Un sac de croissants à peine sortis du four sous un bras, un gobelet de café fumant dans une main, je remontais la rue vers l’appartement. Il était à peine neuf heures du matin, et pourtant l’Avenue de Laon débordait de monde. Entre les étudiants qui attendaient le tram pour la fac et les mères de familles qui profitaient que leurs gamins soient à l’école pour avoir un semblant de vie sociale, le retour à la maison ressemblait plus à un parcours du combattant qu’à une simple balade.
Je heurtai un vieil homme en voulant éviter un vélo, et me tournai vers lui pour les présenter mes excuses. Il sentait l’alcool à des kilomètres, et portait un vieux manteau rapiécé de partout. J’allai m’éloigner lorsqu’il m’attrapa le poignet et le serra violemment. Je tirai dessus, sans espoir. Je cherchai de l’aide autour de moi, mais tout le monde semblait trop absorbé par autre chose pour nous remarquer.
— Bon, ça suffit monsieur, faut me lâcher là ! dis-je en haussant la voix.
Il posa les yeux sur moi, sans cligner une seule fois. Son regard vide m’envoya des frissons dans tout le corps.
— J’ai des croissants, si vous voulez un truc à manger… tentai-je platement de l’amadouer.
Il se pencha pour me murmurer à l’oreille. Je déglutis difficilement ; il chantait la Marche Funèbre. Je lâchai mon café, et m’aidai de ma main droite pour me débarrasser de lui. Il sembla me voir pour la première fois.
— Vous auriez pas une pièce, ma petite dame ?
— Non, désolée… répondis-je, tremblante.
— Tant pis. Passez une bonne journée, ma petite dame.
Je courus à perdre haleine à peine m’avait-il tourné le dos et, poussai un cri angoissé alors que je fonçai dans un inconnu dans le hall de notre immeuble. Je criai que j’étais désolée, et montai les marches au pas de course.
Je claquai la porte, jetai mes chaussures dans l’entrée, et déposai les croissants sur le comptoir.
— Il vient de m’arriver un truc de fou, tu vas jamais me croire !
Estelle était dans les bras de son père. Elle leva la tête, le visage couvert de larmes. Je me ruai vers elle, et m’agenouillai.
— Leslie… gémit-elle avant de pleurer plus fort encore.
Paul secoua la tête, les yeux humides. Je me sentis tomber en arrière.

— Elle rentrait chez elle, dans la nuit. Une voiture l’a doublée par la droite et la vitesse l’a envoyée dans la barrière de sécurité.
Je soufflai ma fumée, et regardai Estelle dormir sur le canapé. Elle avait fini par s’endormir, bercée par la voix de son père. Je me tournai vers Paul, refoulant les larmes qui m’obscurcissaient la vision.
— Est-ce qu’elle a souffert ?
Il ne répondit pas à ma question. Je me mordis les doigts pour ne pas hurler. Ce n’était pas juste ! Elle avait toute la vie devant elle, et parce qu’un chauffard trop pressé de rentrer chez lui l’avait heurtée et laissée crever sur le bas-côté, comme un vulgaire animal dont tout le monde se fout éperdument, nous ne la reverrions plus jamais. Mon regard survola la pièce, et s’attarda sur tous les cadres qui recouvraient les murs ; Estelle, Leslie et moi au Sherlock ; Estelle et Leslie à la plage l’été dernier ; nous trois devant une pizza géante… Toute une existence étalée là, toute une vie fauchée bien trop tôt. Paul me serra dans ses bras, comme il l’avait fait avec sa fille, et je laissai les larmes couler pour la première fois depuis mon retour à la maison. Il quitta l’appartement aux environs de 16 heures, me laissant seule avec Estelle. Elle ouvrit les yeux alors que la porte se refermait.
— Aggie, dis-moi que c’était un cauchemar…
Je secouai la tête, et la serrai contre moi. Nous restâmes ainsi un long moment, sans rien dire. Je la guidai jusque son lit, et m’allongeai à ses côtés. Elle continua de pleurer, mais je fis mon maximum pour ne pas m’abandonner une nouvelle fois au chagrin. Il fallait que je sois forte pour nous deux, désormais. Si je ne l’aidais pas, elle ne s’en remettrait pas, je le savais au plus profond de moi.
J’attendis quelques minutes lorsqu’elle s’endormit, et quittai sa chambre sur la pointe des pieds. J’entrai dans la salle de bains, et vidai ses étagères d’antidépresseurs dans un sac poubelle avant de jeter le tout dans le vide ordure de l’immeuble. Je refis le tour de l’appartement à la recherche du moindre médicament qui soit plus fort que de l’aspirine, avant de m’assoir sur le canapé, anxieuse.
Je ne voulais pas risquer qu’elle me fasse une nouvelle tentative de suicide. J’étais arrivée juste à temps pour la sauver la dernière fois, mais je ne lui laisserais pas la chance d’essayer quoi que ce soit maintenant. Ce serait dur, mais elle s’en sortirait. J’en fis la promesse muette à Leslie : je protégerais Estelle coûte que coûte.  

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