Wacken, Allemagne, 1ᵉʳ août 2015

C’est une loge, dans un préfabriqué de chantier ; vingt pauvres mètres carrés chichement aménagés : un canapé, une table basse, quelques étagères. Le tout est encombré de bagages, d’instruments, de matériel.

En son centre, quatre personnes se tiennent par les épaules, front contre front. Sally et sa masse de cheveux roux qui cachent partiellement son visage. Arel, grande silhouette au visage fin, encadré d’une tignasse noire de jais. Kelvin et sa carrure de catcheur, au visage de lion et à la crinière châtain clair. Florianne, grande et athlétique, les cheveux blonds réunis dans une natte. Çà et là, la délicate pointe d’une oreille qui émerge.

Dans trois minutes, ils seront sur scène, dans un des plus grands festivals de metal d’Europe. En ce moment, ils communient. Même Sally perçoit la fusion mentale, par l’entremise d’Arel ; en ces moments, leur intimité est presque charnelle.

Une minute.

Matt entre et constate la scène ; il n’ose rien dire, mais ce n’est pas nécessaire. La communion s’interrompt, Unborn Oracle sort, alors que la foule commence à gronder.
Max repose son réflex, sort la carte-mémoire et la glisse dans l’ordinateur. Dix minutes plus tard, la photo est en ligne.

Prague, République tchèque, 1ᵉʳ août 2015

Philip s’apprêtait à déguster le frappuccino quand la notification arriva sur son téléphone.

Le jeune homme aux traits vulpins et à la courte tignasse rousse sous un Borsalino blanc à la mode jeta un œil à la photo. Il sourit. Papa avait raison : la musique lui manquait vraiment. Il n’a pas trop le temps de s’attendrir, une autre notification arrive, cette fois-ci d’une application un peu moins futile.

Il bascule et enclenche son oreillette ; un rapide coup d’œil alentours le convainc de passer en mode confidentiel : le café est à peu près désert et, avec son accoutrement de hipster en vacances – il avait même poussé le vice jusqu’à programme une barbe sur son masque – il passait inaperçu dans ce petit bistrot à la mode au bord du fleuve.

— Lensil, Philip. Tu vas bien ?

Il eut un sourire ironique.

— Lensil, Rina. Ça va, mais j’ai comme l’impression que ça ne va pas durer.

— Perspicace, pour ton jeune âge, répondit Arinjaël.

— J’apprends vite. Quel est le souci ?

— Protection et extraction, en Ukraine.

— Un des nôtres est encore allé se balader là où il ne faudrait pas ? demanda-t-il avec une grimace.

— Non, c’est une locale ; je t’envoie le dossier. Et… il y a un problème supplémentaire.

— Lequel ?

— On ne sait pas exactement où elle est, elle se cache.
Philip soupira, elle devait avoir des gens vraiment dangereux aux fesses. Génial.

— Extraction pour où ?

— À la base, là où on ne va pas la tuer ; par la suite, Barcelone.

— Oh, c’est encore un des plans géniaux de « Santa » ?

— Ça nous concerne tous, Philip.

— Comme d’habitude, lâcha-t-il d’un ton blasé.

— Je t’embrasse, sale môme !

Philip coupa la conversation avec un bref rire. Bon. Il allait encore devoir demander des faveurs à ses anciens copains des PDA – pour Plausible Deniability Acronyms, les agences gouvernementales qui n’existent pas officiellement – et il allait encore y avoir des plaies et bosses. Avec un peu de chance, il pourrait taper sur quelqu’un ; ça le défoulerait.

Wacken, Allemagne, 1ᵉʳ août 2015

La scène semble si minuscule dans un océan de visages tendus vers elle. Par-delà les accents de la musique, les riffs énergiques et les arpèges, la frappe méthodique de la rythmique et les accents épiques de l’orchestration enregistrée, par-delà la voix angélique qui s’offre en contrepoint au rouleau compresseur musical.

