Munich Altstadt, 9 juin 2015

— Ils sont combien, là ?

— À vue de nez, une bonne vingtaine. Trente, peut-être.

— Ah.
Pour une fois, Matt était peu enthousiaste à l’idée de tabasser du skin. Rage déglutit ; lui n’était pas enthousiaste du tout à l’idée de quoi que ce soit qui implique un degré de violence supérieur à un pogo civilisé.

Seulement voilà : ils étaient coincés dans une ruelle de la vieille ville de Munich, avec deux groupes d’excités qui les avaient attendus à la sortie du concert et qui, après une brève poursuite, les prenaient désormais en tenaille. Piégés !

Rage constata une étrange lueur qui, dans l’obscurité de la ruelle, semblait naître des paumes de Sally ; il n’était pas le seul et Florianne lui posa la main sur l’épaule :

— Non.

— Mais ?…

— La dernière chose dont on ait besoin, c’est d’encore plus de publicité.

— La dernière chose dont on ait besoin, grinça-t-elle, c’est d’un séjour à l’hôpital. Ou à la morgue.

— Je sais, répondit Florianne, mais… OK, garde tes petits talents pour les cas d’urgence, d’accord ?

Sally hocha la tête, pas convaincue. Il est vrai que la situation immédiate ressemblait déjà à un cas d’urgence.
Florianne lança un message mental général :

**Max, Matt et Rage, restez ensemble ; Arel, avec moi ; Kelvin, tu couvres Sally.**

Kelvin émit un mini-gloussement, ce qui amusa brièvement Florianne ; elle ajouta néanmoins :

**Tu sais ce que je veux dire.**

Rage se pencha vers Matt pour lui transmettre le message et il vit Kelvin faire de même avec Sally ; c’étaient les deux non télépathes du groupe.

Un premier groupe de trois attaquants avança pour tâter le terrain, couteaux en main ; les foulards qui dissimulaient partiellement leurs visages étaient décorés de sourires grimaçants.

— Ils envoient les bizuts d’abord, murmura Matt.

Le plus avancé poussa un cri de guerre et fit un pas en avant et encaissa le talon de Florianne en plein menton ; il partit en arrière pour s’effondrer sur ses deux acolytes, lesquels semblaient comme paralysés. Arel se glissa devant Florianne et, attrapant au vol une barre de fer que lui avait lancé Matt, il la mania comme une épée pour frapper le premier au front et le second au plexus solaire.

Rage perçut au fond de son esprit les subtiles manipulations mentales que les deux stellaires avaient appliquées, paralysant brièvement leurs adversaires et amplifiant leurs coups. Il les avait vus s’entraîner ces derniers jours, répétant ce genre de manœuvres, mais c’était la première fois qu’il les voyait utilisées en condition réelle. Il n’eut pas le temps de s’en émerveiller, car cette première action n’était que le coup d’envoi.

Kelvin et Sally décidèrent de charger le deuxième groupe, qui ne s’y attendait pas ; les deux assaillants les plus proches n’eurent pas le temps de réagir avant de se faire sécher. Il y eut comme un mouvement de recul lorsque le duo avança sur eux, Sally faisant danser des flammèches dans sa chevelure et Kelvin prenant son air le plus sauvage possible.

Rage sentit le contact de Max dans son esprit, qui tentait de coordonner la défense : Arel et Florianne d’une part, Kelvin et Sally de l’autre formaient le fer de lance ; Matt, Max et lui étaient en réserve, prêts à intervenir sur l’un ou l’autre front en cas de besoin. Sept contre vingt, le combat se rééquilibrait un peu, mais les attaquants restant semblaient d’une autre trempe. Et eux aussi étaient coordonnés : un coup de sifflet retentit et les combattants avancèrent.

À partir de ce moment, Rage cessa de comprendre la situation : il réagit. De nombreuses fois et jusqu’à longtemps plus tard, au moment de s’endormir, il eut l’occasion de rejouer le fil de l’action. Il avait du mal à distinguer ce qu’il avait vécu lui-même, ce qu’il avait perçu via la connexion mentale et ce qu’il avait purement imaginé.

