Le ronronnement du moteur accompagna délicatement mon réveil. Je restai un instant les yeux fermés, et profitai de la chaleur qui m’entourait. L’esprit embrumé, je mis un moment avant de comprendre que je n’étais plus dans les bois avec lui, mais dans la voiture, et que nous roulions à vive allure. Bien trop vite, d’ailleurs, constatai-je alors que les champs défilaient sous mes paupières entrouvertes.
— On est où ? demandai-je d’une voix pâteuse à Estelle.
Elle poussa un hurlement strident et lâcha le volant pour me toucher le visage d’une main tremblante. La voiture fit une embardée dangereuse et mon cri se mêla au sien, convaincue que nous allions finir dans un fossé. Un flot de jurons pas très féminin quitta mes lèvres alors que je lui attrapais le poignet et lui remettais d’autorité les mains sur le volant. Heureusement que l’autoroute était déserte.
Estelle, blanche comme un linge, nous ramena sur notre voie et me jeta un coup d’œil en coin. D’énormes cernes bleutés se dessinaient sous ses yeux, et ses traits étaient tirés. Elle avait l’air au bout du rouleau. Au rythme auquel battaient ses paupières, elle combattait le sommeil depuis un moment déjà.
— Oh mon Dieu, Aggie, tu m’as fait si peur !
Je haussai un sourcil dubitatif et m’étirai. Si moi je lui avais fichu la trouille, comment pouvait-on qualifier ce qu’il venait de se passer, à l’instant ?
— Je voulais pas te faire sursauter… m’excusai-je platement.
— Au village, Aggie !
Je tentai de me remémorer ce que j’avais bien pu faire pour la mettre dans un état pareil. Un épais brouillard recouvrait ma mémoire, et m’empêchait de comprendre de quoi elle parlait. La dernière chose dont je me souvenais était mon rêve, et je doutais fort qu’elle sache de quoi il y était question. Mon silence attira son attention, et elle toucha mon front, à grands renforts de « ohmondieuohmondieuohmondieu ». Un picotement désagréable me traversa alors que ses doigts caressaient le haut de ma tempe gauche. Je la repoussai d’un geste vif, et me pinçai le nez : je sentais une migraine pointer.
— Tu ne te souviens de rien ? De rien du tout ? insista-t-elle.
— Nope, désolée.
Estelle se lança dans un récapitulatif des faits, mais je me contentai d’écouter comme on écoute une histoire : pourquoi me serais-je enfuie dans les bois en hurlant ? C’était quoi ce délire ?
Je descendis le pare-soleil et admirai l’énorme œuf de Pâques qui ornait ma tempe.
— Ok, va pour la fuite dans les bois, et le coup sur la tête. Ça pourrait expliquer pourquoi je me souviens de rien… Mais je comprends pas pourquoi j’ai mal au dos. Je suis tombée à la renverse ?
Estelle eut l’air gênée.
— Ben… Disons que j’ai dû te traîner sur la route. Je suis désolée ! ajouta-t-elle précipitamment. Mais je n’ai pas eu le choix, t’étais dans les vapes et on ne captait pas… J’ai eu tellement peur, Agatha. J’ai cru que je t’avais perdue. C’est ma faute, je n’aurais jamais du te forcer à entrer dans le village, je suis vraiment désolée…
Je l’embrassai sur la joue. Elle me sourit maladroitement, mais continua néanmoins à me présenter des excuses. Je ne l’écoutais déjà plus, perdue dans mes propres pensées. Rien n’avait de sens. J’avais conscience qu’un important laps de temps s’était écoulé entre le moment où nous visitions le village et mon réveil dans la voiture, mais chaque fois que j’essayais de me souvenir de la raison qui aurait pu me pousser à agir de cette façon, je me heurtais à un mur incassable, comme si mon esprit lui-même refusait d’accepter les faits. Qu’avais-je bien pu vivre de si traumatisant pour que mon cerveau, tel un garde du corps surentrainé, ait décidé qu’il valait mieux pour moi qu’il cache tout derrière une barrière électrifiée, impossible à surmonter ? Cette situation promettait de me rendre dingue.

