Je fermai la glacière après avoir vérifié que les bouteilles de rosé étaient bien calées contre les glaçons, et la déposai dans le coffre de la voiture. Estelle se disputait avec Charles pour savoir lequel des deux allait prendre le volant, et gagna la bataille à plate couture. Il prit un air dépité et s’installa à l’arrière, grommelant que quitte à s’assoir à la place des gamins, on pourrait au moins lui prêter un rehausseur. Je souris et montai à l’avant. J’allais allumer une cigarette quand Estelle me fit signe de la ranger.
— Deux non-fumeurs dans la voiture, tu as perdu d’avance, ma grande, susurra-t-elle.

Je profitai de la brise printanière, le moral au plus haut. Plus d’un mois avait passé depuis notre fuite de l’appartement, et ma mise au point avec Bad Casper. J’avais attendu, anxieuse, que la foudre s’abatte sur moi, qu’il m’emmène avec lui dans la quatrième dimension réservée aux morts, mais les jours s’étaient enchaînés, et rien ne s’était passé. Estelle avait repris des couleurs, et à son grand désarroi, du poids. Ses pleurs avaient diminués, et s’étaient vus remplacés par les bons souvenirs de Leslie. Je la surprenais parfois à s’essuyer les yeux, mais ma meilleure amie avait repris du poil de la bête, et se battait pour ne pas replonger dans les eaux troubles de la dépression. Charles ne nous quittait plus d’une semelle depuis cette terrible nuit, et de fil en aiguille, une profonde amitié s’était installée entre nous trois. Le printemps aidant, nous passions nos soirées sur nos balcons respectifs, à discuter littérature, philosophie et à se gaver de cochonneries. J’avais gardé le secret sur ma discussion avec notre esprit pour éviter de m’attirer le mauvais œil, comme si en parler allait le ramener chez nous. Les bruits étranges et dérangeants avaient disparus comme par enchantement, et notre vie avait repris son cours. Tout s’était enfin arrangé.

Nous déposâmes nos sacs à l’orée de la forêt, tout en babillant sur la suite du programme. Estelle voulait absolument qu’on se balade dans les bois, mais Charles lui rappela qu’il était fort possible que nos copains les chasseurs soient encore à l’affut du moindre mouvement dans les buissons, et que ce serait quand même dommage qu’ils tirent sur deux jolies biches comme nous. Je le frappai doucement sur l’épaule pour qu’il sache que l’une des jolies biches avait des caractéristiques propres aux grands méchants loups, et installai la nappe qu’avait choisie Estelle. Notre libraire retira ses lunettes et se pinça le nez, visiblement en pleine concentration.
— Attendez : on fait un pique-nique ou bien une partie de dînette ?
Je me contentai de hausser les épaules ; il avait encore beaucoup de choses à apprendre sur Estelle. Il se pencha vers la glacière d’un air concentré. Je fis de même, et lui demandai ce qu’il cherchait exactement.
— Les tasses de thé, voyons ! On a une nappe à fleurs, il nous faut les tasses assorties !
Estelle marmonna de plates menaces, et alla bouder dans un coin, refusant de nous aider à préparer la table. Charles et moi installâmes les plats, en commentant chacun d’eux et en leur donnant une note pour la présentation. Notre délire terminé, Estelle daigna se joindre à nous, et la discussion dériva sur des sujets divers. Mon portable vibra sur la table : Gabriella. Je refusai l’appel et éteignis mon téléphone.
— Tu ne décroches pas ? me demanda Charles entre deux bouchées de salade.
— Numéro inconnu. Ne jamais répondre aux numéros inconnus.
— Et si c’était pour du boulot ? enchaîna Estelle comme à son habitude.
— Ils laisseront un message.
La vérité était que j’avais passé les dernières semaines à éviter Gabie. J’étais persuadée qu’elle en savait bien plus sur Bad Casper qu’elle ne me l’avait avoué et je détestais qu’on me mène en bateau. Je n’avais aucune idée du jeu auquel Prisca et elle se livraient, mais j’avais réussi à évincer notre ennemi invisible, et je n’avais aucune intention de leur expliquer comment. Elles auraient pu m’aider, ou encore discuter avec lui elles-mêmes, mais elles avaient préféré me faire le coup du « désolée, la vie de ta meilleure amie en dépend, mais débrouille-toi ». C’était impardonnable. Je levai la tête de mon assiette en plastique et vis Charles et Estelle, visiblement fascinés par mon repas.
— Pauvre petit rôti, murmura Estelle en secouant la tête.
— Laisse-moi deviner, il était méchant avec toi ? surenchéri Charles. Tu n’avais pas besoin de t’acharner comme ça, Agatha, il était déjà mort, tu sais…
Je baissai les yeux et appréciai les dégâts. De la salade était répandue tout autour de mon assiette, et en effet, j’avais fait un carnage avec mon morceau de viande. Je rougis et portai une fourchette à ma bouche. Je ne me savais pas si en colère contre Gabie…