Par chance, s’ils avaient à faire à des bagarreurs expérimentés, ces derniers n’étaient pas particulièrement doués pour la tactique et avaient une approche qui se résumaient à « on fonce dans le tas ». En comparaison, le lien télépathique qui reliait cinq des sept de leur groupe leur permettait une coordination hors du commun et donnait à certains d’entre eux un surcroît de force de frappe.

Rage vit clairement Florianne virevolter et frapper ses adversaires en des points précis de leur anatomie ; ses coups ne semblaient pas très puissants, mais résultaient en des hurlements de douleur, voire des paralysies locales.

Lui-même se retrouva en face d’un colosse qui menaçait de lui fracasser la crâne avec une batte ; il lui lança une vague de pensées, un kaléidoscope sensoriel inspiré des pochettes d’album les plus psychédéliques de sa connaissance et le gros bras eut un instant de pause, suffisante pour Rage arrive à le foudroyer avec son pistolet à décharge électrique.

L’effort l’avait cependant vidé et, vacillant sur ses jambes, il eut juste le temps de voir Matt lui crier quelque chose avant d’encaisser un train express dans la physionomie.

***

— Hey, Rage, ça va ?

Il ouvrit difficilement les yeux. Le monde bougeait autour de lui. Après un court instant, il conclut que c’était parce qu’ils étaient à bord d’un véhicule roulant à grande vitesse. Il essaya de répondre un « Je crois que ça va » qui se métamorphosa en un « Je croWARGBL !… »

Max avait des réflexes très affutés, ce qui évita à son pantalon d’obtenir des décorations supplémentaires ; il arborait déjà pas mal de taches brunâtres et de déchirures comme ça. Rage se vida dans un vieux sac en papier, puis accepta la bouteille d’eau minérale. Il avait mal partout.

— OK, lança Max, d’une voix un peu cassée qui essayait de couvrir le vrombissement du moteur. Version courte : on est tous à peu près entiers ; les affreux ont dégagé, mais Sally a pris des coups de couteau, Kelvin a une épaule en vrac, Matt a donné un coup de boule dans un casque et je crois qu’on doit arriver à une quinzaine de côtes cassées parmi nous tous. Florianne a promis de réparer ça quand on aura trouvé un endroit calme.

Rage se redressa ; Matt était allongé à côté de lui, sanglé sur une sorte de civière de fortune, un hématome gigantesque sur le front. Du coin de l’œil, il vit Arel en train de conduire, l’air tendu ; il semblait avoir des traces de sang sur le visage et la crinière poisseuse. Florianne et Sally étaient ensemble sur la banquette avant ; la rouquine paraissait encore plus pâle que d’habitude et sa compagne semblait concentrée. Kelvin et Max donnaient l’impression de s’être battus contre une moissonneuse-batteuse et, à la réflexion, Rage avait aussi ce sentiment.

Il hocha la tête et cet effort, combiné à la descente de stress, fut suffisant pour le faire retomber dans l’inconscience.

Am Blauwald, Alpes bavaroises, 10 juin 2015

Rage se retourna sur le lit de camp ; un soleil massif filtrait de derrière les volets. Il regarda machinalement son téléphone : plus de trois heures de l’après-midi.

— Bordel !

Il se leva brusquement, ce qui s’avéra une très mauvaise idée : il avait l’impression d’être devenu le musée vivant de l’hématome et de la courbature. Il retomba sur le vieux matelas en mousse et respira lentement, tentant d’imposer à son organisme un semblant d’état opérationnel.

Le dortoir dégageait une odeur de bois – de résineux, même – avec une faible pointe de moisi et quelques relents de feu de cheminée. Mis à part des ronflements chaotiques que Rage attribua machinalement à Matt, le lieu était calme. Il tenta un repérage mental et perçut plusieurs présences familières dans les environs immédiats. Et d’autres, aussi.

Il lui fallut de longues minutes pour retrouver des chaussures, un semblant d’horizontalité et un sens de l’équilibre suffisant pour sortir de la pièce. L’endroit avait tout du chalet pour colonie de vacances, avec son mobilier en sapin, ses équipements pour cinquante personnes – avec leurs feuilles d’inventaire en allemand – et quelques posters promotionnels qui devaient dater de l’époque où il existait encore une Allemagne de l’Est.

