Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 3

Pour ceux qui ont demandé : oui, on a accès à Internet. L’Internet terrien, s’entend ; le vaisseau a son propre réseau local, mais vu que c’est en eyldarin – la langue des peuples stellaires, enfin, l’une d’elles – je n’y comprends rien.

Par contre, vu que ça opère par des relais et des trucs bizarres, ça prend un certain temps ; donc, pour les réponses dans la minute, oubliez ! #pingdemerde

Pour la suite, ce sera plus compliqué : les communications interstellaires nécessitent des appareillages très complexes et très couteux et donc ça ne sera pas de la connexion permanente. Je devrais cependant pouvoir envoyer et recevoir des données par lots. Il semble qu’un des trucs que nous faisons très bien, sur Terre, c’est d’avoir des systèmes efficaces et des algorithmes de compression avancés.

Quand j’y pense, ça me fait un peu peur.

Matt

— Tiens !

Matt lui tendit l’énorme PC portable, la régie son et lumière de Unborn Oracle. Rage le regarda avec surprise ; le roadie avait été très clair sur le fait que c’était sa machine et que toute tentative d’y bidouiller quoi que ce soit en dehors des logiciels officiels serait traité avec extrême préjudice. Même Sally n’avait pas le droit de s’en approcher.

— C’est pas ton OS préféré, mais tu devrais te débrouiller, non ? ajouta-t-il.

— T’es sûr, Matt ?

— J’ai piqué la carte de crédit du groupe à Sally, répondit-il en haussant les épaules. J’en achèterai un mieux à mon retour. Et puis j’ai tout ce qu’il me faut ici.

Il agita une clé USB aux couleurs de son club de foot préféré, puis attrapa Rage pour une accolade de grizzli adulte.

— Prends soin de toi, sale môme !

— Toi aussi, vieux con.

— Et profites-en pour te trouver une copine, lance-t-il avant de piquer un sprint pour rattraper Philip et Ikarus, qui étaient déjà à bord de la navette.

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 4

Si, sur Terre, on a tendance à considérer les babioles paranormales comme faisant partie d’une sorte de folklore, avec les conspirations reptiliennes, la Terre Creuse et les cristaux de guérison, parmi les peuples stellaires, ce sont des dons peu communs, mais qui sont tout de même connus, reconnus, étudiés et entraînés chez les individus les plus doués.

Florianne m’a dit qu’environ un stellaire sur quatre avait un petit pouvoir, en général de télépathie, qui était surtout utilisé pour donner du piquant aux relations sexuelles. Ceci en plus de leur capacité à contrôler partiellement leur corps, via une pratique qui s’appelle le suilekor et qui ressemble à un croisement entre le yoga et le tai-chi.

Florianne

Elles avaient le bassin pour elles toutes seules ; Galadril s’était assurée auprès du personnel des thermes que personne ne les dérange. Ils étaient habitués et avaient très bien compris. Et, dans un premier temps, Florianne et elle avaient profité l’une de l’autre avec enthousiasme.

Les élans des sens quelque peu calmés, il était temps de discuter affaires. Florianne attaqua directement, comme à son habitude avec son mentor :

— Bon, c’est pas tout ça, mais qui va s’occuper de la Terre, maintenant ? Je veux dire, je n’ai pas nommé de Dame ou de Seigneur d’Arcanes adjoint. Je ne sais même pas si ça se fait…

— Ça ne se fait pas, répondit Galadril, amusée. Cela dit, avec toi, je m’attends à tout.

Florianne grimaça et renversa la tête avec lassitude.

— Si seulement… Ça fait partie des choses auxquelles je n’ai pas pensées.

— Ne t’inquiète pas, je vais le faire.

— Toi ? Tu n’as pas d’autres planètes à ta charge ?

— Aucune qui soit en ce moment aussi… intéressante que la Terre.

— Merci.

— De rien. Par contre, j’aurais besoin d’un compte admin sur ton forum.

