Unborn-Oracle.net, 5 mai 2015

Il y a ce pub, dans le nord de Londres. Le barman est un grand fan. Quand il voit l’annonce sur Twitter, il nous contacte directement. Deux jours plus tard, on débarque et on joue le soir-même devant une centaine de poivrots. Le lendemain, il nous recontacte : tous les habitués se plaignent d’avoir été prévenus trop tard. Deux jours plus tard, retour. La salle est bondée, une heure et demie de concert – plus Arel qui fait l’after à lui tout seul sur le piano.

(Note pour plus tard : d’après Sally, il ne faut jamais laisser Arel seul avec un piano. Le seul moyen de l’arrêter, c’est de l’assommer ou de casser le piano. Il paraît que c’est pour cela qu’elle et lui sont tricards dans plusieurs clubs SM.)

Il y a cette kyrielle de salles, entre Manchester et Liverpool, où nous jouons devant trente ou quarante pèlerins. Certains sont très enthousiastes, d’autres plus curieux qu’autre chose. Un imbécile lance une bouteille sur scène, manque de toucher Florianne ; Matt le sort de la salle, il passe la porte sans toucher le sol. Le lendemain, il revient avec des potes, mais Matt a fait pareil et son punk-fu est plus fort que leur drunk-fu.

Il y a ce bout de tournée avec Mountain Ghost, un groupe de Newcastle, que nous accompagnons pendant quatre concerts dans son fief. Difficile de dire qui fait la première partie de qui et, pour tout dire, on s’en fout. Au niveau intensité, ils assurent et leur histoire de spectre dans les montagnes a beau être instrumentale, elle est très parlante. Jetez une oreille sur leur psychédélique vintage, c’est du massif !

Il y a ce mariage en mai, près de Southampton. Un vieux couple de métaleux qui décide d’enfin sauter le pas, qui s’offre un concert en plein air de leur artiste préférée et qui invite toute la région : quatre cents personnes assistent au concert ; certains sont même sobres. Mais quelques-uns ont un peu eu l’air bizarre quand le couple s’est avéré être deux hommes.

Il y a cette date dans un autre festival, sur l’Île de Man, où Unborn Oracle est le seul groupe de métal de l’événement au milieu des formations folk et prog. En rappel, Florianne et Sally livrent leur réinterprétation du mythique medley « In The Cage / Slippermen / Cinema Show ». Le soir, on loge dans un charmant cottage occupé par trois générations de hippies. À force d’histoires et de chansons, le soleil se lève et on s’aperçoit qu’on n’a pas dormi.

Il y a les applaudissements et les huées.

Il y a ceux qui nous ignorent et ceux qui chantent avec nous.

Il y a tous ceux que l’on touche. Et ce n’est pas fini.

Manchester, 30 avril 2015

— Tu vois le zigue avec une veste de costard noire et un t-shirt improbable ?

— Le barbu ?

— Ouais. C’est un flic.

Rage jeta un œil soupçonneux à Matt, qui sifflait sa troisième pinte de la soirée au comptoir. Le pub avait accueilli une petite centaine de personnes pour le concert, ce qui pour l’endroit était moyen, sans plus. Comme on était en semaine, la plupart étaient déjà rentrés dans leurs pénates et seuls une trentaine d’habitués et de fans occupaient encore les lieux, attendant le last call, la dernière commande du soir.

— Admettons. Et alors ? Il a pas l’air en service et il doit bien y avoir des fans de métal chez les flics, non ?

— Et même des punks. Mais là, c’est autre chose. Primo, sa bière est sans alcool ; j’ai vérifié. Secundo, il était déjà là hier et avant-hier. Et il prend plus de photos du public que des musicos. Pourtant, tu admettras qu’entre le corsage antigravité de Sally et les tenues moulantes de Florianne – sans parler des mecs, qui sont pas mal non plus, mais c’est moins mon truc – il y a du paysage !

Rage haussa les épaules, ce qui déclencha un soupir exaspéré de son vis-à-vis. Matt n’arrivait pas à comprendre qu’il ne puisse pas être intéressé par le sexe le moins du monde.

— Bref, j’ai vérifié : c’est pas un local. D’ailleurs, il ne se comporte pas comme un flic de base. Je parierais plus pour le MI5.

Comme un peu tous les geeks, Rage avait développé depuis quelques années un a priori extrêmement défavorable envers tout ce qui ressemblait à de l’espionnage. En tant que non-blanc de peau, il avait aussi eu maintes fois maille à partir avec l’amalgame « basané = musulman = terroriste ». Le fait que, techniquement, il soit musulman (et aussi hindouiste, voire un peu chrétien sur les bords), n’arrangeait pas les choses.