Rage arriva sur la terrasse. Assis sur des chaises de jardin, sous un grand parasol, les quatre membres du groupe, plus Max, affichaient des mines fatiguées et des bandages. Lui-même constata qu’il arborait également quelques pansements impressionnants, avant de s’apercevoir qu’il n’avait pas de pantalon ; comme il n’était pas le seul dans ce cas, il essaya de ne pas s’en formaliser outre-mesure.

À vrai dire, les seules personnes habillées à peu près correctement étaient les deux policiers qui discutaient en allemand avec Arel ; ils étaient également les seuls à ne pas arborer de bandages et de pansements.

Arel et Kelvin l’embarquèrent pour une séance administrative à laquelle il ne comprit pas grand-chose, sinon qu’il montra aux policiers son passeport britannique et répondit à quelques vagues questions concernant les événements de la soirée. Un téléphone portable, posé sur la table en mode haut-parleur, diffusait d’autres questions, également en allemand ou, plus rarement, dans un anglais avec un fort accent.

Les policiers finirent par prendre congé et repartirent sur le chemin de gravier à bord de leur 4×4 rustique. Rage constata au passage que, sur un terre-plein non loin, une pile de palettes achevait de se consumer.

— Bon, finit-il par dire, encore dans un état second et avec une voix de déterré, quelqu’un peut m’expliquer ?

Unborn-Oracle.net, 10 juin 2015

OK les amis. Ici Kelvin.

Comme on est un peu loin de tout, je ne sais pas si le boxon d’hier soir a eu les honneurs de la presse ou non, mais une nouvelle bande de fâcheux nous sont tombés dessus hier soir, juste après le concert au Kätzli. On s’en sort avec pas mal de bleus et de bosses, mais rien de sérieux, heureusement.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’on va devoir repousser le concert prévu demain à l’AKZ. La bonne nouvelle, c’est qu’on le repousse, on ne l’annule pas. On ne va pas laisser ces crétins nous pourrir la vie et, par la même occasion, vous pourrir la soirée.

Nous serons donc là le 12, sans faute ; les billets achetés pour ce soir seront valables pour cette soirée. Merci à l’équipe de l’AKZ pour leur flexibilité et merci à vous pour votre fidélité !

***

Rage regarda le message sur le site et sur les divers réseaux sociaux.

— Chapeau ! Je n’aurais pas fait mieux.

— Merci, répondit Kelvin, visiblement content de lui.

— Z’êtes sûrs que vous avez besoin de moi ? Vous vous débrouillez très bien tous seuls…

Kelvin rigola :

— Oh, non ! Je te laisse gérer les commentaires hystériques.

Il fit une pause et il le regarda – toujours avec ce regard animal, à peine atténué par les marques et les cicatrices :

— Pourquoi, tu voudrais nous quitter ?

Rage considéra la question. La perspective de se retrouver face à la horde des crânes rasés ne l’enthousiasmait pas vraiment, mais Unborn Oracle, la tournée, les concerts… Il releva la tête et décida de soutenir son regard.

— Non.

Kelvin sourit et hocha la tête. « Cool. »

Sally, qui était debout près de la porte, lui lança un sourire et un regard reconnaissant. Une fois les policiers partis, elle avait retiré la plupart de ses vêtements et ne portait plus qu’un short et un boléro minimaliste. Il la regarda sortir et se demanda s’il avait rêvé quand Max avait mentionné des coups de couteau ; il aurait été bien en peine de dire où.

Munich, Alternativ Kultur Zentrum, 12 juin 2015

Quatre musiciens assis.

Au centre, la batterie ; puis la guitare et la basse encadrant les claviers.

Un mode volontairement acoustique, prétendument pour reposer les corps. La veille, le groupe avait organisé un de ses « concerts-ninja » sur une place non loin de là ; les fans n’avaient été prévenus qu’une heure à l’avance, mais avec le bouche à oreille, c’était plus de deux cents personnes qui les entouraient. Pour les écouter comme pour les protéger.

La salle de l’AKZ, qui pouvait accueillir près de cinq cents personnes, était bondée. Unborn Oracle jouait au centre, au milieu du public. Si la musique présentait des aspects moins électriques, l’intensité était palpable. La voix de Sally, naturellement rauque, avait gagné une pointe de colère authentique ; Kelvin jouait son rôle de contrepoint avec un timbre qui lui avait valu, deux décennies plus tôt, le pseudonyme de « L’Invocateur » et même Arel, en général absorbé par sa guitare, glissait quelques paroles sur un ton mélancolique.

