Environs de Lviv, Ukraine, 3 août 2015

Irina Rezenkova, nationalité ukrainienne, codeuse freelance. Née le 21 janvier 1992, morte le 2 – non, le 3 août 2015.

Planquée derrière un vieux mur de parpaings, entre un classeur métallique rouillé et un tas de bâches en plastique moisies, Ikarus écoutait les véhicules qui se garaient dans la cour de l’ancien abattoir du kolkhoze. Les phares et quelques projecteurs balayaient les ténèbres, les hommes en armes descendaient et les ordres lancés indiquaient un déploiement en vue d’un nettoyage méthodique. L’hallali se précisait.

Avec un peu de chance, ils la tueraient tout de suite.

***

Le véhicule de commandement arriva en vue de l’ancien kolkhoze ; avec les puissants éclairages LED et halogènes mis en batterie par ses troupes, on se serait cru sur le site d’une rave party clandestine. Raspoutine activa son micro et lança :

— À toutes les unités, commencez le balayage. Ne prenez aucun risque : vérifiez la cible avant de tirer et tirez pour tuer.

Aucun risque, se répéta-t-il.

— Ici Rouge sept-trois, j’entends un bruit de moteur. Est-ce qu’on a des–

Le message s’interrompit brusquement. Raspoutine eut juste le temps de voir une ombre passer devant le champ de la caméra de Rouge sept-trois, qui observait désormais une brique posée au sol avec un effet de contre-plongée saisissant.

Il ne prit même pas le temps de soupirer, ses vieux réflexes revinrent en force.

— De Noir zéro à toutes les unités : intrus dans le périmètre. Motorisé, hostile. Restez groupés !

Il y eut plusieurs sons étouffés, comme des chocs et le bruit caractéristique d’une moto tout-terrain. Puis, soudainement, un épais brouillard typique de fumigènes militaires commença à apparaître sur les images, brouillant même les signaux thermiques. Dans le même temps, les unes après les autres, des caméras perdaient brutalement leur signal ou adoptaient des angles de vues peu compatibles avec la station debout.

Raspoutine refusa de céder à la panique ; il jeta un rapide regard à l’écran tactique, connectant les points.

— De Noir zéro, l’intrus se dirige vers l’abattoir, bloquez-le à tout prix ! C’est là que se trouve la cible.

C’était une déduction un peu osée, mais à moins d’une diversion affreusement risquée – ce qui impliquait une deuxième force très, très discrète – il ne voyait pas d’autre explication à la tactique mise en place par le motard-mystère. La quinzaine de mercenaires encore debout se redéployèrent pour encercler le bâtiment.

***

Irina essaya de se tasser encore plus profondément dans son recoin, mais c’était peine perdue : le mercenaire, avec ses lunettes thermiques, s’approchait l’arme en joue. Elle ferma les yeux et essaya de ne pas trop se rappeler la fois où elle avait pris une balle dans le bras, au tout début de la guerre.

Un vrombissement interrompit ses pensées morbides. L’homme aux lunettes se retourna juste à temps pour prendre un pneu, lancé à grande vitesse par le reste de la moto, sur le nez. Il boula en arrière dans un petit tas fort disgracieux, son arme dernier cri tombant au sol avec un bruit de boîtes en plastique dévalant les escaliers.

La moto s’arrêta dans un grognement rageur ; sur la selle, une silhouette habillée d’une combinaison camouflée noire et grise, renforcée à divers emplacements, la regardait à travers la visière fumée de son casque.

— Ikarus, je présume, lança-t-il d’une voix juvénile, dans un russe avec un accent prononcé – anglais, peut-être ?

— Je, euh ?…

— Joyeux Noël !

***

Raspoutine avait de plus en plus de mal à garder son calme ; à vrai dire, la situation était très similaire en dehors. Au moins huit agents étaient au tapis, dont les deux qui étaient déjà entrés dans l’abattoir. Il frappa un coup sec du plat de la main sur la console. Si c’est la guerre qu’ils veulent…

— Vert et rouge, TOWs en batterie, rasez-moi ce bâtiment !

— Euh ? Vous êtes sûr, chef ?

— Négatif, hurla le leader vert, j’ai encore deux hommes là–

— Je confirme l’ordre. Feu libre, détruisez ce bâtiment !

Sa voix était étonnamment calme et elle eut l’effet escompté : quand le chef d’Ares parlait ainsi, il valait mieux obéir.

Le premier lance-roquette toussa et deux projectiles filèrent vers le bâtiment, traversant ce qui restait de la baie de chargement. Une première explosion secoua le rez-de-chaussée, projetant une volée de débris alentours. Les deux roquettes suivantes frappèrent le premier étage ; le toit s’effondra dans un déluge d’acier tordu et les deux dernières parachevèrent la destruction du bâtiment, soufflant les structures fragilisées.

