Rote Fabrik, Zurich, 4 juillet 2015

— Bon, ce concert, on l’oublie.

Arel était en général du genre enthousiaste, surtout pour tout ce qui concernait la musique, mais pour le coup, il donnait dans le morose. Voire fâché.

Sally posa sa tête sur son épaule.

— Bah, on apprend.

— Mais c’est vrai qu’il faudrait pas trop que ça se reproduise, ajouta Kelvin, qui avait aussi sa tête des mauvais jours.

— Alors vous allez rire, mais la mise à jour du système de sonorisation a été piratée.

Tout le monde regarda Matt ; personne ne riait.

— Je t’avais dit que les blagues, ça marche pas, lâcha Rage.

Unborn-Oracle.net, 5 juillet 2015

Ici Sally. On ne va pas tourner autour du pot : hier, on n’a pas été bons. Du tout. Je pourrais blâmer la technique, mais honnêtement, on a déjà fait de meilleurs concerts dans des pires conditions.

Alors voilà : on a d’autres obligations ces prochains jours, mais Zurich, sois certain qu’on reviendra. Et que, cette fois-ci, on va tout déchirer !

Vevey, Suisse, 5 juillet 2015

Rage avait posé son sac dans un parc, face au lac. Il était six heures du matin, il avait derrière lui un peu moins de trois heures de sommeil et, devant lui, une montagne de boulot. Il jeta un coup d’œil au paysage ; en fait, il y avait des montagnes partout, ce qui le déprima quelque peu.

Tout en faisant ses exercices de suilekor, il essayait de garder son esprit aussi focalisé sur son corps que possible. Chasser les pensées parasites – les piratages, les attaques sur les serveurs, les fermetures de compte, le trollage incessant – était en soi une discipline à plein temps. Il sentait néanmoins que, même s’il s’agissait d’une heure qu’il ne pouvait pas consacrer à ses activités en ligne, elle lui était nécessaire pour ne pas partir en vrille.

Malgré lui, il sourit. Il était en train de devenir responsable. Quelle horreur.

À la limite de sa concentration, il perçut son portable qui lançait une mélodie particulière. Il grinça des dents, mais il ne pouvait décemment pas ignorer un appel de ses parents.

Une minute… Il était un peu plus de six heures en Suisse, mais à Londres, c’était cinq heures du matin.

Rage sauta sur le téléphone et décrocha aussi vite qu’il le put :

— Maman ?

— Oh Rajiv ! Sa mère sanglotait. La police… la police nous a dit que tu étais mort…

***

— Les putains d’enculés de leur race !

Matt regarda Rage avec un mélange d’assoupissement et d’incrédulité ; les gros mots en rafales, ce n’était pas le genre du jeune homme.

— Kwa ?

— Ces bâtards m’ont doxé ! Un petit malin a appelé mes parents en pleine nuit en prétendant être un flic et leur a dit que j’avais été tué dans un accident de la route. Ils ont voulu vérifier, mais ça les a mis dans tous leurs états. Putain ! Ma mère a des problèmes de cœur, elle n’a pas besoin de ça !

— Ils t’ont quoi ?

— Doxé. Ils ont assemblé toutes les informations qu’ils ont pu trouver sur moi. Dont l’adresse et le téléphone de mes parents.

— Ils peuvent faire ça ?

— Putain, Matt, t’es con ou tu le fais exprès ? Ils l’ont fait !

Matt crut un instant que son pote allait lui sauter à la gorge. Il jeta un œil alentours ; tous les clients à la terrasse du café les regardaient de travers et le serveur semblait être à deux doigts d’alerter la maréchaussée.

— OK, désolé. J’émerge, là. Calme-toi, mec, ou on va se retrouver avec la poulaille sur le dos.

Rage s’aperçut alors qu’il était debout, à cinq centimètres de Matt. Il se rassit en tremblant ; la colère le disputait à la fatigue. Matt sortit son téléphone – un bidule monolithique qui semblait dater du siècle précédent – et composa un numéro rapide.

— Bon, ça va sans doute réveiller tout le monde, mais le moment est venu d’avoir un sérieux conseil de guerre.