Répondant au message de Matt, Kelvin louvoya dans la foule comme un lion dans la savane et arriva nonchalamment, un reste d’IPA à la main.

— Problème ?

— Peut-être. Le barbu en costard à tes trois heures, répondit Matt sans broncher.

Il résuma de nouveau ce qu’il avait dit à Rage ; Kelvin acquiesça.

— Il n’est probablement pas tout seul, il doit avoir un binôme pas loin, peut-être une équipe de soutien technique.

— Je suis le seul à être vaguement inquiet par cette situation ? demanda Rage.

— Ce n’est pas la première fois que les flics surveillent des concerts où je suis.

— Tu as déjà connu ça ?

— Un peu. Je n’étais pas très populaire auprès des forces de l’ordre dans les années soixante. Je n’avais pas le même nom, non plus.

— Ooookay.

Rage avait souvent tendance à s’agacer quand l’un ou l’autre des stellaires faisaient allusion à des trucs qu’ils avaient vécus il y a très longtemps ; Kelvin, qui affirmait avoir plus d’un siècle d’expérience de la Terre et des Terriens, était le pire du lot. À chaque fois, le jeune homme avait l’impression de se prendre ses vingt-deux ans dans les dents.

— Bon, j’imagine que tu as pris sa photo ? (Matt acquiesça) Tu me l’envoies dès que tu peux et je fais suivre. On verra bien ce que ça va donner, mais dans l’intervalle, je ne me ferais pas trop de souci.

— Surtout que dans trois jours, on part pour le Continent.
Kelvin leva son verre en souriant et tous trois trinquèrent, comme des conspirateurs.

Baltimore, USA, 1ᵉʳ mai 2015

Trois personnes se tenaient autour de la grande table en chêne massif – trois personnes physiques. Ces temps-ci, c’était la norme pour les conseils d’administration ordinaires : la plupart des actionnaires de Watcher Trust avaient des agendas de ministres – certains étaient d’ailleurs ministres – et utilisaient la téléprésence pour s’éviter de fastidieux voyages.

Le docteur Thorne, président du conseil, réprima difficilement un soupir. Il était un homme d’une autre époque, qui pensait que certains sujets nécessitaient quelque chose de plus franc qu’un écran, même haute résolution. Surtout que le conseil n’était pas exactement ordinaire et ne concernait pas exactement Watcher Trust.
Il entama néanmoins la séance par les politesses d’usage :

— Chers confrères, merci d’avoir pu dégager un peu de votre temps pour discuter d’un sujet important. Comme vous l’avez constaté par les rapports du Réseau Mazda, nos… adversaires ont décidé de passer à l’offensive.

Une LED s’alluma au-dessus d’un des écrans. « Suleyman » prit la parole :

— Monsieur le président, j’ai bien lu le rapport et si je suis d’accord avec les conclusions de Mazda, j’ai un peu de mal à considérer un groupe de musique confidentiel, avec à sa tête une ancienne gloire un peu défraîchie comme une « offensive ». La seule chose offensive, là-dedans, c’est son accoutrement…

Le bon mot déclencha un concert de gloussements amusés ; Joshua Thorne lui-même s’autorisa un sourire. Principalement parce qu’il songeait que cette téléprésence honnie avait en fait un avantage : elle l’empêchait d’étrangler cet imbécile de ses propres mains, ce qui n’est pas un comportement digne d’une personne de qualité.

— Vous avez raison, mon cher. D’une certaine manière, tout au moins. (Il constata avec amusement la disparition du sourire sur l’avatar de Suleyman.) Cet événement est à voir à la lumière d’autres incidents qui, mis bout à bout, pointent tous vers une seule direction : les peuples stellaires ont commencé les premières manœuvres de leur plan d’invasion.

« Tokugawa » pris la parole ; la voix était masculine, mais Thorne était à peu près certain que c’était la fille aînée du patriarche qui avait repris le flambeau.

— Nous savons depuis longtemps que nos adversaires savent être patients et que leurs plans sont à long, voire très long terme. Pour quelle raison ont-ils mis leur plan en marche maintenant ?

— Mazda est encore en train d’affiner son analyse sur le sujet, répondit « Loyola », une des trois personnes physiquement présentes dans la salle. L’homme avait la cinquantaine, un type africain assez marqué et une barbe bien taillée ; Thorne avait fini par surmonter sa répulsion pour les Noirs et lui trouvait une certaine dignité, en plus de ses compétences professionnelles à la tête du Réseau Mazda. Il reprit :

— Une théorie actuellement étudiée est qu’ils craignent que s’ils attendent trop longtemps, nous risquons de détruire la planète.

