Assise à ma table habituelle au Café de la Gare, je touillais mon café sans sucre juste pour le plaisir de voir la tasse de porcelaine immaculée se teinter délicatement de noir. Tout comme ma relation avec Estelle, ironisai-je dans un soupir las. Je vérifiai mon téléphone : aucun message. En temps normal, Estelle m’aurait déjà envoyé une quinzaine de textos me suppliant tous de lui décrire le temps, les inconnus qui se pressaient devant moi, et mon coup de cœur du matin : serait-ce encore un hipster parisien à grosses lunettes, une sacoche de vieux cuir élimée sur les bords, un gobelet de thé bio dans une main et Le Canard Enchaîné dans l’autre, ou ce charmant serveur devant lequel je bavais depuis des lustres ?
Je repoussai la tasse à l’extrémité de la table et posai ma tête lourde entre mes coudes, retenant mes larmes. Je n’avais finalement dormi que deux heures la veille, et le peu de sommeil que j’avais réussi à extirper de ma déprime avait été entrecoupé de terribles cauchemars, qui se répétaient, encore et encore. Je me massai les tempes pour calmer la migraine qui pointait, mais fus interrompue par un petit couinement excité. Je levai les yeux et me retrouvai nez-à-nez avec Gabie, au comble du bonheur. J’esquissai un sourire alors qu’elle s’installait à ma table.
— Tu me suis, avoue ?
Elle s’esclaffa comme si je venais de lui raconter la blague de l’année, et commanda un thé à la menthe.
— Mais non, idiote, j’ai rendez-vous avec ma petite protégée, répliqua-t-elle au tac-au-tac.
— T’es drôlement enjouée pour quelqu’un qui commence le boulot aussi tôt…
— Bien sûr que je le suis ! Les choses se mettent en place, elle ne va pas tarder à prendre conscience de ses possibilités !
— Mais c’est génial, dis donc… maugréai-je en reposant ma tête sur la table.
— Ok. J’ai pas osé te le dire en arrivant pour pas te mettre de mauvaise humeur, mais je constate que c’est déjà le cas, alors je me permets : Agatha, t’as une tronche de déterrée.
Je grognai en réponse à sa remarque. Je n’avais pas envie de m’étaler sur ce qui était arrivé la veille, et encore moins de monter Gabriella contre Estelle. Déjà que ces deux-là s’entendaient comme chien et chat, je n’allais pas remettre de l’huile sur le feu en mentionnant notre dispute. Surtout que j’étais persuadée que les choses s’amélioreraient une fois qu’Estelle serait parvenue à faire son deuil. Je repoussai ma chaise bruyamment tandis que Gabie sortait un dossier de son sac de luxe.
— Tu t’en vas déjà ? me demanda-t-elle d’une petite voix.
— Faut que j’aille lécher les pompes des vieilles richardes qui payent mon loyer.
— Je passe te prendre pour la pause déj’ ?
— Pas la peine, j’ai pas très faim en ce moment. Je t’appelle.
Je la quittai sans me retourner, et pris mon service à Lux’chauss, mon mal de crâne à son maximum.

J’observai la quadragénaire en mini-jupe se tordre les chevilles dans le magasin, incapable de marcher sur les talons qu’elle essayait. Je dus me retenir de ne pas éclater de rire alors qu’elle se raccrochait in-extremis à son toyboy du moment.
— Je peux peut-être vous conseiller des talons un peu moins vertigineux ?
— Quand j’aurais besoin des conseils d’une vulgaire vendeuse, je vous sonnerais, me répondit-elle, pleine de morgue.
— Je vous demande pardon ?
— Et en plus elle est idiote ! Je sais bien qu’il ne faut pas sortir d’une grande école pour utiliser un lecteur de carte bancaire, mais quand même… continua-t-elle, narquoise.
Je m’approchai d’elle, furieuse.
— Sachez, Madame, que la vulgaire vendeuse n’est pas payée pour se faire insulter par des vieilles peaux qui ne se rendent même pas compte que leur visage botoxé ne s’accorde pas avec leurs mains ridées de vieillarde.
Je continuai sur ma lancée avant que Mamie Nova ne puisse reprendre la parole.
— Et qui ne comprennent pas que leurs petits-copains de vingt ans ne les supportent que parce qu’elles sont blindées de thunes, et que pendant qu’elles se couvrent le corps de crème antirides, ils tronchent des gamines de leur âge dans les toilettes d’une boîte de nuit, parce qu’il faut l’admettre, elles sont quand même bien plus bandantes que vous.
Je l’avais fait. Je l’avais dit. Toutes ces années à supporter les remarques désobligeantes de ces harpies qui pensaient que l’argent leur donnait tous les droits, et je l’avais enfin dit. Le soulagement ne dura que quelques secondes, et s’effaça quand je compris que je venais de signer la fin de mon contrat. Surtout que la propriétaire de la boutique comptait parmi ces vieilles qui n’acceptent pas de prendre une ride. La cliente, outrée, exigea le numéro de cette dernière, et je le lui tendis dans un sourire maladroit, alors que son petit-ami me lançait des œillades énamourées. Je n’avais peut-être pas tout perdu, après tout ? Les tambours dans mon crâne reprirent de plus belle pendant que je rassemblais le peu d’affaires personnelles qui traînaient dans l’arrière-boutique.

