J’émergeai difficilement de mon sommeil. Les paupières encore lourdes, je distinguai une silhouette près de mon bureau.
— Qu’est-ce qu’il y a, Estelle ? marmonnai-je d’une voix pâteuse.
Comme aucune réponse ne me parvint, je refermai les yeux, bien décidée à me rendormir, mais j’entendis comme dans un écho l’homme de mon rêve répéter son avertissement : il est chez toi.
Je quittai mes draps chauds d’un geste nerveux, et poussai la porte de la chambre d’Estelle. Pas un bruit. J’allumai la lumière du couloir, et constatai que son lit était vide. Je me tournai vers le salon : aucune lumière, aucun son. Je déglutis difficilement : où pouvait être Estelle à une heure pareille ?
Je lui téléphonai, et entendis sa sonnerie retentir dans sa chambre. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Sans réfléchir, je quittai l’appartement et tambourinai à la porte de Charles.
— Agatha, il est trois heures du matin…
— Estelle n’est pas chez toi ?
— Pourquoi veux-tu qu’elle soit ici ?
Je ne pris pas la peine de répondre, et dévalai les marches de l’immeuble en quatrième vitesse. Pieds nus, je couru dans la rue en appelant désespérément ma meilleure amie. Des lumières s’allumaient çà et là ; je réveillais tout le quartier, mais je n’en avais cure. J’aperçus une silhouette au loin. Estelle. J’accélérai ma course dans un sursaut d’adrénaline, et trébuchai sur un trottoir. Un chien aboya, et son maître m’interpella. Je l’ignorai et continuai à courir. Je longeais la voie ferrée. Ma conscience me criait de me dépêcher. Je me glissai dans un trou du grillage séparant la voie de chemin de fer du trottoir et trouvai Estelle, immobile, près des rails. Les sens en alerte, je scrutai l’horizon. Une lumière jaune grossissait dans le lointain. Mon sang ne fit qu’un tour, et je hurlai son nom une nouvelle fois, le cœur au bord de l’explosion. Estelle se tourna vers moi, pâle comme la mort. Le train siffla.

— Eloigne-toi du bord, s’il te plait.
Ma voix était à peine audible. Estelle me sourit, et je reculai malgré moi. Son sourire n’avait rien d’amical, il était sarcastique, comme si elle me jouait une mauvaise blague. Ses traits se détendirent subitement, mais furent vite remplacés par un masque sans expression. Je m’approchai doucement d’elle, lui répétant qu’elle devait me rejoindre, quitter cet endroit dangereux.
Le train n’était plus qu’un gigantesque point jaune dans la nuit.
— Tu arrives trop tard, me lança-t-elle dans un rire aigu.
Elle fit un pas en avant.
Je me jetai sur les bords de la voie dans l’espoir de l’attraper.
Des bras m’enserrèrent. Une fine bruine m’éclaboussa. Ma respiration se bloqua dans ma poitrine. Le train ralentit dans un sifflement infernal. Je tombai à genoux, couverte de sang.
Je hurlai son prénom, encore, et encore, et encore.

Puis ce fut le noir complet.

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