— En conclusion, reprit Thorne, nous aurions presque intérêt à précipiter les changements climatiques, voire provoquer un conflit mondial, pour les désintéresser de notre monde.

La phrase fit rire bon nombre des invités, sauf le septuagénaire positionné en bout de table. Mais « Charlemagne » ne riait jamais ; il était de la vieille école, du genre à ignorer les technologies numériques et à se rendre en personne aux convocations de celui qui avait été son vieux complice ès barbouzeries en Asie du Sud-Est. Il attendit posément que l’hilarité se calme pour annoncer :

— Avant d’employer des armes nucléaires tactiques, nous avons une gamme d’actions possibles. Je vous ai fait parvenir un plan détaillé pour réduire au silence cette initiative – définitivement, si besoin est.

— Il est dommage que l’opération finlandaise ait été un échec, grinça Thorne. Maintenant, ils se méfient.
Charlemagne sourit, mais le rictus n’avait rien d’amusé ni d’amical :

— Nous les avons sous-estimés. Cela arrive. L’essentiel est d’apprendre de nos erreurs.

Joshua Thorne se demanda si Charlemagne, malgré ses compétences et au-delà de la forme particulière d’amitié qui les liait, n’en était pas une, d’erreur.

St. Just, Cornouailles, Grande-Bretagne, 1ᵉʳ mai 2015

— En fait, ça ne se passe pas si mal.

Rage jeta un regard sur les cinq personnes assises dans le salon, qui toutes le regardaient avec expectative. Personne ne lui fit une remarque sur un capitaine de vaisseau spatial assis, nu, sur un rocher ; il se sentait un peu comme ça, la partie « capitaine » en moins. Il avait pris la suite de Matt, qui avait livré son rapport sur le matériel – en résumé, ça fonctionne bien, sauf quand ça plante, mais ça ne plante pas très souvent et par contre, les guitares sont un peu trop fragiles.

Il haussa les épaules, plus pour lui-même que pour son auditoire, puis reprit :

— Sans trop de surprise, nos concerts n’attirent pas la grande foule ; on tourne autour d’une moyenne de 100 à 150 personnes par soir. Par contre, j’ai noté un truc rigolo : si on a la mention de « Salamander » sur l’affiche, on a en général un peu plus de monde.

Sally grogna, ce qui fit rire tout le monde.

— Plus sérieusement : le merch’ ne se vend pas très bien, à part l’album.

— Les ventes en ligne, tu veux dire ?

— En ligne, on est à « prix libre », mais on arrive quand même à une moyenne de deux ou trois livres par téléchargement, ce qui est pas mal du tout. Non, je voulais parler du CD : on en vend bien une vingtaine par concert, en moyenne. On écoule aussi une douzaine de t-shirts, mais pour le reste, c’est très anecdotique.

— Ce qui est un peu emmerdant, vu que c’est quand même une grosse part du matos qu’on trimballe, grogna Matt. Faudra trouver une solution pour la tournée européenne, parce que sinon, on va pas y arriver.

— Sinon, l’accueil critique est plutôt bon. L’album tourne autour de quatre sur cinq dans la plupart des chroniques et les concerts ont eu pas mal d’échos. La décision d’autoriser librement les enregistrements fait qu’on a énormément de productions de fans en ligne : photos, vidéos, etc.

— Des fanfics ? demanda Arel, l’œil grivois.

— Je peux vérifier, si tu veux.

— Nan, je déconne. Et puis, je peux le faire moi-même…

— Fais-toi plaisir ! Par contre, il y a un truc qui me chiffonne : j’ai vu passer quelques messages un peu inquiétants en provenance de, disons, les franges les moins fréquentables d’Internet.

— Des skins ?

— Ouais, mais pas que, embraya Matt. Il semble que la fachosphère européenne soit en train de se mobiliser pour venir mettre le souk dans les concerts parce que pédés-gauchistes-toussa et, franchement, je n’aime pas ça.

À voir les mines soucieuses, il apparut évident à Rage qu’à peu près personne n’aimait l’idée. Même Matt – qui pourtant n’avait jamais hésité, de par le passé, à faire le coup de poing contre les crânes rasés. L’âge, peut-être ? pensa-t-il. Lui et Matt n’arrêtaient pas de se vanner sur le thème gamin/vieux con.

Kelvin fut le premier à reprendre la parole :

— C’est sérieux comment ?

