Tu sais maintenant, tu sais aussi ce qu’il te reste à faire. Le simple fait de savoir qu’une partie de toi te manque est insupportable, tu sais aussi que tu ne pourras jamais faire sciemment de mal à Magalie, Fidelis ou pas. Ta ville n’est plus sure pour toi, ton pays n’est plus sûr pour toi, ton monde n’est plus sur de toi, il va falloir partir. Tu changes de visages aussi souvent que possible, mais tu sais que ce n’est qu’une question de temps. Tu sais où elle vit.
Un appartement à l’avant dernier étage d’une tour à Berlin. Tu as voyagé à pied, en bus, changeant de ligne et de moyen de transport presqu’aussi souvent que de visages. Pas assez proche pour qu’on te reconnaisse, mais juste assez pour qu’on puisse te confondre. Cela fait longtemps que le control d’identité est une chose du passé, “bonne conscience” oblige. Il n’y plus de risque de terrorisme au G-12, les portables (téléphones et ordinateurs) permettent une surveillance constante de toute la population, chaque blog est trié, chaque conversation surveillée par des programmes de plus en plus développés, mais le débat sur la vie privée perdure, se rappelant au bon souvenir des populations tous les x temps. Comme si le G-12 pouvait se permettre de ne pas savoir.
Elle est debout sur la terrace, une simple serviette drapée autour de son corps. Tu sais qu’elle vient de coucher avec sa nouvelle cible, c’est une réaction normale chez elle. Sur elle tu sens leur deux odeurs, elle n’a pas encore pris sa douche, elle le fera quand elle rentrera, elle attendra que l’homme arrive, l’enlace et lui embrasse le cou. La morsure t’empêche de vivre le drame émotionnel que la scène devrait engendrer, tu sais que tu l’aimes encore. Comme d’habitude, ton corps réagit à la morsure, le manque d’émotion le gène, il cherche à la remplacer, là c’est une série de question que seule la logique peut répondre. Est-ce une réaction programmée chez elle? Savais tu que sa salive contient une faible dose de Fidelis D, le simple fait de l’embrasser suffit à assurer ta fidélité? Les deux sont des victimes, tu sais qu’il est un chercheur, celui qui est crédité de l’invention du “Forcis C” un nouvel accélérant permettant de multiplier la force physique d’un être humain par à peu près 5. Tu connais la formule, tu es tombé dessus quand tu étais encore à Interpol. Tu connais même le défaut de la formule. S’il survit il pourrait très bien la corriger et Interpol pourrait avoir accès à des agents plus forts que toi. Il est dans ton intérêt de l’éliminer lui aussi. Eventuellement ils trouveront le problème et le régleront mais d’ici là, ça ne sera plus un problème. Avec le ralentissement des changements d’idées, il faudra plusieurs décennies au G-12 pour corriger cette erreur, et cela veut dire que les ressources ne seront pas engagées ailleurs. Ralentir une découverte pour ralentir le reste du processus.
Tu penses que ton cortex essai de trouver un moyen pour lutter contre ta future culpabilité. Ces questions ont pour seule but de créer le doute, et tu sais que tu l’auras… sauf que… tu sais que tes sentiments pour elle, n’ont rien à voir avec le Fidelis D ni la morsure. Si ton corps ne ressent plus rien pour elle, tu sais qu’ailleurs…au seul endroit qui compte vraiment… tu sais qu’il n’y a qu’elle.
Il se pointe finalement, derrière elle. Il l’enlace, lui demande ce qu’elle regarde, elle lui répond en Allemand sans accent, que rien du tout, elle pensait. Tes propres souvenirs te renvoient aux mêmes conversations, tu essaies de te prouver que ce que tu ressentais était faux, continue, tu sais que ça sera plus facile plus tard.
Tu bondis et atterrit sur tes pieds, un étage plus bas, le choc fait tomber le foulard que tu avais mis sur ton visage, l’homme s’avance vers toi, au ralentis, ton direct du gauche enfonce son visage, les tempes explosent comme un fruit trop mure, tout comme ses yeux (pas d’image rétiniennes pour te vendre), des bouts de cerveau sortent comme s’il essayait d’échapper à sa condition, quelque chose que vous avez en commun. Tes yeux en croisent d’autres, les siens.
Son visage exprime l’horreur, la surprise, pourtant il n’y a qu’un son qui sort de sa bouche, un mot, qui te hantera jusqu’à ce que tu en crèves.
Oui.
Tu sais à ce moment-là que sans la morsure tu n’y serais pas arrivé, tu te serais mis à pleurer toutes les larmes de ton corps, jusqu’à ce qu’Interpol vienne te reprendre. Tu as aussi ta réponse, la morsure fait de toi un sous homme. Incapable de faire ce qui est bien, juste de prendre une décision sur ta possible survie, même les animaux peuvent faire preuve de compassion, d’attachement. Tu ne peux pas aimer, juste savoir que ça existe et d’en lister les effets. Si tu n’es pas toi-même, es-tu libre? Existes-tu? As-tu plus le droit de vivre qu’elle? Est-ce que les souvenirs promis par le docteur valent ce prix? Est-ce que quoi que ce soit vaux ce prix?
Ce oui qui sort comme un réflexe, elle semble se demander elle-même d’où il vient. Toi tu sais, le fantôme d’Annelore que tu ne connais pas, celle qui voit tout ce qui a été infligé à ce corps, tous les hommes qu’elle a été forcée d’aimer, les choix qu’on lui a ôté. Le fantôme qui se souvient de toi, qui sait mieux que toi ce que vous avez partagé et qui au nom de ça, veut que cette vie s’arrête et que ce soit toi qui le fasse.
Sans la morsure tu n’y serais pas arrivé, les doutes de ton esprit, la difficulté à se souvenir des détails, tu n’y serais pas arrivé. Tu sais ce qu’il se passe, alors que sa fausse identité panique, le peu qui reste d’Annelore, peut être de Magalie la retient, elle ne pense pas à s’enfuir, ni à se défendre, et à dire vrai elle ne le peut pas. Grace à la morsure tu n’hésites pas…guère, tu prends son visage dans tes mains, tu as tant de mémoires où tu as fait quelque chose de similaire. Tu lui brises la nuque d’une violente torsion, tu t’attardes un peu sur son cadavre, tu sais que n’importe quel type d’absolution sera indispensable plus tard… quand la morsure cessera de faire effet. En l’occurrence un rictus qui semble ressembler à une sorte de sourire… un remerciement. La reconnaissance rétinienne ne t’effraie plus, même la morsure à ses limites.

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