Londres, Grande-Bretagne, 27 décembre 2014

Rage accrocha sa parka à une des patères surchargées du studio ; visiblement, il était le dernier arrivé. Il fit glisser le casque sur ses épaules et attrapa son sac, avant de se diriger vers la salle de conférence que lui avait indiqué la réceptionniste. Ce n’était pas la première fois qu’il venait au Salamander Studio, mais les deux fois précédentes, c’était en tant qu’invité, pour des événements de presse, et pas comme…

Comme quoi, au fait ? Contractant ? Employé ?

La veille, il avait reçu un contrat comportant une clause de confidentialité dont la version courte disait « si tu en parles en public, ça va chier ! » La chose s’accompagnait d’un salaire mensuel conséquent, surtout pour un blogueur vivotant de dons et de quelques piges rémunérées à la sarbacane. Rage avait hésité un moment, mais il avait eu la confirmation que ce boulot ne l’obligeait pas à mettre ses autres activités en suspens ni à obligatoirement faire la retape pour le nouveau groupe sur ses pages. La proposition avait un sérieux arrière-goût de trop-beau-pour-être-vrai ; de son expérience, c’était souvent le cas. Il avait cependant du mal à imaginer que celle qui, ces dix dernières années, avait veillé sur son éducation – officielle et officieuse – pouvait lui tendre un piège.

Dans la salle de conférence, il reconnut sans peine les cinq autres personnes. Il y avait Florianne, bien sûr, qui réussissait l’exploit de faire passer un tailleur-pantalon pour une tenue presque casual, ainsi que Sally, propriétaire des lieux, et son sempiternel jean’s et t-shirt noir. Grand et élancé avec de longs cheveux noirs contrastant avec son teint pâle, portant un jean’s et une chemise noire, Arel lui adressa un sourire amical et Kelvin, avec sa carrure massive, sa peau mate et son profil d’Amérindien, le salua d’un mouvement de tête. Au fond de la salle, Matt fut le seul à ouvrir la bouche et, comme d’habitude, ce fut pour le vanner :

— Ah ben c’est pas trop tôt, gamin !

— Moi aussi je suis content de te voir, vieux clodo ! Ils t’ont laissé sortir, à l’hospice de nuit ?

Matthew Dursley, la petite quarantaine, avait derrière lui un passé de punk, de hooligan et de poivrot. Le visage taillé à la serpe, le teint rougeaud et le cheveu court, il compensait une taille moyenne par une carrure solide ; lui et Rage avaient à peu près la même taille, mais Matt était presque deux fois plus large. Pour une fois, il portait des vêtements à peu près civils : chandail à grosses mailles, pantalon cargo noir et chaussures de chantier ; l’écharpe aux couleurs de son club de foot préféré était restée au vestiaire. Il se leva pour donner à Rage une accolade de grizzli, lui glissant à l’oreille :

— Bienvenue chez les fous, camarade !

Rage eut à peine le temps de noter que l’odeur de tabac, d’ordinaire étouffante, avait presque disparu de ses vêtements, avant que Sally ne lâche sur un ton faussement blasé :

— Bon, si vous avez fini vos effusions viriles, on pourra peut-être causer affaires ?

Rage s’assit dans un des fauteuils cuir. Si la salle de conférence avait connu des jours meilleurs – il soupçonnait que la fréquentation de musiciens, surtout dans le genre rock ou metal, n’était pas très recommandée pour le feng shui – elle gardait une apparence de luxe fonctionnel, avec des sièges confortables, une grande table en bois verni et tout la panoplie habituelle des gadgets multimédias. Le petit groupe occupait six des vingt places disponibles.
D’ailleurs, en parlant de groupe…

— Unborn Oracle, annonça Sally, se levant pour lancer la présentation sur l’écran démesuré qui occupait presque tout le mur du fond.

Une discrète information en bas de page indiquait en tout et pour tout quatre images. Rage soupira de soulagement ; il avait vécu trop de points presse qui se résumaient par « La Mort par PowerPoint ».

Il jeta un œil expert au logo : propre, lisible, une police de caractère raisonnable et moderne ; pas un truc qui ressemble à un CAPTCHA mutant. Il nota comment les lettres OR des deux mots se liaient pour former le logotype, avec un N mutant pouvant être lu comme un A. Classe. Il y avait du vrai travail de graphiste la derrière, ce qui était toujours un bon point.