We were here !

La foule scande à l’unisson le refrain. Plus de cinquante mille fans dans la nuit qui scandent ces trois mots : « nous étions là ». Comme pour affirmer à la fois leur présence en cet instant, en ce lieu, mais aussi leur existence même.

Il le sent.

Guitariste invité, Arel est sur la scène, accordant son esprit à la musique, glissant sur la mélodie.

Il le sent.

Kelvin est dans la foule, non loin de la table de mixage. Le son est parfait, le public au diapason.

Elle le sent.

Florianne sent le frisson qui parcourt l’immense foule. Pas un frisson physique, mais plus le frémissement d’une conscience qui se révèle. Elle ferme les yeux, ouvre son esprit.

Le premier contact est celui de Kelvin. Surpris.

**Ne t’inquiète pas**, lui répond-elle mentalement. Elle prend sa main.

Tous ces esprits, tendus vers un seul point, dans une seule communion. Elle les touche, les uns après les autres ; un simple contact, comme une main sur l’épaule, la joue d’un être cher contre son visage. Jusqu’à celui d’Arel. Elle sent son sourire et lui, en retour, touche les autres membres du groupe.

La musique gronde comme un orage. Huit personnes face à cinquante mille.

Non, pas face à : avec. Ensemble. Et avec des milliers d’autres.

Florianne est comme extatique. Elle sent à peine les bras de Kelvin qui la soutiennent, mais est plus consciente de son inquiétude.

**Je vais bien.** Le contact mental de sa compagne est clair, intense comme pendant leurs jeux érotiques. Mais derrière, il sent la puissance colossale qui s’accumule. Il est tout de même inquiet.

**Tu ne vas pas te mettre à léviter ou à avoir un halo, non ?**

**Non.** Elle sourit. **Et évite de me faire rire maintenant, s’il te plaît.**

**Que veux-tu faire ?**

**Écoute.**

L’orage a éclaté, la composition monte crescendo vers sa conclusion épique. C’est comme une tempête, mais contrôlée.

We were here.

We. Were. Here.

WE WERE HERE !

Et, sur la scène, Arel qui murmure, noyé dans les décibels, murmure repris en chœur par cinquante mille voix :

AND WE’LL BE BACK !

***

Elle ne sent rien.

Perdue dans la foule, noyée par le son, Sally pressent que quelque chose se passe. Mais elle ne sent rien. Elle est seule au milieu de cinquante mille personnes.

***

— Holy shit !

Rage se redressa d’un bond. Il aurait voulu assister au concert, mais son organisme menaçait de déclarer forfait, alors il avait préféré rester dans le préfabriqué à se reposer un peu. Il avait peut-être dormi, il ne savait pas. Mais l’impact psychique l’avait complètement réveillé.

We’ll be back.

Max le regardait depuis derrière l’ordi portable photo ; il était en train de retravailler ses clichés du début du concert.

— Tu l’as senti aussi ?

À cet instant, Matt, qui vapotait dehors, entra en coup de vent, l’air hagard.

— Putain les gars ! Vous avez senti ce…

Les deux hochèrent la tête. Si même Matt l’avait capté… Rage se demanda un instant s’il y avait quelqu’un sur la planète qui ne l’avait pas ressenti.

Baltimore, USA, 1ᵉʳ août 2015

Loyola regarda son téléphone avec un instant de vide. L’alerte de Mazda était noire. Le plus haut niveau : Invasion imminente.

Jetant sans ménagement la tasse de café qu’il venait de se servir dans l’évier de la salle de pause, il fonça dans son bureau, où ses écrans lançaient des effets de lumière dignes d’un film-catastrophe. Et si la chose se confirmait, ce serait le cas.

