The Marquee, Londres, 6 avril 2015

Le public avait accueilli le premier morceau, un instrumental puissant et syncopé, avec un mélange d’enthousiasme et de surprise. Il y avait là ceux qui attendaient la renaissance de Salamander, le mythique groupe des années 1980, et ceux qui avaient téléchargé les cinq titres du EP, mis en ligne gratuitement par le groupe il y a quelques jours.

Sally n’avait pas l’intention de les laisser respirer – à vrai dire, elle n’avait pas l’intention de se laisser respirer non plus. Plus de vingt ans sans remonter sur scène, à part quelques rares apparitions en invitée, et la voilà qui faisait de nouveau face à ses propres pulsions. Qu’elle le veuille ou non, elle redevenait Salamander, la reine des Enfers – guêpière minimaliste soulignant une poitrine plus qu’avantageuse, jean’s artistiquement déchiré, chevelure flamboyante en ordre de bataille – et son estomac n’était pas d’accord. Elle empoigna le micro et lança :

— Nous sommes Unborn Oracle, l’oracle mort-né d’un avenir impossible. Ceci est « We Can ».

Elle replongea vers son clavier comme en apnée et plaqua les accords de l’intro sur la base mélodique qu’Arel prolongeait du morceau précédent. Avec une synchronisation totale, Kelvin et Florianne attaquèrent la rythmique. Le déferlement musical repris de plus belle.

Depuis la console, Rage essayait de regarder ce premier concert avec détachement. Il bouillait intérieurement. Il aurait voulu être au premier rang, contre la balustrade, bras tendus. Au lieu de cela, il surveillait les enregistrements tout en gardant un œil sur la salle.

Ça se passait moins mal qu’il l’avait craint ; déjà, au lieu d’un jeu de scène façon shock-rock éculé, le quatuor jouait la carte de la sobriété. Les trois stellaires avaient tiré ou attaché leurs cheveux en arrière, découvrant leurs yeux et leurs oreilles, et les caractéristiques non humaines n’apparaissaient qu’à ceux qui voulaient bien les voir. Le but du jeu était de détourner le moins possible l’attention de la musique et, même si Sally avait ressorti sa panoplie de succube, elle paraissait loin des excès quasi-pornographiques de ses débuts.

Il ferma les yeux et tenta d’ignorer son oreillette et les grognements de Matt, qui se débattait avec la technique. Florianne n’avait pas menti : la tension était présente, comme une ligne de fond qui, très loin dans la nuit des temps, se branchait sur une immense génératrice.

Ce n’était pas la première fois que Rage entrait en connexion avec ce que son mentor avait appelé « l’Arbre-monde », mais c’était la première fois qu’il avait l’impression de pouvoir le toucher.

***

Les cinq compositions s’enchaînèrent sans temps mort : même si Sally apostrophait brièvement la foule, la musique ne s’arrêtait jamais. L’un des quatre instruments assurait la continuité.

Les incantations rageuses de Sally – qui avait douloureusement reprit ses exercices de chant les derniers mois – formaient le cœur des parties vocales, mais elle avait trouvé en Kelvin, avec sa voix de baryton, un contrepoint efficace. Florianne et Kelvin assurait une rythmique synchronisée comme une horloge, même dans des décalages et Arel, comme à son habitude, survolait l’ensemble avec une guitare qui se liait de façon quasi-organique aux autres instruments.

Le concert passa comme un ouragan : même avec des compositions de plus de six minutes, la prestation d’Unborn Oracle dura un peu moins de trois quarts d’heure. Le club était loin d’être plein au début et, entre les arrivées des retardataires et les départs des anciens fans déçus, la fréquentation totale tournait autour des 250 personnes quand le groupe remonta sur scène pour un unique rappel, une reprise modernisée de Last Day of Winter, le final du Keys to the Apocalypse de Salamander.

Pour les quatre musiciens, au moment de saluer et de prendre congé sous les applaudissements et les « cornes » tendues, le pari était gagné : même si ce n’était pas la foule des grands soirs, Unborn Oracle était lancé.