Le moral dans les baskets après la soufflante que je m’étais pris de la part de mon ex-patronne, je montai les marches, chargée de sacs comme une mule. J’avais dévalisé les rayons de sucreries et de vin blanc de Monoprix, bien décidée à me faire une soirée pré Pôle Emploi. Ce n’était certes pas le meilleur moyen de dépenser mon dernier salaire, mais j’en avais besoin. Je sortis mes clés et inspirai profondément. Une étrange odeur s’échappait de sous la porte. La chambre d’Estelle empestait la même odeur âcre d’encens. J’hésitai une minute sur le palier, fis volte-face et frappai chez Charles.
— Que vois-je ? Mes yeux ne me trompent-ils pas ? Serait-ce la plus incroyable des voisines ? Vous allez bien ?
— Ma meilleure amie est en plein délire mystique et se prend pour Melinda Gordon, j’ai perdu mon boulot… Mais j’ai du vin et des bonbons, ajoutai-je en lui montrant mes sacs de courses.
Il s’écarta et me laissa entrer. Les murs de son salon étaient couverts de bibliothèques, et sentait bon le vieux cuir. Rien à voir avec notre reproduction IKEA. Je me laissai tomber sur le canapé, la tête entre les mains. Il me tendit un grand verre de vin, que j’avalai en une gorgée. Il l’emplit de nouveau.
— Tâchez de l’apprécier, celui-ci, ce n’est pas de la piquette que vous tenez-là, me réprimanda-t-il gentiment. Allez, reprenons depuis le début, je ne suis pas certain d’avoir tout saisi. Melinda Gordon… ?
— Ghost Whisperer ? L’antiquaire trop mignonne qui voit les esprits ? Ma parole, vous ne regardez jamais la télé ?
J’embrassai le salon du regard, tandis qu’il souriait bêtement.
— Vous n’avez pas la télé.
— Non. Je suis plus lecture qu’abrutissement de masse, répondit-il, taquin. Et vous avez perdu votre emploi ? Que s’est-il passé ?
Le vin aidant, je lui racontai ma journée, mes problèmes avec Estelle depuis la mort de Leslie, mes cauchemars, le SDF mélomane et notre mésaventure dans le village abandonné. Il m’écouta attentivement, sans me couper la parole. Lorsque j’eus fini de vider mon sac, il se pencha vers moi.
— Agatha, ne prenez surtout pas mal ce que je vais vous demander, mais… Vous n’avez pas d’amis chez qui aller ?
Je rougis sous son regard inquisiteur.
— Si, bien sûr… Attendez, c’était une façon détournée de prendre congé, c’est ça ?
Je débarrassai la table de tous les sachets de Haribo vides, le visage écarlate. Mais que m’était-il passé par la tête pour m’imposer comme ça chez un voisin que je connaissais à peine ?
— Je suis désolée, vraiment désolée. C’était très impoli de ma part, balbutiai-je dans la direction de la cuisine, où se trouvait mon hôte malgré lui.
— Ah ça, pour être impoli, ça l’est ! Vous n’avez rien contre les champignons, dites-moi ?
Il déposa une énorme pizza sur la table basse. Monsieur étant libraire, nous dévorâmes notre repas en discutant littérature fantastique, et nous disputâmes gentiment quand je mentionnai mon adoration pour Charlaine Harris et sa Communauté du Sud, saga littéraire qu’il qualifia de pornographie racoleuse pour femme au foyer en manque. Mais tout se termina pour le mieux lorsque nous nous mîmes d’accord sur le génie de Sir Pratchett.
— Dites, ça vous embête si on se tutoie ? Vous vouvoyer me donne l’impression de parler avec mon prof de littérature.
Il prit un air outré, et je pouffai dans mon vin.
— Briser aussi facilement la barrière entre nous ? J’ai de sérieux doutes, Agatha. Vous vous invitez déjà chez moi sans crier gare alors que nous ne nous sommes parlé qu’une fois auparavant…
— J’ai partagé mon riz cantonnais avec vous, je vous rappelle. Je suis sûre que dans certains pays, ça ferait de nous de jeunes mariés.
— T’as gagné, petite squatteuse.
Je levai les poings vers le ciel en signe de victoire.
— Squatteuse : 1, libraire BCBG : 0.