De flammes gigantesques accompagnèrent les explosions, un délire pyrotechnique digne des meilleures productions hollywoodiennes, ce qui eut pour effet de faire tiquer Raspoutine. À moins que des indigènes aient eu l’idée saugrenue d’entreposer du kérosène dans le bâtiment, il voyait mal un abattoir à l’abandon depuis plus de dix ans s’enflammer ainsi.

— Équipe drone, balayage du secteur.

En quelques secondes, quatre petits engins décollèrent d’une fourgonnette garée en retrait ; à l’intérieur, un pilote en contrôlait les évolutions et un opérateur suivait les images et les analysait en temps réel. Un investissement conséquent, mais qui s’avérait précieux pour des missions de reconnaissance et, comme dans le cas présent, de traque.

— Ici drone trois, mouvement dans le secteur neuf, direction plein ouest, on dirait une moto. Deux personnes.

La caméra zooma et une image pixélisée, en fausses couleurs pour cause de vision nocturne, montrait un petit engin tout-terrain filant sur un chemin de terre, avec deux silhouettes. La moto s’arrêta brusquement dans un bref, mais brutal dérapage. Le pilote empoigna le pistolet-mitrailleur en bretelle, le long de son flanc et, d’une brève rafale, coupa le drone en deux.

Parc national Bieszczady, Pologne, 3 août 2015

Irina s’effondra sur le lit de camp avec abandon. Dehors, le soleil brillait à travers les frondaisons. Elle sourit. « Joyeux Noël », avait lâché son sauveur : le cri de ralliement traditionnel du club 1225 – « 1225 » pour « 25 décembre » en notation anglo-saxonne. Elle avait mis trois bonnes secondes avant de percuter, trois secondes qui avaient failli leur coûter la vie.

Les explosions avaient d’abord retenti au rez-de-chaussée, le temps qu’elle monte derrière le pilote de la moto. Le sol en béton tremblait, se lézardait ; des langues de feu surgissaient des cages d’escalier, mais la moto les ignora et fonça dans la fournaise. D’autres explosions secouèrent l’étage qu’ils venaient de quitter, des pans entiers du bâtiment s’écroulaient autour d’eux. Elle aurait voulu hurler, mais elle était trop occupée à serrer les dents, les jambes, les bras ; heureusement que le pilote avait une combinaison renforcée ou elle lui aurait sans doute brisé les côtes.

Ils filèrent au milieu des flammes ; elle aurait pu jurer que le feu s’écartait autour d’eux et les accompagnaient, comme si une tornade ardente les escortait jusqu’à la sortie. Puis la nuit et le froid – en comparaison. Et cet arrêt, où le pilote pris le temps d’envoyer une rafale de l’arme automatique prise sur un des mercenaires dans la nuit ; un bruit de chute lui répondit. Un drone, peut-être ? Comment l’avait-il vu ?

Et la route. Irina n’aimait pas la moto ; elle n’aimait pas la vitesse, pour tout dire. Entre la fatigue et l’adrénaline, les quelque cent kilomètres de route – souvent par des méchants chemins de terre qui la ballottaient en tous sens – avaient pris des allures de cauchemars éveillés, où elle s’attendait à tout instant percuter un camion ou voir débouler des véhicules remplis de mercenaires armés. Un peu toute son anatomie lui faisait mal.

Le pilote entra à son tour dans la cabane. C’était une sorte de bungalow perdu au sein de ce qui semblait être une réserve naturelle ; de l’extérieur, il paraissait abandonné, mais son œil exercé avait noté un bon gros cadenas pour adultes, que le pilote avait ouvert au moyen d’une clé spéciale. L’intérieur sentait le renfermé et l’humus, mais semblait accueillant. À vrai dire, Irina soupçonnait que même une cellule de prison aurait eu l’air accueillante après sa fuite.

Il retira son casque et Irina eut la surprise de voir un homme plutôt jeune : peut-être une vingtaine d’années, des cheveux bruns ou roux coupés courts et aplatis par le port du casque, un visage fin, allongé et glabre. Elle ne put s’empêcher de lui trouver un air de renard.

Le pilote posa son casque sur une desserte en bois brut et se tourna vers Irina :

— Au fait, moi c’est Philip.

— Irina…

Elle serra mollement la main qu’il lui tendait ; lever le bras lui demanda un effort de marathonienne.

— Tu pourras dormir ici ; nous repartirons ce soir. Mais, en attendant, j’ai besoin de ton ordinateur et de ton téléphone.