Douze kilomètres au-dessus du Caucase, 5 juillet 2015

Jan Kurusik se massa la nuque ; les fauteuils plein cuir du jet étaient peut-être le summum du luxe, mais ils n’étaient pas conçus pour un travail prolongé sur écran.
Il n’aimait pas comment la situation évoluait. Oh, certes, dans un premier temps, la coordination des attaques avait porté ses fruits et la cible avait vu ses opérations sérieusement compromises. Unborn Oracle dépendait massivement des réseaux sociaux pour ses activités et ce qui était initialement un avantage s’était retourné contre eux.

Malheureusement, leur community manager avait beau être très jeune, il avait montré une capacité remarquable à réagir, voire à anticiper les attaques. Contrairement à ceux de ses confrères qui travaillaient pour des grandes structures, privées ou étatiques, et qui devaient gérer à la fois la réactivité du réseau et les complexités administratives, lui avait beaucoup plus de liberté d’action.

Quelques heures plus tôt, Kurusik avait donné l’ordre à ses troupes de passer au cran supérieur : plusieurs méga-octets d’informations très personnelles avaient été rendues publiques sur quelques forums choisis et, soigneusement aiguillés par des agents rompus à la manœuvre, une horde d’activistes – les « idiots utiles » – s’étaient lancés à l’assaut du dénommé Pratel Rajiv et de ses proches.

Trop vite. C’était le défaut avec les éléments extérieurs : ils avaient tendance à en faire trop. Kurusik craignait que la réaction de sa cible soit à la hauteur de l’attaque. Et, de ce qu’il avait vu jusque-là, ça ne présageait rien de bon.

Villa « Les Châtaigniers », Bellerive, Suisse, 10 juillet 2015

Leur arrivée s’était faite de nuit, après un concert dans le sous-sol d’un café à la mode du centre-ville. Après le fiasco de Zurich, Unborn Oracle jouait avec une intensité renouvelée et même si le public n’était pas toujours au rendez-vous – moins d’une cinquantaine de personnes, cette fois – le groupe mettait un point d’honneur à tout donner.

Rage, qui devait déjà batailler en ligne avec l’armée de trolls qui avait pris pour cible aussi bien le groupe en général que ses membres en particulier, était également sur tous les fronts pendant les concerts : assistant Matt au montage, remplaçant Max au stand de merch’ pendant qu’il prenait des photos, supervisant les enregistrements et gérant les quelques contacts de presse.

Du coup, de la villa dans laquelle il se réveillait, il n’avait qu’une vague idée, faite d’une route au bord du lac, d’un parc chichement éclairé et d’un canapé accueillant dans lequel il s’était effondré sans autre forme de procès.

Il perçut quelques fragments de conversation indistincte et ouvrit un œil qu’il jeta sur sa montre. La matinée était encore jeune, mais le soleil emplissait la pièce. Au temps pour le sommeil. Du reste, il lui semblait qu’il avait moins besoin de dormir qu’avant ; peut-être que son entraînement commençait à porter ses fruits – sinon, « maman poule » lui aurait probablement déjà fait la leçon.

Il s’assit lentement sur sa couche et jeta un regard circulaire sur la pièce : un grand salon, qui débouchait sur une terrasse, elle-même donnant sur le parc et, au-delà, une jetée sur le lac. L’endroit était principalement meublé de larges sofas et de coussins sur lesquels se trouvaient une douzaine de personnes ; même avec son accoutrement estival – pantalon de toile, t-shirt, gilet et basket – Rage devait porter plus de tissus que tous les autres réunis.

— Lensil, Rajiv.

Un homme – enfin, un « enfant des étoiles », un stellaire, quoi – se tenait près de la terrasse, habillé d’un long
pagne qui rappelait un peu à Rage les documentaires sur l’Égypte antique – sauf que les Égyptiens blonds étaient rares. À part peut-être à Hollywood. La silhouette longiligne devait bien friser le double mètre et, derrière un sourire amical et amusé, il crut reconnaître des traits familiers.

— Euh, salut. Vous, euh… tu dois être le père de…

— Officiellement, Cedric Salling, mais tout le monde ici m’appelle Maën.

Sans leur Masque, père et fils semblaient avoir le même âge ; si ça se trouve, le Maën en question devait avoir un millénaire ou deux. Il avança et lui tendit une main que Rage serra.

— Tout le monde m’appelle Rage.