« Salamander Reborn : Unborn Oracle », Wall of Metal, 8 avril 2015

Le retour sur scène de Sally Wilde, vingt-cinq après son dernier album, a surpris plus d’un fan – et plus d’un chroniqueur, votre serviteur inclus. Ce d’autant plus que loin de ses frasques des années 1980, la flamboyante chanteuse éponyme de Salamander revient dans un genre différent, un métal progressif moderne, engagé, sombre et tendu. La campagne sur les réseaux sociaux qui a précédé la sortie de l’EP Songs from a Dead Future (téléchargeable à prix libre), si elle a été intensive, n’avait que peu de points communs avec le déchaînement médiatique qui avait accompagné Queen of Hell, en 1991.

Absente des scènes depuis 1992, Sally Wilde n’avait cependant pas disparu pour autant de la scène métal. Elle s’était lancée dans le domaine de la production et avait signé quelques collaborations avec des grands noms du rock progressif ou du métal symphonique. Si l’on excepte de rares apparitions – dont un duo somptueux avec Wishmaster sur la scène de Wacken – elle restait loin des projecteurs.

Jusqu’à ce concert au Marquee, où nous l’avons rencontrée avec son nouveau groupe.

Alors, la Salamandre est donc ressuscitée des flammes ?

(se tournant vers Kelvin) Tu me dois dix billets. (rires) On peut dire ça, d’une certaine manière. Mais Unborn Oracle n’est pas Salamander.

Clairement. Votre musique est un changement radical. Vos fans ont été surpris.

Oui, bien sûr. Je ne me voyais pas revenir, vingt-cinq ans plus tard, et reprendre comme si rien ne s’était passé. Alors oui, les fans ont dû être surpris, mais j’ose espérer qu’ils ont écouté autre chose depuis Queen of Hell.

Vous avez changé.

Le monde a changé, j’ai juste changé avec lui. Quelque part, je suis toujours Salamander, ancienne reine des Enfers, venue sur Terre pour reconquérir mon royaume, mais aujourd’hui, les frontières entre les deux mondes ne sont pas aussi distinctes.

Queen of Hell parlait d’une démone exilée, qui découvrait que l’Enfer était sur Terre. Est-ce une continuité ?

D’une certaine façon, oui. Ce n’est pas encore l’Enfer, mais ça pourrait le devenir.

Et donc, vous reprenez ce rôle…

Qui vous dit que c’est un rôle ? (rires)

… et vous êtes accompagnée de trois extra-terrestres. Ce n’est pas un peu un clin d’œil aux mises en scène kitsch de Salamander ?

Une mise en scène a toujours pour but de révéler ce qui est caché. Avec Dairil, Kelwingë et Lindas, j’ai pu voir les frontières, là où l’Enfer commence à pénétrer le monde. J’ai vu le futur être réécrit une première fois, je sais que nous pouvons changer le monde une fois encore. Nous pouvons – « We Can ».

***

— Quand j’ai lancé Salamander, il y a près de trente ans, je n’étais animée que par une chose : la colère. J’étais une gamine qui rageait contre la société, contre le néolibéralisme triomphant, contre la polarisation du monde, contre le sexisme ambiant, contre… contre toute cette putain de planète, cette putain d’humanité qui ne peut pas foutre la paix à ce qui n’est pas dans la norme. Je n’étais pas dans la norme.

» Alors ouais, ce que j’ai fait à l’époque, à mes débuts avec « Wanna Play ? », c’était du porno-metal. Je me désapais sur scène, je balançais des gros mots, de la grosse provoc’ bien grasse et je cassais la gueule aux fans trop collants. C’était fun. Je prétendais avoir dix-neuf ans, mais j’en avais seize et déjà une réputation sur la scène SM de Londres. La musique, c’est venu après. Par accident ou presque.

» Je regrette rien, note. C’était exactement ce que je voulais faire. Et puis… je ne sais pas, c’est retombé. J’ai rencontré Arel, je suis devenue mère, j’étais riche. Je n’avais plus de raisons d’être en colère, je crois. Jusqu’à récemment.

» Jusqu’à ce que je m’aperçoive que rien n’avait vraiment changé en trente ans : les friqués sont toujours les rois du monde. De plus en plus, même. Y’a plus de communistes, mais on fait chier les musulmans à cause de trois petzouilles excités. Le machisme est toujours présent. Les putains de normes sont toujours là, plus que jamais.

Alors ouais, j’ai de nouveau la rage. »

Rage arrêta la vidéo, comme si c’était son nom que Sally avait craché. Cette partie de l’interview avait été coupée au montage, mais elle le prenait aux tripes. En trente secondes, il avait l’impression d’avoir plus appris sur celle qu’il côtoyait depuis maintenant plus de trois mois.