Florianne fronça un sourcil ; elle se demanda un instant si elle n’avait pas faite une bêtise. Une de plus.

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 7

Max – enfin, Maethlar – nous a quitté avant notre arrivée. Pour ceux qui ont vu nos concerts, c’est le grand bishi aux cheveux bouclés qui prenait des photos et s’occupait du stand. Quand il ne draguait pas.

Pour l’occasion, il avait revêtu une combinaison qui ressemblait furieusement à un uniforme. Florianne m’a expliqué :

— Il fait partie du… comment traduire ça ? « Service d’exploration » de la Communauté.

— Le grand organisme galactique dont l’Elyantura fait-partie-sans-en-faire-partie-c’est-compliqué-tout-ça ?

— C’est cela, répondit-elle avec un sourire. Le Service d’exploration a pour charge la découverte de nouveaux mondes, mais aussi la surveillance de planètes qui ne sont pas encore aptes à entrer en contact avec nous. Comme la Terre.

— Il y en a d’autres ?

— Officiellement, une ou deux, mais je soupçonne qu’il y en a bien plus.

Sally

— OK. C’est quoi le gros secret ?

Sally ouvrit les yeux et grimaça. Elle avait réussi à trouver un bassin assez éloigné pour éviter les partenaires potentiels. Pas qu’elle se plaigne de l’abondance d’amants et amantes occasionnels, mais à la longue, ça finissait par lasser et elle avait aussi un peu l’impression d’être une sorte de phénomène de foire.

Et puis, plus l’échéance s’approchait, moins elle avait envie de compagnie.

Rage, qui avait adopté un habillement local, avec une tunique noire et une sorte de kilt, lui tendit un gros bol en céramique qui dégageait une odeur de bière au miel – sa préférée. Elle l’accepta de bonne grâce et répondit à son toast silencieux.

Après un instant, il ajouta :

— Tu sais, tu as le droit de me dire d’aller me faire foutre si ce n’est pas mes oignons.

— Ne me tente pas.

— Tout le monde a l’air de savoir, sauf moi. Et personne ne veut rien me dire.

Malgré la douceur du breuvage, elle fit une nouvelle grimace.

— Qu’est-ce que tu sais sur moi, Rage ?

— Que tu es humaine, mais pas tout à fait. L’incarnation d’un esprit du feu, quelque chose dans ce goût-là. Et…

— … Et que, si je veux comprendre ma nature, je vais devoir mourir.

— Pour de vrai ou c’est encore une des métaphores foireuses de Florianne ?

Sally eut un bref rire sans joie.

— Pour de vrai. Les métaphores foireuses, c’est plutôt le truc de Galadril.

— Aussi. Je vois de qui Flo tient ça.

Pour le coup, Sally rit franchement. Il y eut une pause pendant laquelle ils burent tout deux une gorgée de leurs gobelets. Rage avait trouvé une boisson qui ressemblait un peu à un chai très épicé et dont le nom se traduisait par « eau de volcan », ou quelque chose du genre ; il en buvait avec parcimonie, parce que ça avait plus tendance à aiguiser qu’à apaiser sa soif, mais le truc avait un méchant goût de reviens-y. Ça l’amusait, parce que ça avait un peu les mêmes effets secondaires que l’alcool, sans l’ivresse ; il soupçonnait par contre être le seul à trouver ça drôle.

— Tu as peur de ne pas revenir, pas vrai ?…

— Ouais, lâcha Sally avant de s’immerger jusqu’aux yeux.

De ça, ou…

— … Ou de revenir changée… plus changée que tu ne le voudrais.

— Comment tu… ?

Elle sortit de l’eau brusquement et le regarda avec un mélange de crainte et de colère. Rage lui sourit, la regardant droit dans les yeux. Il y eut quelques battements de cœur et la colère de Sally retomba.

— La peste soit des psychologues de bazar !