Il lança les procédures de vérification. Sur toute la planète, trois personnes reçurent une alerte qui les enjoignait de traiter les informations du réseau, toutes affaires cessantes. Les trois écrans de téléconférence s’allumèrent à une dizaine de minutes d’écart, révélant trois avatars qui cachaient sans doute miséricordieusement des visages encore bouffis par le sommeil.

— Chers collègues, commença Loyola, qui avait eu le temps de se refaire une composition, nous venons de recevoir une alerte noire de Mazda. Il semble qu’il y eut un… contact dans un festival de rock à Wacken.

— Metal, marmonna Wolf.

— Pardon ?

— Un festival de heavy-metal, pas de rock.

— Ça change quelque chose ?

— Possible. Y’a qui qui jouait ?… Ah. Ah, ouais.

L’écran de Wolf afficha une copie d’écran ; sur le site officiel du festival, un article daté du mois précédent annonçait la présence de Unborn Oracle, en remplacement d’un désistement de dernière minute.

La voix de Lion se fit entendre :

— Je crois que j’ai une vidéo du moment précis de l’événement, attendez…

L’avatar félin fut remplacé par une méchante vidéo, prise sans doute d’un téléphone à une distance déraisonnable par une personne qui ne pouvait pas s’empêcher de tressauter et de hurler en même temps qu’elle filmait. Loyola eut même du mal à comprendre où était la scène.
Mais le cri final était très compréhensible.

Loyola, qui s’était approché de l’écran pour distinguer les détails, retomba lourdement dans son fauteuil.

— Ce n’est pas une invasion imminente, finit-il par dire, plus à lui-même qu’à ses trois interlocuteurs, mais c’est une déclaration de guerre.

— Hmm, vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop, chef ?

Bear était parfois la voix de la raison, mais Loyola était trop effondré pour répondre à sa question. Wolf embraya :

— Ouais, parce que bon, c’est du metal, soit, mais c’est même pas des gros brutaux et ce n’est pas parce qu’ils ont modifié les paroles de la chanson que…

— Je n’en suis pas sûr, l’interrompit Lion. Il y a autre chose.

Il y eut un silence dans le bureau. Les théories de Lion étaient souvent fumeuses, mais l’esprit qui les échafaudait était loin d’être un lunatique délirant. Il reprit :

— Ce n’est pas du genre de Mazda de faire dans l’alarmisme ; c’est un réseau qui est prévu pour remarquer les mouvements subtils, pas les grosses lames de fond. Là, je crois que ce n’est pas tant le concert, mais son contre-coup.

— Quel contre-coup ? demandèrent trois voix en canon.

— Il y a une multitude de commentaires sur les réseaux sociaux qui mentionnent… quelque chose d’indéfinissable, comme si ce moment précis avait touché quelque chose en eux.

— Une attaque subliminale ?

— Peut-être. Ou pire : rappelez-vous, les peuples stellaires sont beaucoup plus doués que nous pour les manifestations extra-sensorielles.

— C’est vrai, acquiesça Bear, cela pourrait être une manipulation mentale. Mais pourquoi maintenant ? Et pourquoi dans de telles circonstances ? Pourquoi pas pendant une séance de l’ONU ou une réunion du G20 ?

La discussion se poursuivit. Loyola prit des notes. Beaucoup de notes.

Wacken, Allemagne, 2 août 2015

Le backstage était plein à craquer. Wishmaster avait invité tous les groupes à une grosse fête qui promettait des quantités déraisonnables d’alcool – et probablement d’autres substances, encore plus déraisonnables.

Sally entra dans l’atmosphère surchauffée, claqua des bises, répondit à des mains aux fesses par d’autres mains aux fesses – et quelques mains dans la gueule. Elle remarqua tout de suite qu’Arel était en train de draguer au moins trois personnes à la fois et que Florianne et Kelvin avaient eux jeté leur dévolu sur un couple au teint mat. Matt buvait des bières avec d’anciens potes musiciens ou roadies, Max et Rage semblaient regarder ça de loin. Un backstage normal, pensa-t-elle.