Il tapota sur son téléphone. Presque instantanément, la réponse arriva : « Vas-y. »

Visiblement, il n’était pas le seul à ne pas arriver à dormir.
Il changea d’onglet et confirma la publication de la vidéo.

Gare de Lyon, Paris, 8 avril 2015

Attablé au fameux « Train Bleu », Edan Gilsendë – Ethan Gilsaint, d’après sa toute fraîche identité locale, en provenance d’une improbable micro-nation autrefois affiliée à un empire défunt – arborait un air perplexe. Pour tout dire, même après trois mois d’acclimatation, il avait encore un peu de mal à jouer les Terriens. Au moins, personne ne lui avait de nouveau tiré dessus, ce qui était un point positif.

Il contemplait sa tablette avec un mélange de pitié et de respect. Certes, au niveau miniaturisation, les Terriens étaient nulle part et cette ardoise d’un demi-kilo avait une portabilité inexistante pour qui était habitué à des communicateurs miniaturisés dans un bijou et aux écrans holographiques. Pourtant, elle affichait une puissance insolente – au prix d’une autonomie risible. Heureusement, Maën l’avait assuré que le train rapide qui devait l’amener à Genève aurait des connexions de recharge. Si elles n’étaient pas en panne.

Edan soupira. Le concept de « en panne » était considéré comme une anomalie majeure sur son monde ; ici, ça tenait presque de la coutume locale.

Le serveur daigna enfin lui apporter son « express ». Le terme était peu approprié à la durée d’attente, mais il eut droit à un mot d’excuse. Le personnel des établissements publics parisiens semblait entretenir avec soin une réputation de mauvaise humeur et d’agressivité envers leurs clients, mais Edan y avait surtout vu beaucoup de théâtralité. Il s’apprêtait à savourer le riche breuvage – un peu fade, mais pas désagréable – lorsque le gestionnaire de flux d’informations attira son attention par une mention du nom – local – de sa nièce et de ses acolytes.

Allons bon, se demanda-t-il, qu’ont-ils encore inventé ?

Il faillit recracher son café.

***

— PAR TOUS LES MARAIS PUTRIDES DE DOLGAYAN, VOUS ÊTES TOUS CINGLÉS DANS TON CLAN DE DÉGÉNÉRÉS ?…

L’explosion eut bien évidemment lieu en plein dans le grand hall, récemment rénové, de la Gare Cornavin de Genève, à une heure de grande affluence. Et en eyldarin : Edan était visiblement bien trop énervé pour conjurer ses maigres connaissances en langues terriennes. Il faut dire que les trois heures de trajet dans un train bondé et qui, de son point de vue, n’avait rien de rapide, n’avaient pas fait grand-chose pour le calmer.

— Ethan, par pitié, tu veux bien arrêter de beugler et adopter un langage local, sinon châtié.

— TU…

Maën lui jeta son regard noir des grands jours, celui qu’il réservait aux négociateurs obtus et aux enfants désobéissants ; il avait une certaine habitude des deux. Son vis-à-vis s’aperçut enfin de leur situation et ferma la bouche. Maën l’alpagua par le bras et l’emmena vers le parking, alors qu’il amorçait une tentative d’explication :

— Je…

— Plus tard. Tu as besoin d’un bain, d’un repas et probablement aussi d’un interlude sexuel. On a tout ce qu’il faut à la maison, alors tu viens, après, on pourra discuter.

Unborn-Oracle.net, 9 avril 2015

Ici Sally. Bon, je suppose que vous avez tous lu l’interview sur Wall of Metal. C’était cool, même si j’aimerais bien qu’on arrête de me rappeler que je suis une vieille dame de quarante-cinq balais. Franchement, ça devient lourd. Curieusement, c’est le genre de question qu’on ne pose jamais à Kev ni à Arel, qui sont pourtant plus vieux que moi. Bref.

Donc voilà, Unborn Oracle, c’est parti. Et quand je dis « c’est parti », dès demain on se lance en tournée, les trois affreux et moi-même, plus deux techos. Ça devrait suffire avec le matériel qu’on a et pour le reste – merch et autres bidules – on se débrouillera, on est des grandes personnes.

Surtout, avec cette tournée, on veut tenter un truc et, pour ce truc, on va avoir besoin de vous.

