Cela faisait déjà une semaine que Leslie nous avait quittées, et Estelle était peu à peu redevenue la Estelle dépressive que je redoutais tant. Elle se nourrissait à peine, refusait de quitter l’appartement, ne m’adressait quasi pas la parole lorsque nous nous croisions, et restait enfermée dans sa chambre. Elle n’en sortait que la nuit, quand elle me croyait endormie. Je l’entendais s’installer dans la cuisine, se verser un verre de vin et parler à voix haute. Bien que persuadée de savoir à qui elle s’adressait de cette façon, j’avais essayé de me joindre à elle ; à peine m’étais-je servi un verre à mon tour qu’elle s’était levée et était retournée dans son antre. Blessée, je n’avais pas osé retenter l’expérience. Toutes mes tentatives pour lui remonter le moral s’étaient soldées par un échec, et chaque échec était de plus en plus cuisant. Son abattement augmentait mon désespoir jour après jour. Elle avait même refusé de se rendre aux funérailles de Leslie, le qualifiant de monstrueux. Je ne savais plus quoi faire pour l’aider.

Quant à moi, j’avais repris le boulot à la boutique de chaussures sur la place d’Erlon le mercredi suivant, et la routine qui allait avec. Je me convainquais que Leslie aurait voulu que la vie continue pour Estelle et moi, et cela m’aidait à faire semblant d’aller bien aux yeux des clientes. Cependant, le faux-semblant ne fonctionna pas avec Gabriella que je rejoignis pour une bière en ville.
Emmitouflée dans son épais châle de laine noire dont elle ne se séparait jamais, elle écrasa son mégot dans le cendrier et descendit sa bière d’une traite. Je haussai un sourcil ; lorsqu’on la voyait, toute vêtue de fringues de marques qui pourraient, à elles seules, payer mon loyer pour un an, on ne s’imaginait pas qu’elle était aussi… Gabriella. Elle fit un signe de tête en direction du serveur en kilt.
— Alors, je lui demande ou tu lui demandes ?
Un gloussement ridicule m’échappa alors que je piquai un fard.
— Hors de question que je lui demande s’il porte un caleçon en-dessous. J’ai pas spécialement envie de passer pour la fille lubrique de base, merci.
Gabriella éclata d’un rire cristallin, avant de poser sa main sur la mienne.
— Assez bavardé des coutumes écossaises. Comment tu vas ?
Je sentis mon sourire disparaître, et je m’enfonçai dans ma chaise.
— Honnêtement ? J’en ai aucune idée.
Elle serra mes doigts délicatement.
— Et Estelle… ?
— Elle s’enfonce de plus en plus. Elle ne m’adresse presque plus la parole, ne sort jamais de sa chambre… Je sais plus quoi faire.
— T’as essayé de lui parler ? Ça lui ferait peut-être du bien… ?
— Chaque fois que j’entre dans une pièce, elle en sort.
Gabriella soupira, et se ralluma une cigarette. Je l’imitai, cherchant dans la nicotine le réconfort dont j’avais besoin, et changeai de sujet pour ne pas pleurer.
— Et toi, ton coaching ? Comment ça se passe ?
Gabriella était une ancienne accompagnatrice de fin de vie, reconvertie en coach personnel. Selon elle, c’était bien moins déprimant d’aider des personnes à trouver et cultiver leurs dons innés et inconnus que d’assister des mourants dans leurs derniers jours. Lorsque son entreprise, F&Co, lui avait proposé cette évolution peu conventionnelle, elle avait sauté sur l’occasion, et s’était vue mutée sur Reims pour son premier boulot. On avait fait connaissance à la boutique deux mois auparavant alors qu’elle hésitait entre une paire de Prada hors de prix, et une paire de Dolce&Gabbana, également hors de prix. Nous avions discuté, rit de tout et de rien, et s’étions revues autour d’un cocktail à l’Appart’ Café, pas très loin de chez moi. À ma grande surprise, nous étions très vite devenues amies malgré nos différences flagrantes de modes de vie. Gabriella était une femme fatale, une vraie. Et elle s’en fichait pas mal, ce qui la rendait encore plus attirante. Elle respirait la joie de vivre, et discutait avec tout le monde, du SDF installé sous les Colonnes, au PDG venu oublier sa journée de travail stressante autour d’un verre de scotch. Où qu’elle aille, la terre entière tombait sous son charme. Je n’avais visiblement pas échappé à son sortilège, et la considérait comme une amie proche.
Elle secoua sa longue chevelure bouclée, et réajusta ses gants de cuir.
— Oh, ça n’avance pas aussi vite que je l’aurais voulu… Mais tu sais ce qu’on dit : il faut savoir laisser le temps au temps, répondit-elle, évasive.
Laisser le temps au temps, me répétai-je mentalement. Devais-je laisser encore plus de temps à Estelle ?
