Côtes du Schleswig-Holstein, Allemagne, 2 août 2015

Que va-t-il se passer, maintenant ?

Florianne n’avait pas dormi. Face à la Mer du Nord, elle ressassait la question de la veille.

Une question qui la renvoyait à sa propre immaturité : elle était à peine sortie de l’adolescence, à peine deux cents ans dans une culture où on considérait que l’âge adulte arrivait vers trois ou quatre lieni – cinq ou six siècles terriens.

Elle résista difficilement à l’envie de maudire à voix haute Galadril, qui lui avait balancé cette charge sur la tête en punition d’une autre de ses impulsions. Elle relativisa : cette fois-ci, elle n’avait canalisé que quelques dizaines de milliers de personnes, pas quelques centaines de millions. Et elle avait d’ailleurs bien senti que l’Arbre-monde, bien qu’actif, n’était sans doute pas assez solide pour supporter une nouvelle charge de ce genre. Pas encore.

Et puis Galadril n’était pas complètement inconsciente. Elle. Elle ne l’aurait jamais choisie si elle n’avait pas un minimum confiance en ses capacités. Si ça se trouve, elle devait même la surveiller, quelque part. Elle grimaça. Si c’était cas, Florianne ne tarderait pas à avoir des nouvelles du pays…

— Flo ?

Elle se retourna ; Sally se tenait derrière elle, vêtue d’un vieux short et d’un t-shirt élimé, les traits défaits et la chevelure en pagaille. Elle eut à peine le temps de se dire qu’elle aussi avait mal dormi, l’humaine se jeta dans ses bras et éclata en sanglots.

***

Rage émergea péniblement ; trop de café, trop de boissons énergisantes, trop de bazar psychiques, trop de légendes, pas assez de sommeil. Autour de la camionnette et de la poignée de tentes érigées à la va-vite la veille au soir – ou plutôt, le matin même – au milieu des dunes, cinq personnes mal réveillées et peu habillées tenaient une sorte de conseil de guerre.

Il considéra un instant d’aller se faire un café dans la camionnette, consulta brièvement son organisme et, au vu des revendications qui prenaient des allures d’émeute, vida une bouteille d’eau entre son gosier et son visage. La température était douce et le vent encore raisonnable ; l’univers sembla moins hostile.

— Morgen mittenand ! C’est quoi l’ordre du jour ?

Trois personnes le regardèrent avec des tronches d’enterrement. Matt avait un gros chapeau de paille rabattu sur les yeux et une tasse de café penchant dangereusement dans sa main, Kelvin plissait tellement des yeux qu’on avait l’impression qu’ils allaient ressortir de l’autre côté du crâne et seule Florianne avait l’air un peu plus réveillée, mais pas beaucoup plus fraîche pour autant. Ah, et Max regardait son téléphone d’un air soucieux.

— Bon, c’est quoi, cette fois ? Le site s’est encore fait éparpiller ? On a les plus mauvaises critiques de tout le festival ? L’Allemagne veut nous expulser pour attentat à la pudeur ?

— C’est Sally.

Rage réagit avec un temps de retard ; Arel non plus n’était pas autour de la table.

— Quoi ? Elle est…

— Elle ne va pas bien, finit par lâcher Kelvin. Ce qui s’est passé hier, ça lui a fichu un coup au moral.

Rage s’assit dans une des chaises pliables, laquelle s’enfonça brutalement dans le sable et manqua de le faire basculer. Il reprit son équilibre et regarda ses compagnons avec insistance. Comme rien ne venait, il soupira et se décida à sortir le forceps :

— OK, c’est quoi le problème avec Sally ?

— Je te l’ai dit, elle…

— Nan ! Je veux dire, les trois, ou quatre, avec Max, vous êtes des extra-terrestres de la planète Eldar ou je sais pas quoi – Rage ignora les soupirs exaspérés de Kelvin et Florianne et plongea directement son regard vers cette dernière – mais elle, elle est quoi ? Et ne réponds pas « une succube »…

— C’est compliqué, finit par répondre son mentor après un grand silence gêné.

— Sans blague ? Qu’est-ce qui ne l’est pas, dans cette histoire ?

— En très gros, elle est l’incarnation d’un esprit primordial, probablement très ancien, qui a une affinité avec le feu. Elle est humaine, mais elle est aussi…

— … un démon du feu ?

— Je dirais plutôt un esprit élémentaire.

Tout le monde se retourna vers la nouvelle arrivée, vêtue d’une jupe légère, d’un débardeur blanc et d’une veste en toile, en plus d’une paire de sandales et d’un casque de vélo. Lorsqu’elle le retira, libérant une cascade de boucles châtain clair, Rage aperçut les oreilles en pointe.

