C’était la fête du Solstice d’hiver.

Mais cette année, la fête était triste : la guerre était aux portes de la capitale du vieil empire. Tout le monde savait que les sorciers des deux grandes nations qui s’affrontaient se préparaient à lancer leurs plus puissants sortilèges, destinés à anéantir des cités entières.

Pourtant, dans la ville constellée de ruines, le peuple convergeait vers le grand amphithéâtre. Cette nuit, poètes, troubadours et baladins leur avait donné rendez-vous pour une grande fête, une fête où la musique ferait oublier la guerre, les morts, le froid et les privations.

Le roi – ou son chambellan, car la rumeur disait le monarque enfui vers des terres plus sûres – avaient tenté d’empêcher l’événement, craignant des mouvements de foule et, surtout, la présence de la Reine des fées parmi les amuseurs.

Ce n’était pas un temps pour croire en les fées ; c’était l’âge de l’acier.

Le peuple non plus ne croyait pas aux fées, mais il croyait en l’espoir. Les troubadours aussi, qui se succédèrent sur scène pour chanteur leur refus de la guerre, leur refus de la mort. Ils conjurèrent les anciennes légendes : celle du Premier Roi, celle des Joyaux Fabuleux qui percèrent les ténèbres, celle de la Créature des Flammes, qui apporta le feu aux hommes, et celle de la Vierge de Fer, qui traversait les âges.

La Reine des Fées, cachée parmi la foule, recueillit les espoirs de l’assistance, formés par les mots des musiciens et canalisés par des mécaniques anciennes connues des seuls anciens peuples.

Elle en fit une force qui renversa le Temps.

La guerre s’effaça, les empires en guerre changèrent, disparurent. Les sorciers restèrent dans leurs tours, veillant jalousement sur leurs sorts funestes sans jamais oser les utiliser.

Rares sont ceux qui se souviennent de ce solstice si particulier où le monde changea.

On dit que la Reine des Fées est toujours présente, à observer les hommes. Peut-être reviendra-t-elle un jour sauver le monde, une nouvelle fois.

À moins que nous le sauvions nous-mêmes.

Bell and Dove Pub, 24 décembre 2014

Rage appuya sur « publier » et sirota une gorgée de la bière de Noël. En ce soir de 24 décembre, c’était de circonstances – doublement si on considérait que c’était un des rares soirs où il buvait de l’alcool. Après tout, c’était aussi son anniversaire.

Autour de lui, le pub affichait son habituel chaos de fin d’année : ivrognes enthousiastes, fêtards qui commençaient à peine leur soirée, habitués regardant machinalement le match de football sur la télé et touristes reconnaissables à l’amoncèlement de sacs et de paquets sous leurs chaises. Grâce à ses petits talents, les clients les plus désinhibés lui fichaient une paix royale, tandis que le personnel de salle ne manquait pas de le remarquer quand il s’agissait de renouveler sa commande – le plus souvent, du thé, Earl Grey, chaud. La blague ne faisait rire que lui.

Le casque que Rage arborait n’était pas du modèle discret : massif, il bénéficiait cependant d’une atténuation active des sons ambiants, réduisant la frénésie du lieu à une vague rumeur, vite écrasée par un déferlement musical. Rage connaissait peu de choses capables de régater face à ce qu’il écoutait – un groupe français de métal instrumental qui faisait très fort pour un premier album. Inspiré, il bascula sur l’onglet de son blog, « Rage Against the Metal », et posa quelques paragraphes à la va-vite ; il avait déjà une dizaine d’articles d’avance, il serait toujours temps de corriger plus tard. Dans le même temps, sur un autre onglet, il suivait ses flux d’information et, sur un troisième participait à un débat abscons – « le djent est-il du métal progressif ? » – sur un forum américain ; trois autres espaces étaient consacrés aux réseaux sociaux, deux au courrier et un dernier était consacré à son gestionnaire d’information. Un navigateur normal, quoi.

Posé sur la table, son portable vibra. Un message de ses parents, partis la veille en Inde pour revoir la famille : « Bon anniversaire, Rajiv ! ». Il sourit et répondit à la volée.
Une pastille de notification apparut sur le premier onglet.

HorseMD : C’est naze, ton histoire.

Rage eut un bref accès de rire. Typique. Il connaissait bien Matt : en vieux punk de base, il était totalement imperméable à la fantasy et, de façon plus générale, à la fiction. C’était aussi un des premiers membres du fort exclusif du « Club 1225 », surnommé « Santa’s Little Helper » – appellation qu’il rejetait avec d’autant plus de force qu’elle faisait de lui… un elfe.