— Style : métal progressif contemporain, continua-t-elle. Inpsirations : Concrete Lake, Bilateral, Machinery ou Hypercube.

Là encore, Rage approuva intérieurement. Rien que du bon. Sally avait beau être l’emblématique fille du heavy-metal des années 1980, elle avait la réputation d’avoir une oreille redoutable pour les tendances les plus modernes du genre et son label avait découvert quelques étoiles montantes de la scène actuelle.

— On vise une formation resserrée, avec quatre musiciens, continua-t-elle. Arel à la guitare, Kelvin à la basse, Florianne à la batterie et moi aux claviers et chant. Pour le moment, on bosse sur un EP cinq titres prévu avant Pâques et une tournée à la suite.

— Cool.

Pris par l’enthousiasme, Rage n’avait pas pu s’en empêcher et il s’attendait à se faire descendre en flammes. Mais tout le monde lui sourit.

— Merci, mais attends de l’écouter avant, ça risque de te surprendre.

— J’ai confiance.

— On en reparlera quand tu auras entendu le concept, répondit-elle.

Elle en échangea des regards de connivence alentours, avant de reprendre :

— Trois extra-terrestres s’allient avec la Reine des Enfers pour sauver le monde.

Rage faillit en recracher son café. Das Mutterficking Fuck ? C’était quoi pour un concept moisi ? Ce genre de blague était déjà cliché de chez cliché avant sa naissance. Il s’apprêtait à en faire la remarque avec suffisamment de sarcasme pour tuer un hipster et s’arrêta au milieu de la première syllabe.

Autour de la table, la situation avait changé. Enfin, non : pas la situation, les gens. Arel, Florianne et Kelvin étaient… différents, tout d’un coup. Tous trois le regardaient avec un air certes amusé, mais surtout avec des yeux plus grands, comme animaux. Pour un peu, il aurait vu des pupilles fendues. Et il y avait les oreilles. En pointe. Il eut un instant l’impression que Sally aussi avait changé et paraissait plus flamboyante que jamais ; plus jeune, aussi.

Seul Matt n’avait pas changé, sauf que lui se bidonnait franchement.

Rage mit environ cinq secondes à se reprendre et lâcha :

— Laissez-moi deviner : c’est votre véritable apparence, pas vrai ?

Arel, Kelvin et Florianne approuvèrent silencieusement, d’un sourire. Matt riait trop pour pouvoir faire autre chose que deux pouces levés.

***

— T’es sûr que tu sais te servir de ce truc, gamin ?

Rage lui jeta un œil faussement méchant par-dessus l’appareil photo réflex posé sur un trépied. Ils étaient passés dans un des studios d’enregistrement. Sur une table étaient posés plusieurs guitares électriques au dessin futuriste et bardées de boutons surnuméraires, ainsi qu’un mystérieux objet recouvert d’une serviette. Matt trônait derrière la table, comme un boutiquier de marché aux puces.

— J’allais te poser la même question avec tout ton appareillage, rétorqua Rage. Ça a l’air un poil complexe pour un Néandertalien de ton gabarit.

Matt prit une gorgée de bière pour étouffer un rire dans la canette qu’il avait gardée hors champ. Il jeta un regard oblique à Rage et lui lança, en guise de réponse :

— Tu sais que tu m’as scié, tout à l’heure, pendant la conférence. Tu l’as deviné quand ?

— Pas vraiment deviné, mais tu te souviens quand on leur avait donné un coup de main en Hongrie, il y a quelques années ?

— La « simple mission de récupération » qui s’était soldée par une fusillade, l’incendie d’un manoir ultra-protégé, le vol plané d’une voiture de collection et la course-poursuite sur les routes autour du Lac Alakon ?

— Balaton, corrigea Rage.

— Ouais, ça. Tu parles si je m’en souviens ! J’avais joué les voitures-balai, pour dégager les poursuivants.

— Ouais, et tu m’avais laissé au volant de la camionnette.

— Ça t’avait pas gêné, si je me souviens bien.

Rage haussa les épaules. Il avait dix-sept ans, à l’époque, et pas son permis. Ses parents le pensaient en colonie de vacances en Autriche, à apprendre l’allemand. Conduire de nuit sur des routes inconnues avec une horde de malfaisants surarmés aux fesses n’avait pas été l’expérience la plus agréable de son existence.