Gabriella regarda sa montre et quitta sa chaise en quatrième vitesse.
— Oh, mince ! Je suis en retard ! Bon, je te laisse. N’hésite pas à m’appeler si jamais tu n’as pas le moral, ok ?
— A cette allure, tu risques de ne plus raccrocher ton téléphone…
— C’est à ça que servent les amis.
Elle me planta un baiser sur chaque joue et traversa la place d’Erlon. Je laissai un billet sous le cendrier, et quelques pièces pour le serveur, et quittai le bar à mon tour. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai au restaurant chinois et achetai le repas du soir, les doigts croisés dans l’espoir que cette fois-ci, Estelle le partage avec moi.

Mes désirs ne furent pas exaucés car je trouvai l’appartement vide à mon arrivée. J’y vis un signe d’amélioration : peut-être se sentait-elle mieux, et avait-elle décidé de dîner chez son père ? Le poids qui pesait jusqu’alors sur ma poitrine s’allégea un peu, et je m’installai en tailleur sur le fauteuil de velours rouge pour siroter une bière. Le tourne-disque me jouait les plus belles chansons d’Edith Piaf et les raviolis de crevettes embaumaient le salon. Le pire était-il derrière nous ?
Je fus interrompue dans mes pensées par un léger coup à la porte d’entrée. Je m’approchai silencieusement, et regardai à travers l’œil de bœuf, surprise qu’on me dérange à une heure si tardive. Après avoir vérifié que l’inconnu ne tenait ni machette, ni tissus chloroformé et ne ressemblait pas à un tueur en série recherché par la police, j’entrouvris la porte doucement. Un homme d’une trentaine d’années se tenait devant moi, l’air gêné de celui qui se rend compte que se pointer chez les gens à 21 heures n’est pas une bonne idée. Je lui souris du coin des lèvres, curieuse. Il me tendit une lettre qui m’était adressée.
— Le postier s’est trompé de boîte, semble-t-il.
Je le remerciai et ajoutai qu’il n’aurait pas dû se déranger pour me la rendre –après tout, c’était une lettre de ma banque, et je doutais fort qu’il s’agissait d’une gentille missive pour prendre de mes nouvelles.
— Ok, vous m’avez eu. Je cherchais une excuse pour venir me présenter sans passer pour un de ces hommes qui fantasment sur leurs voisines.
— Vous êtes le nouveau voisin de palier ! Ça fait des semaines que la petite du premier me bassine avec vous.
Je secouai la lettre, et continuai.
— Vous auriez pu la glisser dans notre boîte, vous savez.
Il se passa la main dans ses cheveux poivre et sel, comme embarrassé.
— Je vous l’accorde. C’est juste que…
Il reprit d’une voix de lover sur-jouée.
— L’odeur de nourriture chinoise m’a attiré jusqu’ici. Sans parler du Piaf, bien entendu. J’ai cru à un moment que mon rêve se réalisait, que la femme parfaite se trouvait sur le palier d’en face.
Un clin d’œil complice accompagna ses mots, et je ne pus m’empêcher de pouffer. Appuyée contre le chambranle de vieux chêne, je rebondis sur sa phrase d’accroche.
— Ça m’embête d’être celle qui vous apporte cette terrible nouvelle, mais j’ai entendu dire que la femme parfaite n’est qu’un mythe. Par contre, la voisine hyper sympa existe. Et vous avez de la chance, il se trouve que c’est moi. Vous aimez le riz cantonnais ?
Je n’attendis pas sa réponse et me dirigeai vers la cuisine. Je fis demi-tour à mi-chemin.
— Excusez-moi, votre nom c’est… ? demandai-je.
— Quel idiot ! Charles Cordelier, pour vous servir, répondit-il dans une révérence guindée.
Je tendis la main telle une businesswoman zélée.
— Agatha Eckard, voisine extraordinaire ayant un penchant pour les causes désespérées. Bougez pas.
A ces mots, je lui claquai la porte au nez, et revins quelques minutes plus tard, chargée d’une assiette de riz agrémenté de nems et de beignets de crevettes. Il l’accepta dans un sourire abasourdi.
— Ne me remerciez pas, ma coloc n’est pas à la maison ce soir, notre frigo est plein à craquer et les chats du quartier détestent la bouffe asiatique. Considérez ce plat comme mon cadeau de bienvenue. Je vous aurais bien invité à entrer et dîner avec moi, mais je suis abonnée au Nouveau Détective, alors les voisins mignons qui frappent à ma porte passé 21 heures, je m’en méfie comme de la peste.
Il acquiesça, hilare et retourna vers son appartement. Alors que je refermai la porte, je l’entendis murmurer « aussi bizarre qu’on me l’avait décrite ». J’offris mon plus beau sourire à mon reflet dans le miroir. Je l’aimais bien, ce voisin.

