Estelle s’élança dans les ruines avant que je n’ai eu le temps de la retenir. Je maugréai, et la suivis à contrecœur. Contrairement à elle qui se mouvait avec la grâce d’une ballerine, je ne cessais de me prendre les pieds dans des racines d’arbres morts, ou de trébucher sur des pierres couvertes de mousse. Nous nous étions enfoncées dans des buissons, et nous retrouvâmes rapidement dans la pénombre, à peine éclairées par la pleine lune.
— Je comprends pas pourquoi on se paume dans un village abandonné alors que je pouvais pas prendre cinq minutes pour admirer une statue moche, grondai-je ma meilleure amie.
— Ne fais pas ta mauvaise tête, Agatha. C’est une chance unique qu’on a là ! me répondit-elle en sortant son téléphone de son manteau pour s’en servir comme lampe torche.
Je fis de même, et constatai avec amertume que je ne captais aucun réseau. Ce n’était pas étonnant, mais cela voulait dire que s’il nous arrivait quoi que ce soit, nous ne pourrions pas joindre les secours.
— C’est quoi cet endroit, d’après toi ?
— J’ai une tête de guide touristique ?
Je lui attrapai le poignet et la forçai à s’arrêter.
— Estelle, ça peut être hyper dangereux ici. On sait pas qui habite dans le coin. Faut qu’on retourne à la voiture.
Estelle secoua son bras et se planta devant moi, les mains sur les hanches. Je poussai un soupir résigné, et poursuivis mon chemin à travers les broussailles. L’endroit ne me disait rien qui vaille. Aucune brise ne secouait les branches dénudées au-dessus de nous, et je n’entendais aucun des bruits indescriptibles que l’on retrouvait logiquement en pleine nature. J’aurais donné mon âme pour entendre le chant d’un hibou, ou les pas d’un renard derrière moi –tant que ce n’était pas mon copain zombie. Je ne pouvais m’empêcher de nous trouver complétement folles, là, en pleine randonnée improvisée nocturne. Je nous imaginais déjà à la une du Nouveau Détective « Deux jeunes femmes retrouvées découpées en morceaux dans un village breton. La police suspecte un crime satanique ».J’espérais seulement qu’ils me prendraient en photo sous mon meilleur profil. Si profil j’avais encore, bien entendu.
Un courant d’air glacé m’enveloppa, et m’exhorta à avancer plus vite. Malgré le faible rayon de lumière s’échappant de mon téléphone, mes yeux ne semblaient pas capables de s’habituer à l’obscurité, et je me heurtai la cheville sur une pierre qui, je l’aurais juré, ne se trouvait pas là une minute plus tôt. L’odeur de la terre mouillée vint chatouiller mes narines et m’arracha un éternuement qui résonna dans les ruines. Je faisais un vacarme pas possible entre mes reniflements et mes semelles qui crissaient sur l’herbe humide. Le craquement d’une branche morte me fit sursauter. Je me retournai, le souffle court, et braquai la lumière en direction des buissons. Personne. Un second craquement, plus proche cette fois, me poussa à courir. Des ronces se coincèrent dans mon jean et me griffèrent la cuisse ; je retins un gémissement de douleur et repris ma course. Estelle avait continué son petit bonhomme de chemin sans se soucier de moi, et je la rejoignis dans une dernière accélération. En sueur, à bout de souffle et effrayée, je me retournai dans la direction d’où je venais. Rien, ni personne ne s’y trouvait. Je lâchai un soupir de soulagement qui se bloqua dans ma poitrine. J’avais les poumons en feu. Il fallait vraiment que j’arrête de fumer, ou je pouvais remiser ma carrière de tueuse de vampires au placard.
La pâle copie d’Indiana Jones, quant à elle, était postée devant ce qu’il restait d’une église, et poussait de charmants cris de joie devant chaque détail qu’elle découvrait. Je m’approchai d’elle, le souffle court. Elle me remarqua enfin, et m’éclaira le visage.
— Waw, on dirait que t’as vu un fantôme… Ça va ?
— Non, ça va pas, si tu veux tout savoir. C’est le lieu idéal pour violer des jeunes femmes assez débiles pour se balader toutes seules. Qui irait les chercher dans un endroit pareil ? Hein, qui ? criai-je tout en la secouant par les épaules.
Elle ouvrit la bouche, la referma dans un regard noir, mais finit tout de même par répondre.
— Retourne à la voiture si tu as aussi peur. Moi, je vais aller visiter la maison sur la colline.
Je fulminai, mais restai avec elle tout de même. La maison dont elle parlait se trouva être une énorme demeure, entourée d’un muret en pierres. Le jardin était en friches, le toit s’était écroulé et une grande partie des murs était disloquée. Estelle passa la main droite sur les pierres rongées par le temps et l’usure, les caressant comme on caresse un amant. La passionnée d’histoire avait pris le dessus, et je n’avais plus aucune chance de la ramener à la voiture avant qu’elle n’ait assouvit sa curiosité. Je tapai du pied dans un caillou, énervée. Estelle me prit la main, et me montra des poutres noires pointant çà et là de la maison.
— C’était partout pareil, sur la place. Je crois que tout le village a brûlé dans un incendie.
— Génial, je suis contente de le savoir. On rentre chez nous ?
— Pas question ; il faut que j’aille voir à l’intérieur. Tu viens ?
Je jetai un coup d’œil rapide dans la demeure ; des trous béants semblaient attendre avec impatience qu’un crétin sans cervelle ne tombe dans leur piège. Je secouai la tête, et refusai tout de go de mettre ne serait-ce qu’un orteil à l’intérieur. Estelle haussa les sourcils, et entra, charmée par ce passé qu’elle découvrait au fur et à mesure.
— Tant pis pour toi.
Je restai à l’extérieur, les nerfs en pelote. Je pouvais l’entendre s’extasier devant des meubles d’un autre temps, et ne pus réprimer un sourire. C’était tellement typique de sa part, cette fascination sans limites pour le passé d’inconnus. Elle était aux anges lorsqu’elle quitta la ruine, et proposa qu’on termine la visite par une vieille forge à l’entrée de la place.
— Ai-je seulement le choix ?