Les premiers commentaires avaient été plutôt positifs et le trollage eut l’effet escompté : l’argument dégénéra en concours de mauvaise foi, dans lequel Rage se garda bien d’intervenir. Il n’avait pas de pop-corn, il se contenta des chips du bar.

Santa : « Reine des Fées », hein ?

Le message était apparu dans une fenêtre privée ; rares étaient les personnes qui savaient comment contacter Rage par ce moyen et « Santa » était de ceux-ci. Que pouvait-il refuser à celle qui avait été son mentor ?
Rage92 : Dis-moi que ce n’est pas approprié.

Santa : Je ne suis pas reine, mais si tu veux, je pourrais te présenter.

Rage était encore en train de se demander ce qu’elle entendait par là lorsque deux pintes atterrirent sur sa table et deux femmes engoncées dans des manteaux d’hiver s’assirent en face de lui. Sur le coup de la surprise, l’autocorrection transforma sa coquille sur « spectaculaire » en « spéculos ». Avant qu’il n’ait eu le temps de couper la musique, le message retentit dans son esprit.

**Bonsoir, Rage. Tu as un instant ?**

***

— Un boulot ?

Florianne hocha la tête. Elle paraissait avoir une petite trentaine d’années, des longs cheveux blonds retenus en queue de cheval et une grande silhouette athlétique en partie camouflée par un long chandail écru, qui retombait sur ses leggings, peu avant les hautes bottes en cuir clair.

— Pour un nouveau groupe ?

Nouveau hochement.

— Cool. Je savais même pas que tu faisais de la musique.

— Batterie. J’ai commencé il y a quelques années.

Rage siffla lentement ; les femmes étaient rares dans les groupes de métal et encore plus derrière les fûts. En même temps, connaissant Florianne, ça ne l’étonnait pas : avec elle, il fallait que ça bouge.

— Classe. Y’a des gens connus ?

L’autre femme cachait sa chevelure bouclée d’un blond-roux incendiaire sous une large béret noir ; elle était habillée d’un blouson de cuir qui s’arrêtait à la taille, d’un jean’s moulant et de bottes façon western. Jusqu’à présent, elle n’avait pas desserré les lèvres, mais elle lâcha :

— Oui, moi.

Rage reconnut immédiatement la voix et il manqua d’avaler de travers le fond de sa pinte. Sally Wilde. Sally. Fucking. Salamander. Wilde. Même s’il était loin d’être un fan, il avait devant lui une des légendes du métal en général – de son sous-genre progressif en particulier. Une pionnière, même.

— Tu, te… tu reformes Sal…

— Non, c’est un autre projet, différent.

La réponse de Sally Wilde avait été brusque : dans ses interviews, la chanteuse avait été claire sur le fait que Salamander, mythique groupe de la fin des années 1980, était de l’histoire ancienne. Et elle avait dû l’être suffisamment souvent pour que ça l’énerve.

— Je me disais aussi, répondit Rage avec un sourire conciliant.

Florianne sentit la tension et changea le sujet :

— À quel concert es-tu allé récemment ?

Rage débita une impressionnante série de noms de groupes, principalement de la scène locale. Il n’avait pas toujours les moyens d’aller voir les gros événements, mais il mettait un point d’honneur à aller à autant de concerts que possible. Il commençait à être connu dans le milieu et, parfois, il ne payait pas l’entrée, ce qui était toujours cool, compte-tenu de ses finances.

— Et tu n’as rien remarqué ?

En fait de remarque, Rage nota surtout le ton particulier, le même qu’employait Florianne pour ses leçons. Il fronça un moment les sourcils. La question avait donc un angle particulier : celui du psychisme, de ce qu’elle appelait parfois « arcanes ». Et justement :

— Si. Une intensité plus forte, souvent. Une tension sous-jacente, comme…

Il cherchait ses mots. C’était le point le plus difficile dans ce genre de discussion : formuler une explication verbale à un phénomène purement psychique. Point bonus si on y arrivait sans tomber dans le jargonisme new-age gnangnan.

— … Comme une résonance des consciences, conclut-il péniblement. Bon, pas de point bonus cette fois.

Les deux femmes se regardèrent en silence ; Florianne semblait énoncer une évidence et Sally lui concédait l’argument d’un haussement d’épaule. Cette dernière reprit :

— C’est pour cela que nous formons un nouveau groupe. Et nous avons besoin de toi.

— Je vous préviens, comme musicien, je suis nul.

— Et comme community manager ?

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