Florianne soupira.

— Rage, je te présente la Reine des Fées.

L’expression fit rire Galadril.

Lviv, Ukraine, 2 août 2015

Cela faisait longtemps que Ikarus n’essayait même plus d’être discrète. Elle préférait jouer la carte de la vitesse, de l’imprévisible ; elle avait lancé quelques leurres informatiques sur le réseau et échangé son costume d’étudiante modèle pour une tenue plus androgyne – pas forcément plus pratique par les températures caniculaires qui sévissaient dans la région, mais qui lui assurait au moins un maximum de liberté de mouvement.

Ces temps-ci, elle courrait beaucoup. Cela compensait son absence d’activité physique ces derniers temps, à Nikopol : le footing était déconseillé dans les villes en guerre.

Cela dit, en parlant de guerre, les rares fois où elle avait pu voir ses poursuivants, elle avait été plus qu’impressionnée par leur équipement. Irina avait vu passer nombre de milices d’un bord ou de l’autre et ceux qui lui en voulaient étaient plutôt du genre à être financés par une nation majeure, pas du milicien de bas niveau.

Elle se demanda brièvement si elle devait se sentir honorée.

Le dernier message qui lui était parvenu, via le Club 1225, lui donnait rendez-vous dans un motel à l’extérieur de Lviv, pas très loin de la frontière polonaise, mais les choses étaient devenues compliquées quand elle avait constaté que la police fouillait tous les bus sortant de la ville, sous couvert d’une énième « opération antiterroriste » et que ces policiers étaient le plus souvent accompagnés par des éléments d’une unité paramilitaire qui lui rappelait furieusement ses poursuivants.

Elle avait profité du wifi mal sécurisé d’un grand hôtel au centre-ville pour faire une rapide recherche et, sans surprise, elle constata beaucoup trop de connexions entre cette prétendue « compagnie de sécurité privée Ares » et celui qu’elle avait pu identifier comme « Raspoutine », un individu connu d’une part pour des activités mafieuses du Caucase aux Balkans et, d’autre part, pour des liens avérés avec le système d’agents informatiques qu’elle avait découvert.

Elle s’arrêta à l’abri du porche en béton d’une grande barre d’habitation, le modèle construit à la fin de l’ère soviétique et jamais rénové depuis, où la lèpre du béton, les graffitis et les restes de peinture ocre se disputaient l’hégémonie des murs. Elle déplia rapidement la carte, tenta de se repérer entre la lumière vacillante du néon et les trous dans le vieux bout de papier, puis rajusta son microscopique sac en bandoulière avant de reprendre la route.

Côtes du Schleswig-Holstein, Allemagne, 2 août 2015

Avec le soleil de midi, le vent avait repris des forces sur les dunes et, de temps à autres, rabattaient une pelletée de sable vers la tablée.

Pendant que la « Reine des Fées » et Florianne discutaient, assises dans les hautes herbes au sommet d’une dune, Kelvin avait tenté d’expliquer la situation à Rage. Ce n’était pas très clair, principalement parce que même les premiers intéressés – Sally n’était pas un cas unique – n’en savaient pas grand-chose : ils se contentaient d’exister. D’après certaines théories – regards appuyés en direction de Galadril – les esprits élémentaires étaient liés aux créateurs de l’Arbre-monde, mais sur des principes suffisamment différents pour ne pas être influencés par celui-ci.

— Elle est particulièrement insensible aux Arcanes ; il faut un haut degré d’intimité pour arriver à atteindre son esprit.

Rage avait une assez bonne idée de ce que Kelvin entendait par « haut degré d’intimité » : les quatre étaient amants, sans doute depuis plus longtemps que lui-même était en vie. Il hocha la tête et se rappela d’une conversation passée avec Florianne :

— Du coup, quand vous êtes ensemble, elle se sent exclue, c’est ça ?

— C’est ça. Et encore plus après ce qui s’est passé hier soir, pendant le concert. C’est clairement lié à son essence élémentaire et, plus précisément, à des aspects qu’elle ne maîtrise pas encore.

— Et je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui peuvent le lui apprendre.

— C’est pire que ça : il faudrait d’abord qu’elle meure.

La tasse de Rage était fort heureusement pleine de sable, il ne renversa pas beaucoup de café, ce qui fit rire Matt. Rage lui lança un regard noir.

— Et toi, tu ne dis rien ?