Elle indiqua d’un mouvement de menton le minuscule sac, d’un modèle prévu pour cycliste ou coureur, et ajouta :

— Je n’ai plus de téléphone depuis un moment.

Philip hocha la tête ; il sortit le petit portable et le glissa dans une grosse housse noire à l’intérieur métallisé. Irina eut juste le temps de reconnaître un blackout bag, sorte de cage de Faraday sous forme de sac, et s’endormit avec au moins cet aspect de sa conscience en paix.

***

Ce fut un reste de cauchemar informe qui finit par complètement réveiller Irina, une impression d’angoisse où se mêlaient le jeu de cache-cache avec ses poursuivants, les bruits de la forêt environnante et des souvenirs de ses études. Elle tenta de se redresser et retomba, vaincue par des courbatures ; elle roula sur le côté et parvint à s’assoir avant de tomber du lit, se redressant lentement, avec l’aide de ses bras.

La cabane était vide, mais sur une petite table, deux petites bouteilles d’eau, une thermos, quelques fruits et des barres de céréales l’attendaient. Elle ingurgita de suite la première bouteille d’eau, découvrit que la thermos contenait du thé sucré – elle aurait préféré du café, mais fautes de grives… – et l’accompagna avec une barre de céréales.

Elle sortir. Philip l’attendait sur le seuil, sur une chaise pliable ; il avait troqué sa fort militaire combinaison pour un jean’s, un blouson en simili-cuir et un t-shirt verdâtre.

— Bien dormi.

— Dormi. Donc oui, je suppose.

— Bien. On part dans une heure.

Elle accusa la nouvelle avec un regard maussade vers la moto, cachée sous un filet de camouflage ; la perspective de remonter sur cet engin de malheur ne l’enthousiasmait pas.

— Je suppose qu’il n’y a pas de douche, ici ?

Il indiqua un récipient plastique suspendu à une potence moussue :

— Une douche solaire, c’est tout. L’eau doit être encore tiède. Il y a des vêtements à ta taille dans le sac poubelle à côté de l’entrée.

Irina lança un nouveau regard noir vers l’appareillage rudimentaire. Il y avait bien un vague rideau autour de la potence, mais il ne cachait objectivement pas grand-chose. L’ensemble lui rappela sa seule et unique année de fac, avec les douches collectives de la cité universitaire et le combat quotidien des filles pour en chasser les mateurs et leurs appareils-espions.

— Je te préviens : tu n’es pas mon type.

Philip ricana :

— Toi non plus : tu es une cliente.

***

La nuit fut un nouveau voyage dans les ténèbres sur des chemins à peine carrossables, mais Philip roulait de façon plus raisonnable, s’efforçant de minimiser les bruits du moteur et aussi ménageant des pauses bienvenues pour leur monture et eux-mêmes.

Ils émergèrent du parc un peu avant l’aube, dans un hameau rural ; Irina fut incapable de voir s’ils étaient en Pologne, en Ukraine, en Roumanie, voire en Slovaquie. Ils roulèrent encore quelques kilomètres, jusqu’à une station service, puis jusqu’à une ville du nom de Hummené, en Slovaquie. Là, Philip laissa la moto à la gare, acheta deux billets pour Ljubljana, puis deux sandwichs à un vendeur ambulant du coin de la rue. Il en tendit un à Irina, qui lui demanda à voix basse :

— On prend le train ?

— Non, répondit-il en mordant dans le casse-croûte.

— Je me disais aussi…

Kiel, Allemagne, 4 août 2015

Kelvin s’absenta de la réunion ; le message qu’il venait de recevoir demandait une réponse urgente, mais il lui fallait une minute ou deux de réflexion pour arriver à mettre au point le plan qui germait déjà depuis quelque temps dans sa tête.

Il avait suivi d’aussi près que possible l’opération emmenée par Philip, nom de code « Eldritch », pour le compte de Rina – et, accessoirement, du Club 1225 de Florianne – et c’étaient les premières nouvelles. Elles étaient bonnes, ce qui le rassura un instant, mais son neveu et sa cliente n’étaient pas tirés d’affaire pour autant : Philip estimait à quelques petites heures leur avance sur des poursuivants déterminés et très bien équipés. Il fallait trouver un plan d’extraction un peu plus velu que les méthodes terriennes traditionnelles et ça impliquait de l’aide en… haut lieu.

Il activa une certaine application, d’apparence anodine, vérifia le niveau de sécurité et lança :

— Salut, Rina ! Dis-moi, le Derithen est toujours dans les parages ? Ce serait pour notre ami commun…

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