Unborn-Oracle.net, « En tournée avec des stellaires », partie 6

On a tous nos petits plaisirs coupables – certains plus que d’autres. Sally, pour donner un nom en hasard, en a beaucoup, mais peu de racontables sur un site public – et ce n’est pas comme si elle s’en cachait. Par contre, peu de gens savent qu’elle est une fan absolue du rock progressif des années 1970, du genre à connaître par cœur les paroles de « Last Supper », le morceau-fleuve de Revelations.

Kelvin nourrit une passion certaine pour le catch à l’américaine ; certaines mauvaises langues, que je ne nommerai pas ici, prétendent qu’il a lui-même fait du catch en Californie dans les années 1990. Arel est le genre de type à ne vivre que par et pour la musique, il n’empêche qu’on l’a déjà surpris plusieurs fois, au milieu de la nuit, à regarder des épisodes de Doctor Who. Comme quoi, même les extra-terrestres aiment la science-fiction.

Quant à Florianne, elle nourrit deux passions : le chocolat et les romans policiers, surtout ceux qui se déroulent dans des périodes historiques. Elle avoue être capable de manger une boîte entière de pralinés par bouquin. Mais pas tous les jours. Enfin, Matt, notre roadie, est un fan du Chelsea Football Club. Personne n’est parfait.

***

— Tu dis ça parce que t’es un fan d’Arsenal, je parie !

— Le seul club auquel je m’intéresse, c’est le Iron Lady FC. Up the Irons !

— Bah !

Z-7, Pratteln, Suisse, 31 mai 2015

Dès les premières notes, le ton était donné : spécialistes des sonorités seventies, les Suédois de Koi allaient se livrer à leur traditionnelle orgie de claviers et de guitares à l’ancienne, malgré leur apparence de hipster. Comme toujours, Sally et Florianne étaient sur le devant de la scène, n’en perdant pas une miette – chacune à sa façon : pendant que la Terrienne, qui avait un faible pour le rock progressif de la grande époque, se repaissait des mélodies, Florianne laissait flotter son esprit dans l’océan psychique de la salle.

Le public, principalement composé de vieux de la vieille, amateurs de rock progressif des temps héroïques, comptait aussi également un bon nombre de métaleux, venus voir Unborn Oracle, qui avait assuré une première partie surprise en remplacement d’un groupe local, qui avait dû déclarer forfait. Pour le groupe, ça avait permis de combler une date creuse, au prix d’un détour de trois cents kilomètres, parcourus en une nuit.

Près du bar, Kelvin avait enfin réussi à se dépêtrer d’une masse de groupies de deux sexes et rejoignait Massimo, qui avait le regard perdu dans la canette de boisson énergisante.

**C’est ta combientième ?**

L’autre leva la tête et regarda Kelvin avec un regard bovin.

**Arrête de te foutre de ma gueule, Max. Je sais que tu es télépathe et je n’ai pas envie de hurler.**

**Désolé, mon ange, mais je suis vraiment crevé, ce soir.**

Kelvin éclata d’un rire qui se perdit dans les décibels ambiants.

**Il y a vraiment que toi pour m’appeler « ton ange ».**

**Ça a beaucoup fait rire ta compagne.**

**J’admets.**

**Entre toi, l’ancien avocat des gays et elle, l’ancienne icône lesbienne, vous faites un beau couple, quand même.**

**Je ne suis pas sûr qu’on soit vraiment un couple, encore.**

Massimo lui donna un coup de coude.

**Oh, c’est tellement évident qu’entre elle et toi, c’est purement sexuel…**

— Alors, les tapettes, on n’ose pas se bécoter devant les honnêtes gens ?

Les deux interrompirent leur conversation pour considérer le quarteron de crânes rasés qui les regardaient, l’œil torve et haineux. Un rapide calcul : huit contre eux deux. Jouable. Ils se regardèrent, s’embrassèrent brièvement sur les lèvres et regardèrent la troupe avec un sourire de défi décontracté.

Le bras du premier facho se crispa.

**Enfin un peu d’action.**

***

— Ce n’était pas très malin.

— Je suis d’accord : on se débrouillait très bien tous seuls.

Matt ricana et le regretta immédiatement. Il devait bien avoir une ou deux dents branlantes et peut-être aussi la mâchoire fêlée. Il était aussi celui qui avait allongé cinq agresseurs, même si c’était par-derrière et avec l’aide d’une barre à mine fort obligeamment tombée des mains de sa première victime.