— On peut très bien faire une visite touristique des patelins, sinon. J’ai entendu parler d’un village où les habitants laissent les livres dont ils ne veulent plus sur une étagère, dans un ancien lavoir. Ça peut être sympa.
Je m’étirai sur mon banc, et simulai une sieste ; Charles et Estelle en étaient encore à se décider sur ce que nous allions faire de notre après-midi, à défaut de risquer nos vies dans les fourrés avoisinants.
— Et si on retournait à Reims, et qu’on se faisait un musée ? Ça fait des siècles que je n’y suis pas allée ! s’enthousiasma ma meilleure amie, les joues rosies par le soleil qui perçait à travers les feuillages.
— Et toi, Agatha ? Qu’en penses-tu ?
J’ouvris un œil et foudroyai mon ami libraire du regard. Il me donna une pichenette sur le front. Je me redressai en grimaçant.
— Ni l’un, ni l’autre. Je comprends bien que vous ne vivez que pour vos passions respectives, mais perso, je suis très bien ici. Les oiseaux chantent, le banc est confortable, on a à manger à portée de main, et j’ai sérieusement pas envie de marcher. Alors comptez pas sur moi pour bouger mes fesses. C’est dimanche, après tout ! conclus-je en piochant un muffin dans le saladier en plastique.
— Ok, Estelle, on se la joue à pile ou face. Pile, les bouquins ; face, les œuvres d’art.
Le hasard fut en faveur du village de l’année, et les deux passionnés remballèrent leurs affaires sans se faire prier. Devant le coffre, ils se concertèrent en chuchotant avant de monter en quatrième vitesse dans la voiture, me laissant assise, perplexe, à la table. Estelle m’envoya un baiser, et Charles me lança un « bonne après-midi avec tes copains les arbres, Blanche-Neige ! ». Ils s’éloignèrent lentement, éclatés de rire. Je me levai aussi vite que possible, attrapai mon sac et couru derrière eux sur le parking, hurlant leurs prénoms et agitant les bras dans tous les sens. Estelle pila et je me jetai sur la banquette arrière avant qu’elle ne puisse redémarrer. Le cœur battant la chamade, j’attachai ma ceinture.
— Vous êtes vraiment trop cons, haletai-je, en sueur.
Ils se marrèrent de plus belle, et nous reprîmes la route de Reims.

Cette soirée-là resterait gravée à jamais dans ma mémoire, mais je ne le savais pas encore. Charles nous invita au restaurant japonais, et nous raconta qu’il avait passé deux mois là-bas pendant ses études. Il nous appris quelques mots, et, le sake aidant, j’entrepris de me présenter au gérant du restaurant dans un japonais hésitant. Il me sourit, et répondit qu’il était d’origine chinoise, pas japonaise, ce qui déclencha un fou rire irrépressible à Estelle, et un joli fard écarlate pour l’apprentie linguiste que j’étais. Nous allâmes nous abrutir au cinéma devant une comédie romantique insipide, que nous critiquâmes sur le chemin de l’appartement. Nous bûmes un dernier verre chez Charles, qui tenait à partager le dernier arrivant dans sa collection d’alcool de riches. Le vin me laissa un goût fruité dans la bouche, et un étrange désir de goûter les lèvres de Charles pour voir si elles avaient le même goût. Je décidai que c’était le signal de repli, et Estelle et moi rentrâmes à la maison, bras-dessus, bras-dessous, des étoiles plein les yeux.

— On dirait qu’il te plaît bien, ton voisin… Je me trompe ? demanda-t-il, les sourcils froncés.
Je regardai mes mains, au comble de la gêne. Lorsque je levai les yeux vers lui, il était assis sur un trône fait d’aiguilles, aussi à l’aise que s’il était installé sur des coussins de plumes.
— Ce que je fais de ma vie ne te regarde pas, que je sache. Je n’ai pas à me justifier. Je ne sais même pas qui tu es : un jour tu me conseilles, me rassure, et le lendemain, tu me sautes dessus pour m’arracher la langue. Tu sais ce que tu es ? Un malade.
Il secoua la tête d’un air désolé, et posa son menton dans ses mains.
— Tu mélanges tout, Agatha. Je ne t’ai pas agressée. Je ne te ferais jamais de mal.
— De toute façon, tu n’existes pas.
— Tu as raison, je n’existe pas. Pas vraiment. Tu m’as créé parce que tu avais besoin de moi.
— Je n’avais pas besoin que tu m’attaques.
Il se tenait à présent devant moi, un énorme bouquet de marguerites dans les bras.
— Sale manipulateur émotionnel. Même en rêve, je suis incapable de tomber sur des mecs biens, ma parole.
Nous marchions dans les bois. Je reconnus mon arbre préféré, un vieux chêne noueux, et caressai son tronc. J’étais dans la forêt du Roc la Tour, pas très loin de chez mes parents. Il était appuyé contre une pierre et jouait de la guitare. Je reconnus l’air, mais aurait été incapable de lui donner un nom. Des larmes brouillèrent ma vue.
— Je suis déjà venue ici, avec toi. Tu chantais la même chanson, j’étais assise sous mon arbre, et je t’écoutais. J’étais si bien.
— C’est un de mes plus beaux souvenirs.
— Pourquoi je pleure ?
— Parce que tu te souviens.
Je caressai son visage. Il tressailli sous mon toucher, mais ne recula pas.
— Qui es-tu ?
Son regard plongea dans le mien, un sourire fugace éclaira ses traits.
— Tu n’es pas encore prête… Mais ça viendra, petit chat, souffla-t-il.
Il sentait le chocolat chaud à la cannelle que faisait ma grand-mère en hiver. Ses lèvres effleurèrent les miennes.
— Tu n’as plus peur… ? demanda-t-il en jouant avec mes cheveux.
— Tu ne me ferais pas de mal, assurai-je, persuadée que je ne risquais rien. Ce n’était pas toi la dernière fois.
— Ce n’était pas moi, petit chat, je te le promets.
— Je te connais.
Ses yeux quittèrent mon visage, et il observa l’horizon, soudain inquiet.
— Tu dois te réveiller, Agatha. Il approche.
J’eus soudain très froid. Dans le ciel, d’énormes nuages noirs cachaient le soleil, engloutissaient la cime des arbres et faisaient taire les oiseaux.
— Il est chez toi ! Réveille-toi !

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