— Bref, avant que tu ne nous rejoignes dans la planque de Budapest, j’ai vu Florianne sans son… camouflage holomachin.

— Ils appellent ça un Masque.

— Voilà. Jusqu’à tout à l’heure, j’avais mis ça sur le compte de la fatigue, mais avec toutes les autres bizarreries autour de sa « famille »…

— Oui, je vois ce que tu veux dire. De sacrés drôles d’oiseaux…

— Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Tu le sais depuis quand ?

— Depuis tellement longtemps que ça date d’une époque qui n’existe plus.

— Le concert ?

— Ouais…

Une ombre passa sur son visage, mais Rage ne le remarqua pas. Il continua, sur un ton presque rêveur :

— J’aurais bien voulu être là.

— Non.

La réponse de Matt fut si brutale qu’elle surprit Rage. Son vis-à-vis poursuivit :

— Crois-moi, t’as pas envie de te retrouver à seize ans, dans une ville en ruines, tes parents morts ou disparus, à devoir récupérer des cadavres sous les décombres ou tomber sur des missiles non explosés, en attendant d’avoir l’âge légal pour aller au front. Et puis le concert, moi Sync et les autres, on l’a passé à empêcher des malades qui voulaient flinguer Daryl ou ses petits camarades musiciens.

Matt se retourna pour se moucher bruyamment, mais Rage avait eu le temps de voir les larmes. Il déglutit et s’agrippa à son appareil comme à une bouée.

— Daryl ?

— Elle s’appelait pas encore Florianne, à l’époque.

Il approuva de la tête, silencieusement.

— J’espère que t’enregistrais pas. Si ça se retrouve sur Internet, on va avoir l’air très cons tous les deux. Mais surtout moi.

— Secret d’elfe, répondit Rage, avant de s’apercevoir de ce que ce vieux slogan du « Club 1225 » avait de prophétique.

Matt le comprit également et cela suffit pour le remettre de bonne humeur. Il se saisit d’une des guitares et les lança dans son boniment :

— Bon, on reprend. Alors voici une des guitares sur lesquelles on bosse. But du jeu : faire le plus compact, le plus transportable possible. Par exemple, sur ce modèle, les boutons qui sont sous le manche sont en fait l’équivalent de pédales d’effets. Fondamentalement, ce bidule est plus un synthé à cordes qu’une vraie guitare. Mais ça permet de faire ce genre de blagues.

Il trifouilla les boutons et pinça quelques accords : la sonorité était peu ou prou celle d’une guitare basse. Matt continua :

— Cool, non ? Alors bien sûr, c’est blindé de limitations, mais on est encore au stade de proto et, surtout, c’est prévu pour remplacer un mètre cube de matos. Cela dit, le gadget le plus cool se trouve ici.

Avec une gestuelle qui évoquait le magicien de cabaret médiocre, Matt fit voleter la serviette-éponge et exhiba un antique ordinateur portable, un modèle en plastique blanc qui évoquait plus la boîte à maquillage pour adolescente allergique au rose que le dernier cri en matière de technologie.

— Tada !

Rage eut un instant envie d’arrêter sa caméra pour lui demander s’il se foutait de sa gueule, mais Matt ne lui en laissa pas le temps et poursuivit sur son ton de marchand de quincaillerie pour foires et marchés.

— Derrière ce reliquat de la décennie précédente se cache une petite merveille logicielle. Branchez cet engin sur n’importe quelle table de mixage récente, ajoutez deux micros d’ambiance et vous obtenez un système qui peut faire la balance de façon quasi-automatique. Trois minutes de son live, en situation, et c’est réglé.

— Wow.

— Comme tu dis, mon cousin ! Et on peut même le faire à l’arrache : fini les sound-checks interminables ! Là encore, ça ne sera pas le son du siècle et ça coince encore pas mal au niveau de l’implémentation, mais on y arrive. Comme tous les instruments sont numériques, ça simplifie énormément la mise en place et ça réduit aussi le risque de pannes. Et, là encore, on réduit le matos à embarquer à sa plus simple expression.

Il conclut par un clin d’œil à la caméra :

— Il paraît que ça tourne même sous Linux, c’est dire !