Kelvin lança lui un regard noir à Massimo, qui l’ignora. Ils étaient les trois dans la même cellule ; à côté, deux de leurs attaquants – ceux qui n’étaient pas traités à l’hôpital le plus proche – beuglaient tout ce qu’ils savaient en matière d’insultes homophobes dans leur patois local, mais les lieux étant partiellement insonorisés, cela ne dérangeait pas leur conversation. Il s’était déjà retrouvé dans des geôles bien pires que celle de ce commissariat bâlois.

Le train de son raisonnement avait visiblement été suivi par Massimo, qui continua sur sa lancée :

— C’est dommage, je connais un bon avocat, mais je crois qu’il est un peu occupé en ce moment…

— Max, tu me fatigues.

— Je vous aurais bien laissé la pièce, rajouta Matt sur le même ton. Mais…

— Tu quoque…

— Oui papa !

Kelvin sourit malgré lui.

— Un punk avec une culture classique, j’aurais tout entendu !

***

— Vous voulez la bonne ou la mauvaise nouvelle ?

Toute la chambrée regarda Rage avec un mélange d’agacement et de fatigue. Il avait beau avoir une certaine habitude de ses clients, le jeune homme ne se sentait toujours pas à l’aise avec tous ces regards… bizarres pointés sur sa personne. Le nouveau-venu, Massimo ou plutôt Max, s’était remarquablement bien intégré à leur équipe, y compris dans le domaine des yeux qui dérangent. Il ne portait pas de « Masque », mais il avait un mélange de candeur et de détermination dans son regard qui mettait Rage mal à l’aise.

Bon, les blagues en début de présentation, on oublie.

— OK, alors la bagarre a été filmée et il est clair pour à peu près tout le monde que ce n’est pas vous qui avez commencé.

— Oui, mais ça on le sait, lança Max.

— Nous, oui ; les réseaux sociaux, pas forcément. Et c’est la mauvaise nouvelle : cette histoire sent de plus en plus le bad buzz organisé.

— Explique, demanda Florianne sur un ton plus brutal qu’elle ne l’aurait voulu ; elle aussi était fatiguée.

— Version courte : les messages qui traînent depuis quelques jours sur des forums néo-nazis et autres se sont intensifiés. En gros, pour ces guignols, Unborn Oracle est le fer de lance d’une campagne pro-gay, et je vous passe les couplets sur la pureté raciale.

Kelvin rigola.

— Si j’étais toi, Kev, je ferais gaffe : tu es un peu leur cible numéro un.

— J’ai l’habitude. Ce n’est…

— Peut-être, l’interrompit Florianne, mais ce n’est pas une raison pour jouer la provoc’. On n’est pas dans un registre d’activistes.

— Un peu quand même, non ?

— Pas directement. Disons que ce n’est pas notre objectif premier.

— Objectif premier ou non, relança Rage, on n’a plus seulement l’habituelle lie des trolls, mais une sorte de coalition de racistes pur jus, de fanatiques religieux et de « défenseurs de la famille et du bon goût », qui nous ont dans le collimateur. Et la baston d’hier soir les a quelque peu agacés.

— Genre, à dix, ils se sont fait ridiculiser par deux tapettes et un vieux punk ?

— Genre, dit Matt. Le problème, c’est que tel que je connais ces crétins, la prochaine fois, ils vont revenir à vingt. Et peut-être avec autre chose comme armes que des couteaux ou des barres de fer.

Le silence tomba sur la chambre d’hôtel ; compte-tenu des circonstances, le groupe avait décidé de décommander l’hébergement chez l’habitant.

Rage reprit la parole.

— Bon, concrètement, on a trois concerts prévus les sept prochains jours, tous les trois en Allemagne, dans la région de Stuttgart. On peut choisir de les décommander et de se tenir tranquilles une semaine, en espérant que le bordel retombe…

— … Ou on peut aussi affirmer clairement qu’on ne va pas se laisser intimider par des bas du front.

Tout le monde regarda Sally. Elle était affalée dans un fauteuil, la tête renversée en arrière. Elle se redressa lentement pour lancer un regard de défi à l’assistance.

— Je suis avec Sally, répondit Kelvin.

— Idem, dit Matt, sans surprise.

La grimace de Florianne souligna sa désapprobation. Arel n’avait pas l’air très enthousiaste non plus et allait le signaler, quand Rage dit :

— Je suis aussi d’accord.