— Boaf ! Au point où on en est… Des extra-terrestres, des fées, de la magie, des démons du feu. Je ne serais pas surpris si on croisait prochainement des vampires.

— Pas à ma connaissance, répondit Kelvin avec son air pince-sans-rire préféré.

— Des dragons ?

— Ils sont tous morts, il me semble.

— Des loups-garous ?

— Ça je suis moins sûr ; d’après certaines de nos légendes, le génotype des Changeurs de Forme court encore dans certaines lignées.

— Sérieux ? La conversation commençait à sérieusement fatiguer Rage.

— Ce sont des légendes, répondit Kelvin en haussant les épaules.

— Vous discutiez de quoi, les hommes ?

Florianne arriva derrière Kelvin et lui glissa un bref baiser sur les lèvres.

— De légendes.

— Je vois, dit-elle avec un sourire de connivence.

***

Rage ne savait pas trop quoi penser de la « Reine des Fées », alias Galadril, alias Gillian en ces contrées, passeport irlandais à l’appui.

Quand il avait demandé comment elle était arrivée, elle avait répondu « en vélo », enchaînant sur une théorie comme quoi la bicyclette était la métaphore ultime des Terriens, parce que si elle cessait d’avancer, elle tombait. Elle avait l’air d’une prof en vacances, de celles qui se
cachent derrière des chignons austères et de grosses lunettes, pour se transformer en nymphe délurée au premier rayon de soleil. Elle flirtait ostensiblement avec un peu tout le monde – sauf lui, ce qui l’arrangeait – et échangeait avec Sally des remarques salaces qui avaient fini par faire rougir Matt.

En parlant de cette dernière, elle avait fini par émerger de la tente qu’elle et Arel avaient réquisitionné – à l’écart des autres et dans le sens du vent. Elle semblait plus sereine et, un croissant industriel et un café dans une tasse désensablée plus tard, elle revenait à son niveau de sociabilité habituel, fait de paillardise et de sarcasmes.
L’ambiance semblait remonter – Rage avait même pu récupérer un peu de connectivité et rattrapait son retard sur les réseaux sociaux – quand Max, qui s’était éloigné pour une conversation téléphonique, revint avec un air sérieusement chiffonné.

— Un problème ? lança Kelvin ?

— Un peu, répondit-il avec un sourire sans joie. Ma hiérarchie vient de me balancer un ultimatum : j’ai trois jours pour vous mettre dans un bus et vous renvoyer au pays, sinon ils envoient les gros bras.

Il y eut un long silence.

— Un bus ? demanda Rage.

Max ricana. « Ouais, du genre qui se trouve actuellement en orbite. »

Environs de Lviv, Ukraine, 3 août 2015

Raspoutine détestait devoir gérer des opérations sur deux fronts. Assis dans le véhicule de commandement – un gros véhicule tout-terrain d’apparence anodine, mais cachant assez mal à l’œil exercé ses origines militaires – il suivait la traque de cette « Ikarus » tout en essayant de contenter ses commanditaires, quelque part aux États-Unis.

Il était nerveux ; c’était juste la troisième fois que cette peste leur échappait en les lançant à la poursuite de signaux fantômes, pendant qu’elle prenait la tangente. Du coup, il s’était résolu à lancer toutes ses forces dans la traque et investir quelques fonds pour convaincre les autorités locales, d’une part qu’une terroriste se baladait dans leur belle région – chose d’autant plus facile que son profil reliait Ikarus à la zone disputée par les milices indépendantistes – et, d’autre part que la collaboration d’Ares était indispensable à la bonne marche des événements. En cas de succès, les autochtones pourraient se faire mousser à bon compte ; en cas d’échec… disons qu’en ce cas, Ares risquerait de ne plus avoir de raison d’être et que lui ne soit d’ailleurs plus en état de s’en inquiéter.

Il haussa les épaules, comme pour se convaincre que c’étaient les règles du jeu.

— Rouge sept à Central.

— Je vous reçois.

Raspoutine regarda son opérateur radio, qui hocha la tête.

— Visuel probable dans le secteur deux, à hauteur de l’ancien kolkhoze.

— Compris Rouge sept.

Raspoutine se rappelait que le secteur deux était au nord-est – Ares utilisait la métaphore de l’horloge pour découper les zones à surveiller. Il regarda brièvement la carte d’état-major affichée sur le grand écran plat pour confirmation. Environ douze kilomètres ; elle nous a encore mis dans le vent. Mais elle est à pied, nous avons nos chances.

Le chauffeur jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et Raspoutine lui fit un signe de la main ; il démarra en direction du nord-est.

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