— Enchanté, Rage. Il y a du thé dans la cuisine. Et moins de monde, aussi.

***

Rage commençait à avoir une certaine habitude de la proximité avec des gens pour qui la notion de pudeur était, au mieux, un sujet de plaisanteries – et aussi de la fréquentation des stellaires et de leurs traits féériques.

À vrai dire, il avait surtout l’habitude des trois (ou quatre, Max était un peu un cas à part) spécimens qu’il fréquentait maintenant depuis six mois, moins de gérer une vingtaine d’individus qui étaient ici chez eux et qui, du coup, étaient retournés à leurs habitudes domestiques traditionnelles. Il eut beaucoup de mal à faire comprendre aux plus curieux d’entre eux que oui, ils, elles ou eux étaient très mignons, mais que non, il n’était pas intéressé par le sexe.

Maën finit par faire passer le mot, mais Rage préféra se retirer dans une pièce en sous-sol, aménagée en salle de conférence improvisée, pour pouvoir être au calme et préparer le « conseil de guerre » prévu pour… disons, pour quand tout le monde serait réveillé, debout, nourri et pas accaparé par une paire de bras (ou de jambes) accueillante.

Cela prit un temps certain.

— OK, j’ai pu confirmer nos prochaines dates : demain soir au bled qui a un nom de maladie honteuse…

— La Chaux-de-Fonds, corrigea Arel, avec un sourire ; il connaissait bien la région.

— … le 13 à La Laiterie du côté de Strasbourg, le 14 au Den Atelier de Luxembourg et le 16 au Spirit of 66. Bon, je suppose qu’on oublie toute possibilité le week-end suivant ?

— Si tu tiens à la vie, ouais, lâcha Sally avec un air de méchante d’opérette.

Rage choisit le parti d’en rire.

— Après, on devrait avoir des dates en Pologne dès le 20, mais on verra ça plus tard. En même temps que des billets pour le week-end, nos amis du coin m’ont envoyé une liste de contacts potentiels, mais ça risque de prendre du temps avant que les choses se décantent. Matt, des questions ?

Le principal intéressé se réveilla en sursaut au milieu des rires.

— Gné ? Je… Oh, putain, t’es con.

— Comme t’es réveillé, tu veux bien nous faire ton rapport sur le matos ?

— Ouais, lâcha-t-il en se passant la main sur le visage. Bon, pour faire court, ça tourne pas mal. Y’a encore des bugs suivant la configuration des salles. Genre, hier, c’était tellement petit et bondé que le système n’avait pas le temps d’analyser, mais en surélevant les micros, ça va mieux. J’ai envoyé un retour au devs. D’ailleurs, ils me font dire que, depuis la sortie du code en open-source, il y a eu pas mal de retours et que ça va accélérer le cycle des mises à jour.

— Cool. Max, sécurité ?

— Rien à signaler pour le moment. Les flics avec qui j’ai parlé étaient au courant qu’on avait eu des ennuis et avaient un peu renforcé le dispositif, au cas où.

— En parlant de ça, j’ai eu des nouvelles de votre agent secret qui opère sous le nom de « Eldritch » ; il a mis en place une surveillance discrète auprès de nos familles. Enfin, surtout la mienne et celle de Matt, vu que Sally a refusé qu’on s’occupe de la sienne.

Rage observa du coin de l’œil un bref échange entre Arel et Sally, qui se conclut par un haussement d’épaules muet de cette dernière. Il continua :

— Pour ce qui est du site, la stratégie de mise en place de miroirs et de comptes de secours a bien marché jusqu’à présent. Par contre, niveau contacts avec les fournisseurs de services centralisés, c’est pas la joie. Au mieux, ils nous consacrent une écoute polie et nous servent du communiqué en boîte, au pire ils nous accusent de provocations, mais le plus souvent, ils nous ignorent.

— On peut faire quelque chose contre ça ? demanda Arel.

— Faut voir. J’ai ma petite idée, mais je doute que ça ait beaucoup d’impact. Au pire, ça me défoulera.

Rage eut soudainement un sourire carnassier et ses vis-à-vis, pour la première fois, eurent un peu peur de lui.

Unborn-Oracle.net, 11 juillet 2015

Bonjour à tous, ici Rage.