Tout le monde le regarda avec étonnement ; lui-même était surpris par sa propre audace. Rage bafouilla, puis essaya de faire abstraction de tous ces regards non-humains qui semblaient le sonder au plus profond de lui. La chose était rendue difficile par le fait que certains en étaient parfaitement capables. Il respira un grand coup :

— Ce que je veux dire, c’est qu’on a une image. Le groupe. Unborn Oracle. On a un message, on a une, je sais pas, une éthique ou quelque chose. Si on se planque quand on nous attaque, on perd cette bataille.

— Amen, répondit Sally. Quand j’ai commencé – avant que je ne te rencontre, Arel – Salamander avait une image encore plus sulfureuse que tout ce que vous pouviez imaginer. Je l’avais fait exprès. Par défi et aussi pour faire de la promo. Mais c’était aussi pour faire passer un message. Et ce message, c’était fuck you les fafs !

— Alleluiah ! conclut Matt.

Nikopol, Ukraine, 31 mai 2015

Ikarus – Irina Rezenkova, pour les intimes – avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne savait pas trop quoi faire de ces requêtes. Elle aimait bien les énigmes, mais celle-ci était difficile à comprendre et, surtout, elle impliquait des éléments qui commençait à lui faire un peu peur.

Il y a quelques semaines, un ami d’un ami d’un ami lui avait fait parvenir la requête en question, assortie d’une certaine quantité de crypto-monnaies, avec une quantité équivalente virée sur un compte bloqué. En théorie, la tâche était simple : remonter le fil de plusieurs discussions sur des forums néo-nazis et chercher des convergences.

En pratique, elle avait été plutôt simple. Dans un premier temps. Quiconque se trouvait derrière lesdites communications – et Irina avait assez rapidement déduit qu’il y avait en effet une source unique derrière les messages – opérait via une série de proxys qui menaient, à rebours, vers des adresses situées aux États-Unis, via des services mis en place par des groupes proches des milices survivalistes et anti-gouvernementales dans le Colorado et l’Utah. En soi, rien de surprenant.

Le souci est que, si on grattait plus loin, on tombait assez rapidement sur des séries de protocoles, de serveurs et de cryptages qui rappelaient plus des systèmes mis en place par la CIA ou la NSA que par des groupes fascistes conventionnels. Et, en grattant encore plus loin, ces systèmes étaient plus avancés que ceux actuellement déployés par les agences gouvernementales américaines.

Alors soit il s’agissait d’une opération expérimentale lancée par les services de renseignements américains – mais pourquoi s’attaqueraient-ils à un groupe de heavy-metal même pas si connu que ça ? – soit c’était le fait d’un groupe qui disposait d’une technologie supérieure à celle mise en place dans les plus puissantes agences de la planète.

Elle avait lancé quelques recherches et avait retrouvé la trace de plusieurs autres opérations déployant des systèmes similaires, mais aucune ne semblait faire du sens : l’engagement de mercenaires russes basés en Carélie, l’espionnage de personnes aussi diverses qu’une modiste brésilienne, d’un restaurateur berlinois, d’une tour-opératrice en Afrique du Sud ou d’un professeur d’université à Genève.

Tout à ses pensées, elle faillit ne pas voir le message d’alerte qui clignotait depuis plusieurs secondes sur l’écran.

— Boljemoi…

L’immeuble en face du sien – celui qui abritait ses serveurs – s’éteignit brusquement et beaucoup plus de messages d’alertes s’affichèrent. Elle entendait des explosions déchirer l’air surchauffé de ce début d’été. Irina n’en douta pas : ceux qui venaient de pénétrer en avaient après elle et ce n’était qu’une question de minutes avant qu’ils ne découvrent la batterie de récepteurs sans fil qui assuraient la communication entre elle et ses machines.

Depuis le début de la guerre civile, Irina avait mis en place une routine d’urgence mais, jusqu’à aujourd’hui, elle n’avait pas eu à la mettre en place. Elle arracha les disques durs des baies, ferma son portable et attrapa son sac d’urgence. Avant de partir, elle déplaça deux livres et enclencha l’interrupteur caché derrière. Elle lança un dernier coup d’œil à ce qui avait été son studio pendant quatre ans. La prochaine personne qui y entrerait ne trouverait qu’une fournaise.