***

**Je savais bien que je te trouverais là.**

Au contact mental, Rage éteignit la musique et bascula les écouteurs sur ses épaules. Florianne lui sourit. La terrasse était glaciale, mais la jeune femme – femme ? – se contentait d’un simple pull en cachemire et Rage savait d’expérience que c’était par convention sociale ; elle aurait pu se balader nue sans se soucier du froid. Contrôle corporel. Un jour, peut-être que lui aussi…

Elle s’assit sur une de chaises, après en avoir débarrassé le givre, et le regarda intensément. Son visage avait repris une apparence normale – humaine, s’entend. Ce qui était heureux ; du peu qu’il avait vu de son regard naturel, il aurait eu beaucoup de mal à le soutenir en ce moment précis.

— Alors ?

— C’est pas mal du tout. C’est vrai que ça change d’avant, c’est complètement dans les tendances actuelles du prog-metal, avec une pointe de…

— Je ne te parlais pas de ça.

Rage s’en doutait bien, mais il ne savait pas comme aborder le sujet. Il souffla lentement, laissant échapper une volute de vapeur dans l’air londonien glacé.

— Bon, OK. Vous êtes des extra-terrestres. Arel, Kelvin et toi. Sally aussi ?

— Non, son cas est un peu différent.

Il perçut l’euphémisme, qui devait d’ailleurs se voir depuis l’orbite, mais n’insista pas.

— Vous foutez quoi, sur Terre ? Observation ? Infiltration en vue d’une conquête ? Je suppose que vous n’êtes pas venus nous bouffer le cerveau. D’abord parce que visiblement, y’en a pas beaucoup ici-bas et, connaissant un peu vos habitudes, vous avez l’air plus intéressés par les fluides sexuels.

Florianne pouffa.

— En théorie, nous sommes ici seulement pour observer. Je t’ai déjà parlé de l’Arbre-monde, n’est-ce pas ? C’est une structure qui date d’une époque où notre peuple vivait ici, sur Terre. Oh, il y a quinze mille ans, à peu de choses près. Nos ancêtres ont dû quitter la planète et ont créé toute une civilisation stellaire et, prochainement, ce monde pourrait bien la rejoindre.

— « Pourrait » ?

— C’est la version courte pour « si vous ne vous entre-détruisez pas avant ». Et c’est aussi la raison du « en théorie ».

— Tu veux empêcher ça. Une nouvelle fois.

— Oui. Mais il y a un autre aspect à mon implication : je suis – comment dire ça simplement ? Je suis, en quelque sorte, la personne qui est responsable de toutes les activités psychiques sur Terre. Ce que nous appelons les arcanes. Et je pensais que l’Arbre-monde avait été détruit en 1992, mais il est encore en activité. Ou de nouveau en activité.

— C’est donc ça, les trucs bizarres pendant les concerts ? « La magie revient », ou quelque chose dans ce genre ?

— Quelque chose dans ce genre, oui.

Rage contempla la situation en silence, avant de demander :

— Et qui t’a nommé responsable des… arcanes sur Terre ?

— Celle qui l’est pour toute la galaxie. Et, accessoirement, mon ancienne mentor.

— Qui c’est ?

Florianne lui adressa un clin d’œil :

— La Reine des Fées.

Club1225.net, messagerie instantanée, 30 décembre 2014

Sync > OK, j’ai mis à jour tes privilèges.

Rage > Super, merci.

Rage > Tiens, pendant que t’es là.

Rage > Y’a un truc que je me demande depuis longtemps : pourquoi mon grade sur le forum, c’est « Unborn ».

Rage > Je crois que je suis le seul à avoir ça.

Sync > T’es pas le seul, mais c’est vrai que vous n’êtes pas nombreux.

Sync > C’est parce que tu es né autour de minuit, le 24 décembre 1992.

Sync > Matt, moi et les autres, on est les « Dirty Ha’dozen ». 🙂

Rage > Et pourquoi « Unborn » ?

Sync > À part la raison évidente, tu veux dire ?

Sync > Le dernier morceau du concert, c’était « Two Minutes to Midnight »

Sync > « To kill the unborn in the womb » \m/

Rage > Oh…

Rage > Putain !

Rage > Unborn Oracle, c’est moi !

Santa > 🙂

Rage > T’étais là, toi ?

Santa > J’ai toujours été là.

Sync > 0wned ! 🙂

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