Je profitai de son hospitalité, peu pressée de retourner dans mon propre appartement, où la tension entre Estelle et moi était si lourde que je frôlais l’asphyxie. Je m’étirai légèrement, et forçai ma voix pâteuse.
— Dis, je peux passer la nuit ici ?
Un grand silence suivit ma question, et je me sentis rougir alors qu’un grand sourire éclairait son visage.
— Je n’ai pas pour habitude d’abuser des filles qui ont passé la soirée à picoler, Agatha. Je les préfère sobres et conscientes de leurs actes, plaisanta-t-il tandis que je prenais conscience de l’ambiguïté de mes propos.
— C’est pas… Enfin, je veux dire… J’insinuais pas que toi et moi, on… bafouillai-je, au comble du rougissement.
Il me mit debout, et posa les main sur mes épaules.
— Je sais que tu voulais juste trouver un moyen d’échapper à ton appartement, et rien d’autre. Mais la perche que tu m’as tendue était bien trop tentante, pardonne-moi.
Charles rassembla mes affaires et me poussa vers la sortie.
— Affronte tes problèmes, petit scarabée. Et si vraiment cela devient insupportable, alors je te prêterais ma chambre d’amis. Mais pas avant, tu m’entends ?
J’acquiesçai, et rentrai chez moi. Toutes les fenêtres des parties communes étaient grandes ouvertes. Je les refermai une à une dans un soupir, et me dirigeai vers ma chambre. De la lumière s’échappait de la chambre d’Estelle, ainsi que cette maudite odeur d’encens.
Confortablement installée dans mon lit, je vissai mes écouteurs à mes oreilles, et enclenchai ma playlist « Bad Day ». La tension de Disturbed se déversa en moi et élimina la mienne. Les paroles faisaient écho à ce que je traversais en ce moment ; je devais en tirer une leçon. Si je voulais aider Estelle, je devais m’y prendre autrement.

Assise en tailleur à même la moquette de la FNAC, je feuilletais les pages d’un insipide bouquin sur la communication spirite. Quel ramassis de conneries. S’il existait bel et bien une vie après la mort, en quoi le fait d’allumer des bougies noires plutôt que des bleues pouvait donner envie aux esprits de se pointer chez nous pour nous raconter leur histoire ? Si j’étais un fantôme, je ne passerais pas mon temps à discutailler avec des abrutis qui pensent que le must d’une soirée réussie consiste à s’assoir autour d’une table ronde à minuit passé et de s’amuser à bouger un verre à pied sur des lettres en papier. Au contraire, je voyagerais dans le monde pour faire tout ce que je n’ai jamais eu l’occasion de faire de mon vivant. Je refermai le livre dans un bruit sourd.
— Les gens sont dingues.
— Et pourtant tu es là, installée au beau milieu du rayon Esotérisme. Est-ce que cela fait de toi une folle ?
Je portai la tasse de liqueur de spéculoos à mes lèvres.
— Ça manque de glaçons, non ?
Il écarta ma tasse et m’étudia attentivement.
— Pourquoi tu t’intéresses tant à l’existence de la vie après la mort ?
— Parce qu’Estelle pense qu’elle peut parler à Leslie. J’ai bien l’intention de lui prouver que c’est du grand n’importe quoi.
— Et si tu découvrais que toutes les histoires sont vraies ? Que les fantômes existent ?
— Impossible, c’est une invention typiquement humaine, pour se rassurer, parce qu’on accepte pas de perdre ceux qu’on aime. On vit, on meurt, point.
Il caressa sa barbe naissante. Je suivais ses mouvements, captivée. J’adorais quand il faisait ça.
— Toujours aussi bornée. Tu ne changeras donc jamais ?
— T’as pas changé, toi, alors pourquoi je le devrais ? répondis-je, sur la défensive.
— Fais confiance à ton instinct. Que vois-tu ?
Un arbre au milieu du jardin. Une balançoire rouillée. Des rires de petite fille.
— Les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être.
Une charrette aux essieux grinçants se dirigeait vers nous.
— Accepte l’inacceptable, Agatha, car elle approche, et si tu n’es pas prête, elle t’emportera dans les abîmes. Souviens-toi.
Abandonnée au milieu de la forêt. Il se tenait à l’autre bout de la clairière, le visage baigné de lumière. Il tendit la main, et hurla mon prénom.

— Agatha ! Réveille-toi !
Estelle se tenait au pied de mon lit, un air indéchiffrable sur le visage.
— Tu hurlais dans ton sommeil. Pense à fermer ta porte la prochaine fois, ajouta-t-elle en quittant la pièce.
J’observai la porte close, songeuse. Je l’avais fermée avant de me coucher, non ?

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