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 9

Quelque part, Ardanya, c’est un peu décevant si on s’attend à une planète de science-fiction, genre Coruscant : ça ressemble beaucoup à la Terre. Arel me dit que c’est voulu.

On y arrive par un terminal orbital, parce que les gros vaisseaux interstellaires restent en orbite ; de ce que j’ai compris, ça coûte très cher déjà de base, mais c’est pire si on doit leur rajouter des capacités atmosphériques. Un des deux terminaux orbitaux de la planète se situe près de la capitale administrative de la planète, à Tor-en-Ardaneyan – ce qui signifie « la porte d’Ardanya ». Là encore, dans le genre exotique, c’est moyen. Comme on est à l’équateur, il fait tout de suite très chaud. Et humide. D’ailleurs, il pleut.

Très décevant.

La ville n’est pas vraiment une ville, sauf que c’en est devenu une. C’est plus une agglomération de hameaux, accrochés à une anse en bord de mer. Mais, depuis quelques siècles, la population a beaucoup augmenté, notamment avec l’arrivée de Terriens : des peuples aborigènes des Amériques et d’Australie. Kelvin m’explique que c’est un coup de son père, qui a voulu préserver certaines cultures terriennes au XVIIIe siècle. Lui-même est né d’une mère cheyenne.

Du coup, Ardanya est un des rares mondes de la Communauté où on trouve des Terriens. Des Indiens, mais pas le même genre que moi.

Arel

— Arel !!!

Le cri fut suivi par un bond et un baiser fougueux, puis une longue tirade que Rage ne comprit pas. Il avait beau avoir commencé à prendre des cours d’eyldarin, son niveau lui permettait de commander un thé et reconnaître des avances amoureuses directes, pas grand-chose de plus.

Le – la ? – jeune stellaire qui venait de se jeter dans les bras d’Arel parlait très vite et avait l’air d’un enthousiasme frisant l’hystérie. Il était plus petit qu’Arel, avec des longs cheveux châtains bouclés et des traits délicats, les yeux d’un vert pâle ; il ne portait en tout et pour tout qu’un léger pagne et si Rage nota assez rapidement qu’il était doté d’attributs indubitablement masculins, il avait une silhouette très féminine et même une discrète poitrine.

Alors qu’il se demandait un instant s’il n’allait pas s’éclipser avant que la situation ne devienne vraiment tendancieuse, Florianne arriva et lui dit :

— Ah, Rage, voici Fëaril, le cousin préféré d’Arel…

Elle ajoute, mentalement :

**Et aussi sans doute son secret le plus honteux.**

Rage n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit, le dénommé Fëaril lui déposa un baiser sur les lèvres, le prit par les épaules et commença à l’abreuver de paroles dont il ne comprit qu’un mot sur cinq – et probablement hors contexte.

— Tu lui plais, dit Florianne.

— Tout le monde plait à Fëaril, lâcha Arel avec un air excédé.

***

Comme Rage le soupçonnait, la réunion de famille vira rapidement à l’orgie et, en absence de guide, il décida de partir visiter le domaine tout seul, comme un grand. L’endroit n’était pas très grand, sis sur une petite colline loin de la mer : un corps principal de bâtiment et un terrain constellé de petites mares qui formaient un réseau de bassin. Avec la soirée, la pluie avait cessé et l’air devint rapidement très chaud.

— Bienvenue sur Ardanya !

Arel l’avait rejoint ; Rage constate qu’il avait volé le pagne de Fëaril. Classique : dans la culture stellaire, les vêtements avaient tendance à avoir une existence autonome par rapport à leurs porteurs, passant des uns aux autres au gré des aventures amoureuses.

— Merci, mais tu n’as pas besoin de me tenir compagnie, tu sais…

— Oh, ils peuvent se débrouiller sans moi, pour le moment.

Arel sourit. En général, son sourire avait tendance à réveiller les hormones d’un moine, mais dans le cas présent, le jeune humain y perçut une pointe de tristesse.

— Ça va ?

— Oui, c’est juste que Fëaril et moi, c’est… compliqué.