Je remarquai que notre vitesse avait de nouveau augmenté. Estelle avait de plus en plus de difficulté à garder les yeux ouverts.
— Ok, Indiana Jones. On s’arrête à la prochaine station-service, et tu fais une sieste.
— Ce n’est pas la peine, on arrive dans quelques heures… Je peux encore tenir, rassure-toi.
— Je parie que c’est ce que tous les accidentés de la route ont raconté à leurs passagers avant de se crasher dans un camion. Alors ne discute pas, on s’arrête, point à la ligne.
Elle finit par acquiescer, et nous quittâmes l’autoroute une demi-heure plus tard. Je lui conseillai de s’allonger à l’arrière, et me préparai mentalement à devoir me battre bec et ongles pour qu’elle dorme, mais à peine s’était-elle installée qu’un doux ronflement se faisait entendre. Je pris mon sac à main, fermai les portières aussi silencieusement que possible et me hâtai vers la station-service. Je m’installai au comptoir et commandai un café. La serveuse, une brune qui devait avoir dans la trentaine, raccrocha son téléphone et me servit dans un regard blasé. Je souris, et elle me tourna le dos pour essuyer des verres. Je descendis de mon tabouret, et quittai la chaleur des lieux pour rejoindre le parking. Je m’assis sur une table de pique-nique, et m’allumai une cigarette. Le souffle du vent dans les sapins avoisinants me ramena dans mon rêve ; j’y fuyais quelque chose. Des personnes qui me voulaient du mal. Pourquoi ce rêve en particulier ? Je laissai la nicotine se frayer un passage dans mon système nerveux, et décontracter chacun de mes muscles. Je me relaxai, et visualisai le village de la veille : des ruines, une route qui les traversait, une forge, une maison incendiée…
Je jetai rageusement mon mégot dans le gobelet en plastique qui traînait sur la table. Aux grands maux, les grands remèdes. Si je ne pouvais me rappeler exactement des faits, je pouvais au moins tenter de découvrir où nous avions mis les pieds. Je retournai dans la station-service et achetai une carte de la région de Rennes, que j’étalai sur une table à l’abri des regards.
Ayant repéré la gare, je trouvai facilement le centre-ville et traçai du bout des doigts la route que nous avions empruntée. Sauf qu’arrivée au premier rond-point, aucune indication concernant l’autoroute européenne. Je fronçai les sourcils, et continuai mes recherches, incertaine. Où était la voie de chemin de fer que nous avions traversée ? Et ce Super-U, d’où sortait-il ? Et tous ces villages que nous aurions dû croiser ? J’avais dû suivre un mauvais trajet.
Je repris le cheminement depuis le début, et tiquai : quelle que soit la route que nous avions empruntée, nous aurions dû traverser un nombre incalculable de patelins touristiques. Les yeux rivés sur cette maudite carte qui menaçait de me faire perdre les pédales, je sortis mon stylo quatre couleurs de mon sac et traçai les différentes routes possibles, au bord de la crise de nerfs. Les lèvres pincées, je reculai ma chaise pour mettre le plus de distance possible entre la carte et moi, persuadée que j’y verrais plus clair de cette façon. Rien n’y fit : le village n’existait pas.

Estelle se réveilla aux alentours de dix heures, du matin, fraiche et dispo. Elle entra dans la station-service un grand sourire aux lèvres, l’air détendue, parfaite comme elle l’était toujours au réveil. Elle s’installa face à moi, et m’étudia longuement.
— T’en es à combien de café ?
— Je ne les compte plus.
— Et les cigarettes ?
— J’ai dû racheter un paquet il y a une heure environ… répondis-je, fascinée par ma carte.
Estelle secoua la tête, et alla se chercher un chocolat chaud au distributeur. Elle sirota sa boisson, et montra la carte du bout des doigts.
— Et ça, c’est pour quoi ?
— Pour retrouver le village.
— L’expérience d’hier ne t’a pas suffit ? Il est hors de question que tu y remettes les pieds, pas après la crise que tu m’as faite.
Je tournai la carte dans son sens, et me postai derrière elle.
— Regarde, il n’existe nulle-part. La route qu’on a prise n’existe pas. C’est comme si on avait voyagé dans une autre dimension. C’est hyper flippant, non ?
— Il est peut-être si vieux, et si abandonné que personne n’a pris la peine de le retranscrire sur une carte… ? Sors-toi cette histoire de la tête, Aggie.
Elle regarda autour d’elle, et me fit un clin d’œil.
— Un sandwich, et on rentre ?
J’acquiesçai. Je repliai la carte et la rangeai dans mon sac, avec la ferme intention de résoudre ce mystère une fois à la maison.

La nuit était tombée lorsque nous arrivâmes au pied de notre immeuble. A peine Estelle avait-elle refermé la porte d’entrée derrière nous que je laissai éclater ma joie.
— Home, sweet home ! criai-je en me jetant sur le canapé.
Estelle rit doucement, et sorti une bouteille de rosé du frigo, en emplis deux verres à pied et m’en tendis un. Nous trinquâmes à notre retour saines et sauves, à une semaine pleine d’aventures, et discutâmes un peu avant de nous enfermer chacune dans notre chambre. J’allais me coucher, exténuée, quand on frappa à ma porte. Estelle me jeta un coussin au visage :
— N’oublie pas que tu es de corvée de boulangerie demain, alors mets-ton réveil !

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