Unborn-Oracle.net, 17 juillet 2015

Salut, c’est Arel.

Comme pas mal d’entre vous l’ont deviné, ce week-end on s’arrête au festival Night of the Prog, pas loin de Coblence.

Sally a insisté. Beaucoup. Entendez par là que, quand elle a lu le programme des trois jours, elle a poussé des petits cris et elle nous a menacé des pires sévices si elle ne pouvait pas y aller. Faites-moi confiance : je sais ce qu’elle peut faire aux gens qu’elle aime bien, vous n’avez aucune envie de savoir ce qu’elle entend par « pires sévices ». (Note de Sally : Mauviette !)

Loreley Freilichtbühne, Allemagne, 19 juillet 2015

Le soir commençait à tomber et la prestation de Concrete Lake venait de se terminer. Il ne restait plus qu’une formation : le légendaire guitariste du non moins légendaire groupe Revelations venait reprendre les morceaux les plus mythiques de son ancienne formation à sa propre sauce. L’intégralité de Unborn Oracle – ainsi que Max, qui s’était soudainement découvert un intérêt pour le genre – était au milieu de la foule, pressés contre la balustrade.

Matt et Rage regardait la scène du haut de l’amphithéâtre bondé. L’endroit avait un côté magique, avec ses gradins de pierre sur un promontoire rocheux qui surplombait le Rhin. Un lieu de légendes. Si l’on excepte sa construction sur fond de nazisme.

Pour des motifs différents, ce n’était pas trop leur style de musique : trop vieux ou trop mou. En plus, ils étaient claqués, ayant passé les trois derniers jours à suivre les cinq autres excités qui avaient tendance à taper des bœufs avec les autres musiciens et à boire des bières avec des journalistes belges jusqu’à des heures indues. Sans compter le fait que le camping d’un festival est un lieu qui ne connaît pas forcément la notion de repos nocturne.

— Ça va, Matt ? T’avais l’air bizarre, tout ce week-end.

— Ouais. Enfin, c’est juste que le backstage m’a foutu un sacré coup de vieux.

Rage ricana. Il avait fallu très exactement dix-sept minutes à Arel et Sally pour transformer leurs simples passes trois jours en accès VIP toutes zones. Au début, il avait un peu dû se retenir pour ne pas faire son fanboy. Même quand on est plutôt amateur de la marge la plus brutale du rock progressif – celle qui implique au moins deux guitares et une double grosse caisse – la densité de musiciens célèbres au mètre carré était proprement ahurissante. Mais, à force de boire des cafés avec les artistes, il n’y avait plus fait attention.

Il avait aussi découvert quelques groupes qui méritaient son attention plus approfondie, comme les Français de Lapis, qui combinaient une musique incroyablement entraînante et accessible à une gentillesse confondante. Bref, Rage était fatigué, mais ravi de l’occasion.

Par contre, Matt avait l’air un peu à l’ouest.

— Tu déconnes ? Pour toi, ça doit être la routine.

— Chais pas. T’as peut-être oublié, mais il y a beaucoup de ces musicos que j’ai rencontrés la première fois il y a près de vingt-trois ans…

Rage fit un rapide calcul.

— J’étais pas né il y a vingt-tr – Oh merde !…

First King, qui était passé le vendredi, avaient été présents lors du fameux concert de Noël. Idem pour Dark Jewel, dont deux des membres avaient livré chacun une prestation solo.

— Et ouais : encore des membres du Club 1225. Tu vas rire, mais je suis à peu près certains qu’il y en a même qui sont actifs sur le forum…

— Florianne m’avait pourtant dit qu’ils avaient choisi d’oublier.

— Nan, pas tous. Je m’en souviens bien, j’étais là et elle me l’a proposé aussi.

— Et tu n’as pas voulu ?…

— Cette histoire m’a déjà causé des séjours en cabane et en hosto ; ça m’a plus ou moins foutu en l’air une partie de mon adolescence. Mais ça m’a aussi donné une nouvelle raison de vivre. Et rendu mes parents, aussi. Je crois que si j’avais choisi d’effacer ça de ma mémoire, j’aurais été bon pour péter un câble à nouveau. Alors on vit avec et on avance.

Une immense clameur répondit à sa remarque : Revelations se préparait à se réincarner sur scène.

***

Dix mille voix.

Florianne se tenait au centre de la foule ; au centre de sa famille de cœur, également. Et aussi au centre d’autre chose, d’une confluence.

Elle entendait à peine la musique ; c’était un autre rythme qui monopolisait son attention. Le rythme de dix mille consciences tendues vers un seul point et d’un écho qui, loin sous ses pieds, se manifestait comme un discret battement de cœur.