L’idée, c’est qu’on vient quelque part, et vous – ouais, vous, les fans, les métaleux, même si vous êtes vieux et moches – vous nous dites où on peut jouer. Ça peut être dans un bar ou dans un stade, on s’en fout. C’est une idée qu’on a piquée à Amanda Palmer, mais elle est cool. L’idée aussi.

Alors c’est clair qu’on n’a pas non plus un gros répertoire : on a les cinq titres de Songs plus un ou deux brouillons.

(Et oui, si on me demande gentiment, je veux bien faire une ou deux reprises de Salamander, mais une ou deux seulement et l’intégrale de Keys to the Apocalypse ne compte pas comme un morceau, bande de petits malins !)

On ira là où on voudra, quand on le voudra, mais on prend toutes les suggestions. On veut jouer un maximum, on veut vous raconter nos histoires, comment une succube et trois extra-terrestres ont vécu trente ans parmi vous.
Pourquoi on a déjà changé le monde.

Et pourquoi on veut encore le changer.

Villa « Les Châtaigniers », Bellerive, Suisse, 9 avril 2015

— Je persiste à penser que vous êtes cinglés.

— Ce monde est cinglé.

— Et c’est censé être une excuse ?

Edan contemplait le soleil qui se levait sur le lac. Si l’on exceptait les pustules de béton que les Terriens appelaient avec humour « villas », le paysage était plutôt joli. Le matin était encore frais et sa tunique plus que légère, mais ça ne le dérangeait pas trop ; les premiers jours de printemps étaient encore plus frisquets dans son domaine forestier de Valaronda.

Maën sourit. La conversation de la veille avait à peine été interrompue par les quelques heures de sommeil. Entre autres.

— Disons, une explication. Tu avoueras que personne ne croira que trois musiciens qui prétendent être des extra-terrestres puissent réellement être des extra-terrestres.

— J’ai déjà du mal avec le fait d’appeler « musique » leur… hystérie acoustique. Mais surtout, je crois que tu as oublié un léger détail.

— Lequel ?

— Il y a déjà des Terriens qui connaissent notre existence. Qui plus est, qui connaissent notre vraie nature, à toi et moi, et la leur aussi. Ne me dis pas que tu as oublié Oahu.

— Oulu.

— Qu’importe. Ce que je veux dire, c’est que s’ils savent que nous sommes des extra-terrestres et qu’ils ont très probablement fait le lien avec tes deux rejetons hystériques et mon imbécile de nièce.

Maën réfléchit. L’argument d’Edan tenait la route ; l’animal avait le chic pour mettre le doigt sur les failles de tout plan donné, surtout s’il impliquait un adversaire politique.

— Possible. Pour ce qui est de nos personnes, c’est un peu pour ça que j’ai fait en sorte qu’il y ait du monde à la maison. J’ai suggéré qu’on resserre nos habitations, quitte à habiter tous sous un même toit. Je me suis aussi arrangé pour que tu aies une escorte.

— Quoi ? Mais je n’ai…

— Rien vu ? J’espère bien, c’était le but.

— Admettons, tu n’es peut-être pas complètement inconscient. Ça me rassure. Un peu. Et pour les jeunes ?

— Oh, je me fais beaucoup plus de souci pour ceux qui essayeraient de les attaquer.

ZeroNet, chatroom 48D765A, 10 avril 2015

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Anonymous : Suggestions ?

Anonymous : Un peu tôt pour une action directe.

Anonymous : Je suis d’accord. Surveillance.

Anonymous : Je suggèrerais même une surveillance indirecte par nos contacts dans les officines habituelles.

Anonymous : Possible angle légal ?

Anonymous : Difficile. Elle a coupé depuis longtemps les liens avec ses anciennes maisons de disque et agents. Et leur avocat a bétonné la situation du groupe.

Anonymous : Le sujet K ?

Anonymous : Lui-même.

Anonymous : On peut aussi tenter une campagne de dés1, j’ai plusieurs angles possibles.

Anonymous : De quoi ?

Anonymous : Désinformation.

Anonymous : Ah.

Anonymous : Je n’avais pas compris non plus.

Anonymous : Excusez-mon retard, je n’arrivais pas à me connecter à ce fichu truc. J’ai raté quoi ?

Anonymous : Vérifie le log.

Anonymous : Le quoi ? Et pourquoi on s’appelle tous « Anonymous » ?

Anonymous : …

Anonymous a quitté la discussion (boulets !)

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