Non, je ne suis pas le nouveau musicien du groupe, mais vous me connaissez sans doute sans me connaître, vu que j’écris la plupart des textes de ce site ou sur les réseaux sociaux.

Si je prends la plume ici, plutôt qu’un des quatre oiseaux, c’est pour parler d’un sujet qui concerne directement mon boulot. Un peu trop directement, même.

Vous avez sans doute eu vent des problèmes qu’on a depuis plus d’une semaine sur les différents réseaux sociaux où Unborn Oracle est actif : création de faux comptes, trollage en série, suspensions de compte après des dénonciations calomnieuses. Sans compter que notre service photo a été piraté ; Sally tient d’ailleurs à dire que tant qu’à mettre du porno dessus, elle aurait aimé quelque chose de plus imaginatif.

En soi, c’est pénible, mais pas mortel ; on a des stratégies de secours, des sauvegardes, des plans B, C, etc.

Par contre, mieux vaut ne pas compter sur les services en eux-mêmes. La plupart de ceux qui prétendent prendre le harcèlement en ligne au sérieux ne nous en donnent pas vraiment l’impression. Dans le meilleur des cas, c’est « cause toujours » et, au pire, « c’est ta faute ». À croire que ces guignols se croient incontournables.

Sauf que ce n’est pas le cas. Nous sommes en train de tester une nouvelle plateforme, décentralisée et open-source, qui a l’avantage de « parler » avec la plupart de ces réseaux, mais qui, le cas échéant, peut s’en passer. Ça s’appelle Ngora (comme agora, mais avec un N comme « net » ; à moins que ce soit une référence aux chats angoras) et leurs développeurs sont prêts à offrir des clés pour la beta privée à nos fans.

Quartier de Sant Marti, Barcelone, Catalogne, 12 juillet 2015

Atharratze Lakarra regarda sa montre avec agacement. Presque minuit et les bureaux de sa cible étaient toujours illuminés. Putain de « guiques », pensa-t-elle. Déjà que la perspective d’aller poser une bombe ne l’enchantait pas – ça faisait vingt ans qu’elle avait raccroché, mais les frais médicaux causés par son cancer n’allaient pas se régler avec sa pension – mais veiller jusqu’aux petites heures du matin, ce n’est plus de son âge.

— Ce n’est plus de ton âge, Athi.

Elle sursauta. La voix qui avait prononcé cette phrase appartenait à une silhouette qui était entrée dans sa voiture sans qu’elle ne le remarque.

Le clair-obscur brutal entre l’obscurité de la vieille voiture et les éclairages de ville taillaient au jeune homme un profil presque enfantin, des cheveux aux reflets de flammes. Avec sa chemise blanche de dandy, il aurait pu sortir d’une boîte de nuit voisine. Sauf que les dandys arboraient rarement un méchant pistolet automatique muni d’un silencieux.

Pour le moment, l’arme était dans sa main, posée nonchalamment sur une cuisse. Plutôt un message qu’une menace. Pas immédiatement, en tous cas.

— Qu’est-ce que tu fous là, toi ? T’es qui, d’abord ? Qui t’envoie ?

Pour toute réponse, le jeune homme posa sur le tableau de bord une enveloppe renforcée. Atharratze se tourna vers lui et l’expression de son visage changea ; elle eut l’impression d’avoir en face d’elle un renard fait homme – et elle se sentit brusquement comme une poule.

— Il y a là le double de ce que Paxi paie habituellement pour ce genre de travail. Plus un petit bonus pour ta voiture, parce que dans une minute, elle va subitement prendre feu. Pas très fiable, ces vieux modèles… Par contre, si tu essayes de sortir ce qui se trouve dans le coffre, le réservoir pourrait bien exploser de façon intempestive.

Il y eut un silence.

— Est-ce que tu m’as comprise ?

Les mots du renard s’imprimaient dans son esprit, comme s’il les marquait au fer rouge. Elle hocha la tête, abasourdie.

— Soigne-toi bien, Athi.

***

Philip s’éloigna de la voiture, sans regarder derrière lui ; de la fumée commençait déjà à sortir du coffre de l’antique chignole. Il entendit la portière s’ouvrir et une présence apeurée s’éloigner rapidement. Il espéra qu’elle n’avait pas oublié l’enveloppe.

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