— Florianne m’a dit ça, mais elle ne m’a pas vraiment dit pourquoi.

Il soupira.

— En fait, ici, c’est simple ; c’est juste que mon passage sur Terre m’a fait comprendre deux-trois trucs.

— Comme ?

— Techniquement, Fëaril est mon esclave.

— Ah. Rage digéra l’information comme on avale un chewing-gum par accident.

— Bon, ce n’est pas exactement cela. C’est un cousin, c’est-à-dire quelqu’un de mon clan, mais pas de ma famille directe. Une branche qui a des dettes envers la mienne et sa présence est une sorte de paiement. En même temps, ça l’assure d’avoir une éducation et des contacts qu’il n’aurait pas eu en temps normal, vu que sa famille habite dans un domaine agricole paumé et que la mienne est, disons, bien établie.

Il fit une grimace et continua :

— Mais ouais, d’un point de vue terrien, il est à mon service.

— Il n’a pas l’air d’en être particulièrement malheureux.

— Oh, lui, non. Il est d’un enthousiasme débordant et j’avoue volontiers que j’apprécie sa compagnie, sans même parler de ses prouesses sexuelles. Mais ça n’empêche pas que, d’un point de vue coutumier, pendant encore un siècle ou deux, il n’existe que par moi.

— Coutumier ?

— En théorie, la caste des serviteurs a été abolie avec l’avénement de l’Elyantura, il y a un peu moins de trois mille ans. Mais dans la pratique, le droit coutumier clanique est toujours en application.

Rage hocha la tête, ne sachant pas trop comment réagir. Arel, lui, haussa les épaules dans un geste typiquement terrien :

— Bienvenue chez les enfants des étoiles, l’utopie avec des esclaves.

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 16

Pour faire court, Kelvin et Florianne sont désormais mariés.

Bon, je simplifie. Déjà, les peuples stellaires ne reconnaissent pas le mariage ; pas de la façon dont la plupart des cultures terriennes le perçoivent en tous cas. Ensuite, le clan de Florianne n’était pas vraiment d’accord.

Comme je vous l’ai déjà expliqué, une grande partie de la société stellaire repose sur la notion de « clans », qui sont des familles étendues composées de plusieurs familles biologiques liées par des relations de sang ou d’affaires, plus rarement des alliances militaires. Le clan Salion, auquel appartiennent Arel et Kelvin, et le clan Gilsendë, dont fait partie Florianne – enfin, Dairil, de son vrai nom – sont en très mauvais termes.

Si le patriarche du clan Salion a donné son accord, celui du clan Gilsendë a dit « non ». D’après Kelvin, il n’a pas exactement utilisé ce terme ; c’était plus imagé, mais l’idée était la même. Le problème a été résolu par une adoption : Dairil Gilsendë Lothian est devenue une membre de plein droit du clan Salion.

Il y a eu une très belle cérémonie dans le domaine patrimonial du clan Salion, dans des montagnes à trois mille kilomètres de la capitale. Un peu tout le clan Salion y était pour accueillir la nouvelle venue, ainsi qu’un représentant du clan Gilsendë, qui fit la gueule pendant toute la partie officielle et ensuite s’amusa comme tout le monde. Arel m’a dit qu’il y avait d’autres membres du clan Gilsendë présents, mais qu’il ne fallait pas trop le dire fort.

J’ai fait pas mal de photos, ce qui a beaucoup amusé les convives ; ce n’est pas une coutume qui est très courante, dans cette culture. J’ai dû faire du tri : la plupart ne passaient pas les conditions d’utilisation du site.

Ensuite, il y a eu une autre cérémonie ; les stellaires appellent ça aringen, c’est une union des corps et des âmes. Un truc très mystique qui implique une profession particulière, que l’on appelle telandili et qui est un croisement entre de la prêtrise et de la prostitution. Forcément, ça implique beaucoup de sexe.

Je n’y étais pas invité et c’était très bien ainsi.