— Difficile à dire avec ces tarés. En général, c’est « que de la gueule », mais avec tous les événements de cette année, c’est un peu la fête des fous et il suffirait qu’il y en ait un ou deux plus illuminés que d’autres pour que ça vire au carnage. La vraie question, c’est de savoir si c’est spontané ou pas. Franchement, si on nous compare avec d’autres groupes, on ne devrait même pas être sur leurs radars. Là, ça ne fait pas un mois qu’on existe et on est déjà un sujet de conversation majeur chez les fafs.
Florianne, Arel et Kelvin échangèrent des regards ; Rage sentit qu’ils échangeaient un peu plus que cela et Florianne finit par dire :

— Au début de l’année, il y a eu une attaque contre un groupe de nos congénères…

— Un peu plus qu’un groupe, commenta Arel.

— Oui ; sans aller jusqu’à dire que ce sont les dirigeants de la présence stellaire sur Terre, ce n’est pas très loin de la vérité. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, mais c’est rare que ce soit à une telle échelle.

— Bref, il serait bon de faire chauffer les réseaux – les officiels et les autres, conclut Kelvin. Par contre, Matt, je connais l’enthousiasme de tes contacts, alors essaye de faire passer le message qu’on a plus besoin d’infos que de force de frappe.

Matt marmonna quelque chose de peu compromettant et Rage en profita pour demander :

— On en parle en public, genre « on a reçu des menaces, donc gardez l’œil ouvert » ?

Kelvin fronça le nez.

— Honnêtement, je ne sais pas. Fais au mieux, c’est toi l’expert, mais mon instinct me dit de ne pas faire de vagues avant qu’on ait une vraie bonne raison de le faire.

***

Au petit matin, Florianne retrouva Rage dans la cuisine, devant un écran et une tasse de café.

— Déjà réveillé ?

— Hmph.

Elle vient d’asseoir devant lui et le regarda longuement ; Rage sentit qu’elle le sondait superficiellement, comme quand elle essayait de capter son état d’esprit. Elle parut soucieuse.

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas eu une vraie nuit de sommeil ?

— Chais pas. Un mois, à première vue, répondit Rage en essayant d’avoir l’air le plus normal possible. Avec une arcaniste du niveau de Florianne en face, l’exercice était futile.

Elle ferma l’écran de l’ordinateur portable et elle le regarda intensément. Même si, depuis le temps, il avait l’habitude de sa réelle apparence – les stellaires n’activaient plus leur Masque holographique que très occasionnellement – Rage avait du mal à soutenir son regard. Au moins, elle était habillée – un simple short et un maillot de sport en fibres synthétiques, mais par rapport à ses habitudes domestiques, c’était beaucoup.

— Quoi ? Ouais, je suis crevé. C’est fatiguant, les tournées, surtout quand on doit partager sa chambre soit avec un quatuor d’obsédés sexuels ou avec un générateur diesel humain. Et au prix où est la coke…

— Rajiv…

— Ouais, je sais.

Quand Florianne utilisait son prénom officiel, il valait mieux se taire. Mais, au lieu d’un sermon, Florianne lui prit la main.

— Viens. Dehors, ajouta-t-elle pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité.

Une fois dehors, sur la pelouse de la villa, Rage se demanda un instant s’il n’y avait pas justement une ambigüité. Il y avait là Arel, vêtu d’un seul caleçon, ses longs cheveux noirs attachés en un catogan lâche. Le jeune stellaire – moins de deux cents ans, autant dire un post-ado – semblait jouer de son anatomie longiligne dans la fraîcheur de l’aube anglaise. Il était en train de se livrer à une série d’exercices lents dans lesquels Rage reconnut ce que Florianne avait vendu à ses parents et professeurs comme du « yoga », mais qui s’apparentait plus à une forme de tai-chi et de méditation et que les peuples stellaires appelaient suilekor.

**C’est un spectacle dont je ne me lasse pas**. Le message mental de Florianne était lourd de sous-entendus grivois.

**Je suppose.**

**Désolée, je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.**

Ce qui mettait surtout Rage mal à l’aise, c’est le fait qu’il se sentait en porte-à-faux. Son désintérêt pour le sexe, au milieu de cinq compagnons très portés sur la chose, lui donnait parfois l’impression d’être exclus. Il haussa les épaules, comme s’il retrouvait ses réflexes d’ado mal dans sa peau. Florianne poursuivit, tentant de dissiper le malaise :

**Ce que je veux dire, c’est que si tu ne dors pas, ou mal, tu devrais prendre du temps pour tes exercices. D’une part, ça pourrait t’aider à dormir mieux et, d’autre part, ça te permettra de compenser certains des effets du manque de sommeil.**

Florianne s’avança sur la pelouse et se positionna à côté d’Arel, se glissant dans sa routine de mouvements avec aisance. Rage hésita, le temps d’une respiration, puis il retira ses baskets et alla les rejoindre.

17