Elle sourit et l’Arbre-monde lui sourit en retour.

Baltimore, USA, 18 juillet 2015

— Raspoutine, je ne suis pas très satisfait.

Le docteur Thorne aimait bien manier l’euphémisme. Charles Yan, qui faisait de gros efforts pour rester hors du champ de vision de son patron et de celui de la caméra, eut une grimace d’empathie pour celui qui se trouvait de l’autre côté de l’écran. Mais l’individu ne se démonta pas pour autant :

— Je le comprends d’autant mieux que je ne suis pas très satisfait non plus. Mais nous avons affaire à forte partie et je crains que nous en soyons arrivés à un point ou soit, nous restons à un niveau de nuisance, soit nous nous lançons dans des opérations plus poussées, mais aussi plus visibles.

Yan connaissait bien Raspoutine. De réputation, d’abord, mais il avait également croisé sa route par deux fois dans le Caucase ; la première fois, il avait failli y laisser la peau et du coup, pour la seconde, il avait préféré s’arranger pour que l’homme soit de son côté.

Il ne savait pas grand-chose de lui, sinon qu’il était ethniquement russe, probablement un ancien du KGB ou du FSB – ou quelqu’un qui avait œuvré dans ces cercles – et qu’il avait bâti un petit empire criminel basé sur les nouvelles technologies, via un amoncellement de sociétés-écrans qui donnaient à la migraine à toutes les agences policières de la planète.

Du coup, quand il avouait – à demi-mot – ne pas pouvoir faire grand-chose sans risquer de compromettre la confidentialité des opérations, Yan avait tendance à le croire. Il prit donc son téléphone et composa « Je le crois » sur la messagerie, texte qui apparut sur l’écran du docteur Thorne, dans une discrète fenêtre-bulle.

Profitant d’une pause dans les explications de Raspoutine, Thorne mit fin à la conversation sur un « Je vous recontacterai » qui fit de nouveau grimacer Yan. Il effaça l’expression de son visage d’autant plus rapidement que le docteur se tournait vers lui.

— Vous me l’aviez recommandé, Charles.

— Je le recommanderais encore aujourd’hui si cela était nécessaire, docteur. Dans ces circonstances, Raspoutine est la meilleure personne pour ce travail et s’il avoue son incapacité à traiter le problème, ce n’est pas par incompétence, mais bien parce que nous avons affaire à forte partie. N’oublions pas que, selon les rapports de Mazda, nous pourrions bien être en face de l’avant-garde d’un empire multiplanétaire, une cinquième colonne.

— Que suggérez-vous ?

— Nous pourrions activer l’option Redlum, monsieur. Je sais que vous n’y êtes pas favorable, mais les Veilleurs n’ont ni les moyens, ni la vocation d’affronter une invasion planétaire. Si nos relais du gouvernement obtenaient certaines informations…

— Savez-vous pourquoi je n’y suis pas favorable, Charles ? Parce que c’est une option qui va prendre du temps, beaucoup de temps. Et impliquer de la politique, qui est complètement imprévisible, surtout avec une élection présidentielle prévue dans un peu plus d’un an. Or, si nous ne faisons rien très vite, je crains que ce problème ne nous dépasse définitivement.

— Je comprends, docteur. Mais, d’une part, cela nous permettrait d’avoir plus de moyens pour envisager le problème posé par Ngora. Mazda ne peut pas tout faire et le chiffrage utilisé sur cette satanée plateforme nécessite des moyens que nous n’avons tout simplement pas. Et, pour ce qui est du groupe, je suggérerais de combattre le feu par le feu.

— Avec une présumée pyrokinétique dans leurs rangs, je trouve cette image quelque peu osée…

Charles Yan sourit à la plaisanterie :

— Oh, je pensais plutôt à utiliser les petites divergences d’opinion de nos invités contre eux-mêmes.

— Que voulez-vous dire ?

— Depuis quelques années, nous entretenons des contacts, disons, informels avec certains éléments extra-terrestres. Rassurez-vous, docteur, tout cela est rare et passe par un certain nombre d’intermédiaires ; notre organisation est bien isolée. Or, il se trouve qu’il y a une frange de visiteurs qui voient d’un très mauvais œil l’ingérence de leurs congénères.

— Oui, j’ai lu les rapports, répondit Thorne, l’air pensif. Hmm. Je n’aime guère cette idée ; cela ressemble trop à un pacte avec le Diable.

— Je pense que nous avons une suffisamment longue cuillère, docteur.

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