Galadril

— Lensil, ma belle.

Sally se retourna ; elle se croyait seule dans le séjour du domaine montagnard. Arel et Rage étaient repartis pour la capitale, Kelvin et Florianne toujours dans leur retraite spirituo-sexuelle. Galadril se tenait devant elle, vêtue d’une robe couleur de terre.

Elle comprit tout de suite.

Elle passa une chemise légère ; c’était le milieu de l’été et, même à près de mille mètres d’altitude et à l’ombre, la chaleur en milieu de journée était accablante.

Galadril lui tendit sa main ; après un instant d’hésitation, elle la prit et fit un pas en avant –

— pour se retrouver dans le sable. Le bruit des vagues lui parvint en second ; elles étaient sur une plage.

— Wow.

— Bienvenue dans mon domaine. Mais je crains que le moment ne soit pas idéal pour une visite.

Sally se força à sourire. « Une autre fois, peut-être… »

Tout en l’attirant vers elle, Galadril fit deux pas et l’enlaça, une étreinte presque maternelle.

— Tu as peur ?

— Oui…

— Nous serons là pour te guider.

— « Nous » ?

— Vel et moi. Il t’attend.

Sally se rappelait de Velial, le grand gaillard aux cheveux roux qui était venu lui révéler son statut d’esprit du feu incarné dans un anglais approximatif, environ deux heures après la naissance de Phillip. Pas exactement le moment idéal pour les surprises existentielles, non plus. Galadril avait fait allusion au fait qu’elle et lui étaient amants de façon un peu plus qu’occasionnelle ; elle avait même mentionné qu’elle avait initié leur relation en le tuant, deux fois. Ça crée des liens.

Elle hocha la tête, lentement.

— Je suis prête.

Galadril déposa un bref baiser sur ses lèvres ; ses doigts étaient posés à des endroits bien précis de la nuque de l’humaine, elle n’eut qu’à envoyer une brève impulsion.
Sally sentit soudainement ses forces quitter ses jambes, comme un engourdissement qui remontait rapidement le long du corps. Elle glissait dans le sable chaud, accompagnée par Galadril. Elle eut une soudaine inspiration et son visage s’apaisa. Quelques secondes après, les flammes consumaient son corps.

— Bon voyage, Sally Wilde, murmura Galadril.

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 20

On a essayé de m’expliquer l’économie de l’Elyantura. Ce que j’en au retenu, mis à part un mal de crâne, c’est que les planètes tournent toutes plus ou moins en autarcie, en tout cas pour les choses importantes : la bouffe, l’énergie et certains autres trucs importants du genre.

Oui, il y a des lignes de commerce interstellaires, mais transporter du matos, ça coûte cher. De façon générale, les nations stellaires évitent de miser sur une économie d’exportation, parce que sur le long terme, c’est toujours très fluctuant. En fait, les économies stellaires misent beaucoup sur le long terme – et quand on parle de peuples dont les représentants vivent en moyenne entre 500 ans et deux millénaires, le long terme, c’est vraiment très long.

Au jour le jour, beaucoup de choses ne coûtent rien : la bouffe, le logement, l’énergie, les services de santé, à peu près tout est gratuit, du moins pour des marchandises de base ; si on veut des produits un peu élaborés, il faut payer. Mais on peut aussi utiliser le troc ou un mécanisme basé sur la notion de réputation et de dettes d’honneur, qui est pas évident à comprendre.

Disons les choses ainsi : ce n’est pas une économie où l’argent a beaucoup d’importance.

Kelvin

Allongé dans l’herbe, près du bassin, Kelvin regardait le soleil se lever. Alors qu’il était plutôt du genre diurne et lève-tôt, les derniers mois n’avaient pas été pour lui très agréables. La vie de noctambule, il ne la supportait qu’à petite dose.