La bonne humeur qu’avait apportée Charles disparut sur les coups de 23 heures, et une profonde lassitude me gagna. Même la vision de Dean Winchester, couvert de sueur et de boue ne parvint pas à me remonter le moral. Je me préparais à rejoindre Morphée lorsque la curiosité pris le dessus : Estelle absente, c’était le moment ou jamais de découvrir ce qu’elle pouvait bien traficoter dans sa chambre des heures durant. Je restai bouche-bée en découvrant l’ampleur des dégâts. Ses murs étaient recouverts d’étranges symboles qu’on aurait cru tout droit sortis de Charmed, des feuilles manuscrites recouvraient son bureau et des notes éparpillées de-ci, de-là, jonchaient le sol et le matelas. Le moteur de son ordinateur ronronnait, et j’allumai l’écran, bien décidée à comprendre dans quoi j’avais mis les pieds. Des centaines de sites et forums paranormaux s’affichèrent dans son historique. Je cliquai au hasard sur l’un d’eux. Dans un article intitulé « La vérité est ailleurs », un illuminé racontait qu’il avait découvert, après une séance de spiritisme avec sa défunte grand-tante, l’existence d’un endroit qu’il appelait l’Entremonde, sorte de non-lieu balançant entre la vie et la mort. Selon lui, les esprits y erraient sans but, appelant à l’aide et attendant inexorablement que Dieu les libère de leur calvaire. J’aurais éclaté de rire si la situation n’était pas si tragique. Sur un autre site, des ados dérangés expliquaient comment, après avoir picolé dans un cimetière une nuit de lune noire, ils s’étaient retrouvés avec un mauvais esprit sur le dos, tellement en colère qu’il avait essayé de les tuer les uns après les autres et qu’ils avaient dû faire intervenir le prêtre de leur patelin pour retrouver la paix.
Chaque site était plus ridicule que le précédent. Sur l’un, on trouvait la marche à suivre pour construire soi-même sa propre table de ouija ; sur un autre, un médium de renommée internationale mettait en garde les apprentis spirites et donnait des conseils sur la façon de découvrir l’identité de celui ou celle avec qui on communiquait.
— C’est quoi ce bordel… ?
Je saisis une feuille sur le bureau, et commençai ma lecture. Estelle avait imprimé le DIY de la table de ouija, qu’elle avait ensuite annotée au crayon de mine : « ATTENTION : toujours vérifier que l’esprit est bien qui il prétend être ; poser trois questions pour s’assurer de son identité. Ne peut plus mentir à la quatrième ». Je reposai le papier à sa place dans un frisson.
La situation était encore pire que tout ce que j’avais imaginé. Je m’étais tellement inquiétée à l’idée qu’Estelle ne tente une nouvelle fois de mettre fin à ses jours que je n’avais pas pensé qu’elle pourrait me faire une crise de ce genre. Et si elle se retrouvait embrigadée dans une secte de tarés persuadés que le Diable existait ?
— Sors de ma chambre.
Je sursautai, prise sur le fait. Estelle se tenait dans le couloir, raide comme un bâton. Je montrai l’écran d’ordinateur.
— A quoi tu joues, Estelle ?
Elle entra dans la pièce telle une furie, et m’arracha violemment de la chaise avant de me pousser vers la sortie. Je ne pus retenir un hoquet en la voyant. Les yeux injectés de sang, les pupilles dilatées, blanche comme un linge, on l’aurait dit sous l’emprise d’une drogue dure. Elle me poussa une fois encore, mais je m’accrochai à son baldaquin.
— Tu n’as rien à faire ici ! hurla-t-elle. Tu te prends pour qui pour fouiller dans mes affaires ? Va-t’en immédiatement !
Les larmes brouillèrent ma vision, mais je ne lâchai pas prise.
— Leslie est partie, il faut que tu l’acceptes…
Une lueur de folie éclaira un instant son regard.
— Elle m’avait prévenue. Elle avait dit que tu ne pourrais pas comprendre et que tu ferais tout pour nous séparer.
— Quoi ? Qui t’a dit une idiotie pareille ?
Elle éclata d’un rire guttural qui me fila la chair de poule. Je reculai malgré moi alors qu’elle murmura la pire chose qu’elle aurait pu me dire.
— Tu ne peux pas comprendre, tu n’as jamais aimé personne d’autre que toi. Mais tu n’es rien, Agatha. Rien. Et si j’avais le pouvoir d’inverser les choses, j’échangerais Leslie contre toi sans aucun regret.
Je quittai la chambre sans un mot, ses paroles résonnant à mes oreilles. Elle claqua sa porte tandis que, sous ma couette, à des années lumières de celle que j’avais toujours considérée comme une sœur, je pleurais sans pouvoir m’arrêter.

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