Marco, le massif leader de Wishmaster, lui propulsa une cannette de bière dans la main et siffla un grand coup. La sono se tut et toute la salle regarda Sally et ses comparses avec un air bizarre.

— Sally, dit-il avec son accent nordique rocailleux, il faut qu’on parle.

***

— Le lendemain, conclut Matt, je me suis réveillé. C’était Noël et mes parents m’attendaient dans le salon avec mes cadeaux. Mes parents qui avaient été tués six mois plus tôt dans un bombardement. J’ai fait six mois d’hosto psychiatrique avant que Florianne ne vienne me sortir de là. Quand je l’ai vue… putain ! Pour la première fois en six mois je savais que je n’étais pas complètement taré.

Rage s’aperçut qu’il avait presque oublié de respirer pendant près de cinq minutes ; il n’avait jamais entendu Matt parler aussi longtemps, surtout pour parler de lui.

Ce dernier s’arrêta et regarda autour de lui. Il vacilla, en sueur, comme s’il venait de finir un match de boxe contre trois gorilles. La vingtaine de musiciens qui étaient encore présents – beaucoup avaient quitté la pièce, vaincus par l’ennui ou convaincus qu’il s’agit de calembredaines – le regardèrent en retour, comme abasourdis.

Rage s’amusa brièvement du fait qu’un ancien punk ait plus de crédibilité que Sally ou Florianne, jusqu’à ce que Marco, qui semblait être l’instigateur de l’interrogatoire, lâche :

— Alors, si je comprends bien, vous êtes des extra-terrestres…

— Pas moi, répondit Sally d’un ton fatigué.

— Oui, on sait : tu es une succube. (Elle leva le pouce avec un sourire blasé) Bref, vous êtes des extra-terrestres et vous avez utilisé le pouvoir des fans pour arrêter la Troisième Guerre mondiale et, maintenant, pour quoi au juste ?

— Pfff, c’est n’importe quoi ! Vous avez cru à votre propre slogan ou quoi ? C’est juste du rock’n’roll !

Pour toute réponse, Arel prit la main de la femme à côté de lui et la posa sur son oreille. Elle tressaillit de surprise et lâcha une phrase en finlandais, puis, traduisant :

— Mais c’est une vraie ! Pas une prothèse !

— Hé là, Arel ! gronde Marco avec un sourire, pas touche à ma dame !

— Allons, répondit-il en riant, tu sais qu’il y a aussi une place pour toi.

Tout le monde rigola, Marco le premier, qui lança néanmoins par jeu son gobelet à café vide vers Arel.
Le gobelet s’arrêta à trente centimètres de son visage, resta stationnaire le temps d’un battement de cœur, puis partit à angle droit vers la corbeille. Arel avait son sourire des grands jours et quelques sifflements et cris de surprise saluèrent sa petite démonstration.

Marco s’assit et s’ébouriffa la tignasse, puis il grogna :

— Bon sang, j’avais déjà entendu parler d’un truc comme ça avec des musicos de Tampere, mais le voir… Et c’est la musique qui ?…

— C’est plus compliqué que cela, répondit Rage.

Tous les regards se tournèrent vers lui et il regretta d’avoir eu cette idée saugrenue d’ouvrir sa grande gueule. Il se trouvait de nouveau, du haut de ses vingt-trois ans à peine, à faire la leçon à des gens qui étaient ses idoles. Enfin, pas tous, mais beaucoup. Il avala sa salive et poursuivit :

— De ce que nous savons, c’est une alchimie entre le style de musique, son intensité, le public et son implication. Ce qui s’est passé ce soir, c’était… c’était le plus fort que j’ai jamais ressenti depuis que je tourne avec eux. Une conjonction rare.

— Et que va-t-il se passer maintenant ?

Rage se tourna vers Florianne, qui se mordit les lèvres. Visiblement, son raisonnement n’était pas encore arrivé à ce point.

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