Il repensait à son idée ; il n’en avait encore parlé à personne, mais après avoir discuté avec Rage de ses débuts à l’École universelle et de l’intérêt que les étudiants portaient à la Terre et à sa culture, il était persuadé qu’il y avait quelque chose à faire. Ça allait demander des moyens, mais le clan Salion en avait – et Maën avait eu la gentillesse de lui passer son sceau de patriarche pour pouvoir officier lors de la cérémonie d’adoption.

En même temps, si son père était un habitué des plans foireux, il n’était pas certain qu’il soit très enthousiaste à l’idée que Kelvin se lance dans des prospects économiques. Surtout impliquant une planète pré-stellaire. Après, il avait tout de même fait ses recherches : il n’était pas avocat pour rien et si les affaires n’étaient pas son domaine de prédilection, il avait une assez bonne pratique des trous dans la législation et des jurisprudences tordues.

— Lensil, Kelvin Salion Altahuana.

Surpris dans ses pensées, Kelvin sursauta et se redressa à moitié. Une très haute silhouette se tenait devant lui. Il reconnut la voix, mais il nota surtout la longue tunique frappée d’un discret monogramme, le pantalon plutôt élaboré et une paire de mules à l’ouvrage discret. Edhelan Lessani Silvantari n’était pas venu ici pour se repaître de son anatomie – enfin, pas seulement, sans doute.

— Lensil, Anoldë. Que me vaut l’honneur de la visite de la mémoire de l’Elyantura ?

— Un instant de ton temps, si tu le peux, répondit-il avec un sourire.

Kelvin se leva et se débarrassa des brins d’herbe qui constellaient son corps et des cheveux. Le clan Silvantari était un des clans dominants de la nation, à la tête d’industries minières capitales. Mais son patriarche avait une réputation autre, qui impliquait plutôt les arts psychiques. Maën respectait son avis, mais politiquement, ils n’étaient pas du même bord.

— Je t’écoute.

— Tu comptes retourner sur Erdorin ?

— En effet, bientôt.

— Je m’inquiète. À vrai dire, je m’inquiète de ce que toi et ta compagne – mes félicitations, à ce sujet – comptez faire avec l’Arbre-monde.

Nous y voilà, pensa-t-il.

— Tu devrais lui poser la question. Pas qu’elle ne m’en parle pas, mais elle est la Dame d’Arcanes d’Erdorin, elle connaît bien mieux le sujet que moi. Que me veux-tu, au juste ? Je peux te proposer un thé ou une coupe de vin, voire un massage si tu préfères, mais j’ai de la peine à croire que tu es juste venu ici pour mes beaux yeux ou pour le reste de ma physionomie.

Son sourire s’était fait provocateur, limite carnassier. Anoldë s’en amusa :

— En temps normal, je n’aurai rien refusé de tout cela, surtout proposé d’aussi bonnes grâces, mais j’ai hélas peu de temps devant moi. Je voulais juste te prévenir – vous prévenir, plutôt – que l’Arbre-monde est un sujet dangereux. Pour vous, comme pour les Terriens, comme pour tous les enfants des étoiles.

— C’est une menace ?

Anoldë le regarda intensément ; tout sourire avait disparu de son visage et son message s’insinua dans son esprit, quand bien même il essayait de se protéger.

— Un avertissement. Je ne laisserai rien ni personne menacer notre peuple.

Son sourire revient, comme pour une salutation, et il repartit comme il était venu.

Kelvin dut attendre presque une minute avant de relâcher son souffle ; ses muscles étaient tendus par la confrontation mentale. Anoldë était un des plus puissants arcanistes stellaires, lui tenir tête était douloureux – et encore, Kelvin soupçonnait qu’il n’avait pas vraiment forcé son talent.

Il activa le communicateur intégré dans son torque en cuivre et acier. Il devrait prévenir Florianne qu’ils s’étaient fait un ennemi de plus.

