me guida à travers les friches. Nous arrivâmes à la voie de chemin de fer. Estelle se tenait à quelques centimètres des rails. J’étais derrière elle, les mains tendues dans sa direction. Je me tournai vers mon ami.
— On est retournés dans le passé ? Je peux la sauver ?
Il secoua la tête d’un air désolé.
— Nous sommes dans ta mémoire, Agatha. Essaie de te souvenir de ce qu’il s’est vraiment passé cette nuit-là.
Alors que mon moi du passé suppliait Estelle de la rejoindre, je m’approchai d’elle et observai son visage. Elle sourit méchamment.
— Tu arrives trop tard, ria-t-elle d’une voix aigüe, avant de se jeter sous le train.
Le souvenir s’estompa, et l’inconnu me ramena à travers les broussailles jusqu’au canapé.
— Elle ne s’est pas suicidée.
— Non.
— Elle ne savait pas où elle était.
— Non.
— On l’a tuée ?
— Oui.

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