Unborn-Oracle.net, 31 mai 2015

Vous avez sans doute entendu qu’il y avait eu du grabuge, avant-hier au Z7. Version courte : certains d’entre nous ont été attaqués par des néo-nazouilles qui ont du mal avec le fait que des gens puissent s’aimer. C’était une mauvaise idée. Surtout pour eux.

Ce malencontreux épisode a aussi mis en lumière le fait que divers groupes de haineux ont décidé de nous en vouloir, parce que raisons. De notre point de vue, ça signifie qu’on va dans le bon chemin, puisque visiblement on excite les cons. Du coup, on n’a pas l’intention de nous arrêter.

Par contre, il y a donc un risque non nul que, lors de nos prochains concerts, il y ait d’autres incidents de ce genre. Ce qui est chiant, parce que ça va vous mettre vous – public, organisateurs, hébergeurs – en première ligne d’un combat qui n’est pas forcément le vôtre. Vous et vos proches.

Nous avons déjà contacté les personnes intéressées pour les prochains concerts ; pour le moment, le soutien est unanime et ça nous fait vraiment chaud au cœur. Mais, pour ceux qui n’ont pas encore répondus, sachez qu’on comprendra très bien si vous préférez vous retirer ; quant à ceux d’entre vous qui comptiez nous inviter, pour un concert, un hébergement ou autre, on préfère que vous soyiez au courant.

***

— Le Père Noël est arrivé ! annonça Max, très enthousiaste.

La boîte était en effet plutôt massive et provenait d’un distributeur reconnu spécialisé dans les gadgets et les produits dérivés. Rage leva un sourcil. Il en souleva un deuxième lorsque Max en sortit une quantité de répliques d’accessoires de films.

— Sérieux ?

Max déballa un des jouets, un gros pistolet de style post-apocalyptique en plastique imitation métal brûlé, glissa les deux piles incluses à l’intérieur de la crosse et alluma l’engin. Il prit une pose dramatique et appuya sur la détente ; une voix synthétique lâcha une réplique du film, accompagné d’effets sonores ridicules.

— Je suis impressionné, grinça Rage, qui commençait à penser que trop de geek tue le geek.

Max activa un deuxième bouton ; les lumières du jouet s’éteignirent et, quand il appuya une nouvelle fois sur la détente, le pistolet émit un « WWWOUMMMPF ! » impressionnant. Surpris, Rage fit un saut de côté et percuta la table.

— Putain ! C’était quoi, ce truc ?

— Pistolet neutralisateur sonique. Portée utile : cinq mètres ; assomme net toute personne normalement constituée. Tu veux une démo ?…

Rage considéra le sourire enthousiaste de Max et grommela en se massant la hanche :

— Merci, sans façon.

— C’est heureux, parce que les batteries de cette planète sont tellement pathétiques qu’il faut en changer à chaque tir.

Banlieue de Stuttgart, 3 juin 2015

Assis dans l’herbe, sous les étoiles, Arel fredonnait une mélodie ; Florianne reconnut immédiatement une des compositions de Unborn Oracle. Elle sourit.

Arel avait toujours eu une relation particulière avec la musique, même avant que son frère ne lui fasse découvrir des groupes terriens, tels que les Beatles, les Doors ou les Rolling Stones. Il pensait en musique ; son esprit était constamment empli d’harmonies, d’arpèges et de constructions musicales plus ou moins complexes, suivant les cas.

Elle s’agenouilla derrière lui et l’enlaça, physiquement et mentalement. Elle dut faire de gros efforts pour se rappeler qu’ils étaient sur la pelouse d’une banlieue résidentielle terrienne et non dans la propriété de son clan, à quelque quarante années-lumière de là ; même à cette heure avancée de la nuit, les voisins – sans parler de leurs hôtes, au demeurant charmants – objecteraient sans doute à toute activité sexuelle.

**Dommage.**

Florianne sourit. **Plus tard.**

Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes ; Florianne puisait dans la musique de son compagnon une source de méditation qui emmenait son esprit sur une sorte d’onde de fond psychique. Elle en reconnut les harmoniques.

**L’Arbre-monde ?** demanda-t-il.

**Je crois. Il me semble plus fort, plus intense.**

**La magie revient.**

Florianne eut un petit rire ; la phrase était elle aussi extraite d’un des morceaux du groupe. Elle murmura à son oreille, comme si elle lui révélait un secret ancien :

— Elle n’était jamais partie.

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