Unborn-Oracle.net, « La route des étoiles », partie 31

Le concept d’université – ou, pour être plus précis, « d’école universelle » – chez les peuples stellaires est à la fois un lieu d’éducation, de sociabilisation et, plus symboliquement, de passage à l’âge adulte. En théorie, on y entre à la puberté et on en sort quand on est prêt, pour ne jamais y revenir – à part si on devient enseignant.

Ici, à Tor-en-Ardaneyan, la situation est un peu différente, ce qui me permet de suivre quelques cours et, notamment, d’améliorer mon niveau de langues. Comme une partie de la population a un lien particulier avec la Terre, on y trouve quelques étudiants qui apprennent les langues terriennes et qui sont absolument ravis de pouvoir faire des travaux pratiques avec quelqu’un dont c’est la langue maternelle. Certains ont même été déçus d’apprendre que je ne parle à peu près aucune langue d’Inde ; désolé les gens, mais je suis né à Londres, moi, pas à Delhi ou à Calcutta.

En fait, le plus difficile, c’est d’arriver à faire comprendre à mes petits camarades que le terme « travaux pratiques » n’implique pas à des parties de jambes en l’air ; de façon générale, avec l’eyldarin, à peu près tout peut être compris comme un sous-entendu sexuel. Y compris « sous-entendu sexuel ».. La bonne nouvelle – et peut-être la principale différence avec l’université terrienne – c’est que « non » est une réponse acceptable.

Rage

Allongé dans l’herbe, Rage consulta son téléphone. C’était le moment où le réseau tachyonique lui envoyait le paquet de données récupérées sur les réseaux terriens, à quelque quarante-six années-lumière de là, selon les instructions contenues dans la batterie de scripts qu’il avait fourni à l’opérateur.

Depuis son arrivée, trois mois auparavant, Rage était rapidement devenu une sorte de légende du « campus » de l’École universelle de Tor-en-Ardaneyan, dont les étudiants – surtout ceux d’ascendance terrienne récente, que les autochtones appelaient Eyldardani – s’étaient découverts une soif inextinguible pour la culture terrienne et surtout sa musique.

Cette découverte mutuelle avait eu trois conséquences. D’abord, Rage était subitement devenu quelqu’un de populaire. Comme il était plutôt du genre discret, cela ne l’enthousiasmait pas tant que ça, mais il vivait avec. Ensuite, il était devenu une sorte de fournisseur officielle en médias terriens, saturant régulièrement son allocation en bande passante. Certains étudiants, à la famille influente, avaient d’ailleurs comploté par trois fois pour faire augmenter cette bande passante. Enfin, il était à l’origine d’une petite révolution culturelle sur la planète, ce qui n’allait pas sans heurts : rares étaient ceux qui appréciaient être réveillés au milieu de la nuit par des voisins qui avaient décidé de reproduire l’intégralité de la discographie de Metälhed avec des instruments bricolés et beaucoup plus d’enthousiasme que de compétences musicales.

La situation avait évolué si rapidement que, un mois après son arrivée, Rage connaissait déjà quatre des « doyens » de l’École par leur petit nom et il avait fallu l’intervention de Kelvin pour lui éviter un renvoi d’autant plus vexant qu’il n’y était pas pour grand-chose. Ce dernier en avait profité pour comploter avec lui : il avait une idée que le jeune humain jugea très cool, mais très casse-gueule, mais très cool quand même : mettre en place un relai interstellaire vers divers services de téléchargement légaux, assurant aux stellaires un accès – limité – vers la culture terrienne et, aux artistes, une rémunération, même si c’était par des moyens biscornus. L’argent n’a pas d’odeur, même quand il voyage sur près de cinquante années-lumière.

Cerise sur le gâteau : Rage avait réussi à faire venir Arel et Kelvin pour une série de cours impromptus sur l’histoire du rock et sur les instruments y attenants. L’événement avait drainé une foule considérable et généré des grommellements également considérables chez les dirigeants de l’École. Mais comme le cours avait été organisé à l’instigation d’un professeur, personne n’y avait trouvé à redire. Sur le fond en tous cas. Pour ce qui est de la forme, étudiants, professeurs et curieux avaient investi un domaine inhabité assez éloigné du campus central, ce qui avait limité les nuisances.