Le groupe cessa même complètement de jouer et, accompagné de la seule batterie – qui avait délaissé son registre en force pour une rythmique minimaliste – livra une version a capella de « Overwatch » dans un silence de cathédrale.

Le lendemain, la vidéo du concert fit le tour des réseaux avant le lever du soleil.

Baltimore, USA, 14 juin 2015

— Approchez, Charles.

— Docteur.

Charles Yan n’en menait pas large. Si, en théorie, son travail officiel de chargé de la sécurité auprès de Thorne & Associates, la façade légale de Watcher Trust, avait des airs de sinécure – qui aurait voulu s’attaquer à un fort discret gestionnaire de fortune ? – son travail moins officiel, sous les ordres directs du docteur Joshua Thorne, était plus éprouvant.

Lui-même était arrivé à ce poste après avoir collé une balle dans la tête de son prédécesseur et alors supérieur et enterré ses restes démembrés dans une carrière abandonnée des Appalaches, avec quelques kilos de chaux vive en guise d’accompagnement. Il ne doutait pas qu’en cas de succession imprévue, il subirait un sort sinon identique, du moins similaire dans sa finalité.
Il savait néanmoins donner le change et garda une apparence impassible.

— Je viens de lire votre rapport sur les dernières activités de Charlemagne.

Le docteur Thorne aimait bien les pauses dramatiques. Il redressa sa carrure d’ancien militaire, quelque peu voûtée par les ans, mais néanmoins bien conservée et flattée par un costume à la coupe impeccable et un fauteuil directorial qui donnait l’impression d’être adapté au lancement d’une frappe nucléaire.

Charles Yan attendit. Par expérience, il préférait ne répondre qu’à des questions directes. Il n’eut pas à patienter très longtemps :

— Toute cette affaire m’apparaît clairement comme un fiasco de fort belle facture. Loin de discréditer nos cibles, les opérations menées contre elles n’ont contribué qu’à renforcer leur aura. C’était des minables, ils sont en train de devenir des héros. La seule chose dont nous puissions nous réjouir, c’est que ce « Ikarus » n’ait pas réussi à remonter jusqu’à nous.

Yan, qui s’était contenté jusque-là de hocher la tête, toussota. Thorne lui renvoya un regard interrogatif et agacé.

— À vrai dire, nous n’en savons rien. Mazda estime qu’il est du domaine du possible qu’Ikarus ait pu récupérer des données, mais n’ait pas eu le temps de les analyser. Et il semble également que Ikarus soit une femme.

Thorne grogna et s’enfonça dans son fauteuil.

— Charles, votre avis ?

Il respira profondément. Il s’était bien évidemment préparé à cette question, mais la réponse n’était pas simple.

— Il va nous falloir réévaluer complètement notre stratégie vis-à-vis de ce groupe. Charlemagne est un opérateur de la vieille garde ; j’ai peur que ses méthodes ne soit plus adaptées à cette époque, monsieur.

— Il n’est donc pas arrivé à apprendre de ses erreurs, grinça Thorne.

— Pardon ?

— Non, rien. Vous conseillez donc un replacement. Définitif ?

— Je sais que Charlemagne et vous avez un… passé commun, docteur. Je vous en laisse juge.

Thorne haussa les épaules ; Charlemagne était en quelque sorte un ancien collègue, qui travaillait à l’époque pour un autre gouvernement, allié. Ça ne faisait pas vraiment de lui quelqu’un de la famille.

— Et comme remplacement ?

— Raspoutine me paraît le plus indiqué.

Nice-Matin, 17 juin 2015

Découverte macabre à l’Hôtel Riviera, ce matin : le personnel de l’hôtel a retrouvé le corps du baron de B. dans la Grande Suite. Ancien diplomate, expert du Sud-Est asiatique, il avait travaillé également pour le privé jusqu’à sa retraite officielle, il y a deux ans de cela.

D’après les premières constatations, le baron, qui se préparait à fêter ses 70 ans cette année, aurait succombé à la suite d’une insuffisance cardiaque.
La police enquête sur la possible présence d’une personne tierce sur les lieux, mais se refuse pour le moment à toute conjecture.

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