La forge en question avait été épargnée par les flammes, et nous y découvrîmes d’étranges objets couverts de poussière. De la paille couverte de moisissure stagnait dans un coin, et dans l’autre se trouvait une bassine de bois vermoulue. Un bureau de bois massif trônait au milieu de la pièce, et intrigua fortement Estelle, qui ne comprenait pas ce qu’un meuble aussi magnifique pouvait faire dans une forge. Je ramassai un objet en métal qui ressemblait à s’y méprendre à une poire, et l’examinai attentivement avant de m’intéresser à une paire de pinces des plus étranges. Je découvris de vieux documents calligraphiés dans un tiroir du bureau, et les tendis à Estelle. Elle se jeta à mon cou, ravie.
— C’est bien trop abîmé pour que je puisse le lire… Mais… ça ressemble à de l’allemand, là, tu vois ?
— De l’allemand ?
Je m’approchai d’un des murs, et y découvris une inscription dont je ne saisis pas le sens. Des traces brun foncé entouraient certains mots. Je regardai la poire en métal, les pinces et les autres objets qui jonchaient le sol.
— Estelle, c’était pas une forge. C’était une salle de torture.
— Quoi ?
— La poire, les pinces, la bassine… On a vu les mêmes au musée du Mont Saint-Michel. Des instruments de torture. Et puis, regarde, je suis prête à parier que ça, là, c’est du sang.
Estelle lâcha les pinces qu’elle tenait dans un cri, et se couvrit la bouche, des larmes aux yeux.
— Oh mon Dieu, mais qui pourrait faire une chose pareille ?
— Un taré. Ce qui me rappelle que ce serait peut-être pas mal qu’on se casse, non ? J’aime pas l’ambiance torture médiévale, ça me met mal à l’aise.
Estelle rassembla les papiers et entreprit de les ranger précautionneusement dans ses poches de manteau. Un bruit venant l’extérieur attira mon attention. Je m’approchai de la porte, et me risquai à jeter un œil. Des pas sur la gauche m’envoyèrent me cacher derrière le mur. Les bruits reprirent, et je vis une ombre passer derrière une fenêtre. J’attrapai Estelle par la main et la traînai hors de la pièce. Je l’entendais se plaindre, mais je m’en fichais : il y avait quelqu’un d’autre dans ce village, et je ne voulais pas tomber nez-à-nez avec. Nous parcourûmes quelques mètres avant que je ne nous autorise une pause pour reprendre notre souffle. Estelle me repoussa violemment, et me hurla dessus.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, Agatha, mais si ton but c’est de me faire peur, t’as gagné ! Je suis terrorisée !
— On n’est pas seules ici. Il y avait quelqu’un dehors, je l’ai vu marcher autour de la forge. Faut que tu me croies, Estelle, on n’est pas en sécurité.
Nous nous regardions en chien de faïence lorsqu’un cri d’enfant brisa le silence, très vite suivit d’un autre.
— T’as entendu ? demandai-je d’une voix tremblante.
— Entendu quoi ? Mais de quoi tu parles à la fin ? s’énerva Estelle.

Je lui fis signe de me suivre, et avançai dans la direction des hurlements. J’arrivai au milieu de la place du village, et trébuchai sur une racine. Je m’étonnai que de l’herbe ait pu pousser sur du goudron, avant de constater avec effroi que la route qui traversait le village avait disparu, et laissé place à un chemin couvert d’herbes folles et de petits cailloux. Un cri déchira le silence, et je pris conscience qu’Estelle ne se trouvait pas derrière moi. Je courus à perdre haleine vers la forge, mais n’aperçus aucune trace de ma meilleure amie.
Je distinguai une silhouette cachée dans l’ombre. Je reculai, pas à pas, aussi lentement que possible, le cœur au bord de l’explosion. Mon sang se glaça dans mes veines, et la peur pris le dessus. Je m’enfuis en hurlant dans les buissons, sans aucune idée précise du chemin que j’empruntais. Je voulais juste survivre. Je regardai en arrière et lâchai un soupir de soulagement : l’inconnu ne m’avait pas rattrapée.
Je tournai la tête juste à temps pour voir le mur dans lequel je fonçais, et me cognai le front, emportée par la vitesse de ma course. Je tombai au milieu des ruines, étourdie. Un épais liquide coula le long de mon visage. Je posai mes doigts sur la plaie : du sang. Adossée au mur, je refoulai les larmes qui s’accumulaient derrière mes paupières. La silhouette se tenait devant moi. Ma vision se fit floue, et je ne parvins pas à apercevoir son visage. Elle s’approcha lentement, comme un prédateur sur le point d’achever sa proie. Je tentai de me relever ; impossible. Je hurlai aussi fort que je pus alors que sa main enserrait ma gorge. Des étoiles brillèrent devant mes yeux, et je m’évanouis.

85