***

— Rage, je te préviens : si tu fais encore un selfie de nous deux pour faire bisquer ton pote, je te fais manger cet appareil !

La voix râleuse venait des alentours de son estomac et appartenait à Kishi Latherendil, une jeune femme à la peau mate, avec un visage ovale et des yeux noirs, dont les longs cheveux – noirs eux aussi, étaient éparpillés sur la poitrine de Rage et masquaient à peine les oreilles légèrement pointues.

Kishi était une Eyldardaniel, avec une famille terrienne d’origine sioux ; elle avait été brièvement une des élèves de Florianne, avant que celle-ci ne parte sur Terre près de trente ans auparavant, et elle terminait ses études – ingénierie spatiale, relations internationales et arcanes – sur le campus. Rage soupçonnait que leur mentor commun, qui était passablement occupée par diverses questions de politique clanique et par l’organisation de leur retour sur Terre, lui avait demandé de servir de guide à ce pied-plat de Terrien.

En fait de guide, elle l’avait également aidé dans son apprentissage. D’abord de l’eyldarin, l’idiome local, mais aussi un des langages les plus parlés dans l’espace connu ; en trois mois d’immersion, Rage avait fait des progrès spectaculaires, même si la maîtrise des subtilités de ce langage très modulaire lui demanderait sans doute plus longtemps que son espérance de vie moyenne.

Kishi lui avait aussi servi de partenaire pour améliorer ses petits talents arcanistes, notamment son suilekor. Il s’était également initié aux arts martiaux locaux et à leur utilisation en conjonction avec les arcanes. La jeune femme s’était révélée redoutable à ce jeu, ayant acquis de ses origines amérindiennes des talents indéniables au combat à mains nues et, de son clan eyldarin, de solides bases en escrime. Les premières leçons furent douloureuses.

Kishi partageait également avec Rage une particularité rare sur le « campus » : elle n’était pas non plus intéressée par le sexe. Avec d’autres étudiants dans le même cas, ils formaient une petite communauté très solidaire qui s’était surnommés « les vestales ». Dans le cas des exercices arcanistes, cette absence d’attirance physique facilitait les choses en évitant des quiproquos ou des réactions anatomiques embarrassants.

Au fil des semaines, leur relation de travail s’était vite muée en amitié et, de cette amitié, quelque chose d’autre commençait doucement à naître entre eux deux. À leur surprise réciproque, ils ne se quittaient plus et un érotisme discret hantait leur relation. Rage avait même entendu certains de leurs amis prendre des paris sur le moment où ils finiraient par coucher ensemble.

Rage sourit et afficha le SMS qu’il venait de recevoir, daté d’il y a deux jours : « Bon anniversaire, Rajiv. »

— Bon quoi ?

— Anniversaire. Le jour de ma naissance. Je suis né un 24 décembre, il y a vingt-trois ans exactement.

— Oh, vous fêtez ça sur Terre ?

— Pas vous ?

— Non. Et c’est quoi, comme genre de fête ?

— En général, ça implique du gâteau et des cadeaux.

Kishi se retourna et grimpa à califourchon sur le torse de Rage. Elle l’embrassa une première fois et lui caressa la joue.

— Je ne sais pas pour le gâteau, mais je crois avoir une assez bonne idée pour le cadeau…

— Tu es sûre ?

— On en discute depuis quelques semaines déjà, non ? Et puis tu repars sur Terre dans trois jours. Je ne crois pas qu’il y ait de meilleure occasion…

— On a besoin d’une occasion, ici ?

Elle lui donna un petit coup de poing sur le thorax, puis bascula sur le côté avec un faux air boudeur.

— Idiot ! Cela dit, si tu préfères autre chose…

Ce fut autour de Rage de rouler sur elle et de l’embrasser :

**Pour rien au monde.**

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