Un choc titanesque me réveille et me fait voler contre le mur. J’essaie de me lever en m’appuyant sur un coude, mais une nouvelle secousse me fait glisser. J’entends des pas et lève la tête. C’est mon père.
— Amalia, qu’est-ce que tu fais ici ? Je te cherchais partout ! Pourquoi es-tu affalée par terre ?
Je me pose la même question…
— Q…qu’est-ce qui se passe ? je bégaye.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer ! Suis-moi. Vite !
Il a hurlé le dernier mot. Complètement désorientée, je me lève en ignorant mon mal de crâne et lui agrippe le bras pour ne pas le perdre. Il m’emmène jusqu’au pont tribord du paquebot. J’entends une voix qui ordonne à tout l’équipage de décrocher les canots de sauvetages et de faire embarquer les passagers. J’observe avec horreur ce qui se déroule sous mes yeux : les marins sont déjà en train d’exécuter les ordres du capitaine. Je sens le sol bouger sous mes pieds. Je regarde vers l’arrière du bateau et réalise que plusieurs compartiments ont été engloutis. Le plancher ne cesse de tanguer. Le paquebot est en train de couler et penche de plus en plus.
C’était donc ça le choc que j’ai ressenti tout à l’heure. Le bateau a dû heurter une roche.
Mon père, complètement paniqué, me pousse dans la foule et me crie de rejoindre une embarcation. Je m’approche du bord et vois que deux canots descendent lentement vers l’océan. Je me retourne vers mon père mais je me fais emporter par les passagers. Je ne le vois plus. Mon cœur bondissant dans ma poitrine, les mains moites, j’observe le fond du navire. L’eau envahit les compartiments à une vitesse ahurissante et les marins redoublent d’efforts. Des cordes sont tirées. Des tintements d’acier se font entendre. Le bois des canots crissant sous l’effort, le bruit sourd des canots atterrissant dans l’eau, le claquement du vent sur les tauds retirés, le fracas des vagues sur la coque encore en un seul morceau, les mères appelant leurs enfants perdus et les cris d’encouragements de l’équipage. Autant de sons qui ne font que s’ajouter au stress permanant qui me consume de l’intérieur.
Puis vient mon tour. Je rentre la dernière dans le canot numéro cinq et on nous fait descendre. Au bout de quelques secondes, nous touchons l’eau. Un marin commence à ramer pour nous éloigner de la future épave du Spirit. Je contemple l’inscription sur la coque du navire.
Je prie de toute mon âme pour que mes parents aient réussi à monter dans des canots. Puis je remarque qu’il n’y a que des femmes et des enfants dans les embarcations alentours. J’en conclus que mon père a dû traverser le bateau pour atteindre les tauds du côté bâbord.
Le marin de notre barque pointe le doigt vers quelque chose à l’horizon, derrière le navire à moitié englouti. Une vague scélérate. Impossible de l’esquiver ni de la contrer. Aucun navire n’a encore été conçu pour résister à la pression d’une telle vague, même aujourd’hui. La dernière chose qu’il reste à faire est de signer notre arrêt de mort. Tout le monde s’accroche au canot, pensant pouvoir rester dessus. Je sais que c’est ridicule mais je m’agrippe aussi, par réflexe.
J’estime qu’il me reste environ cinq secondes à vivre. On ne peut rien faire d’autre qu’attendre. Je déclenche le compte à rebours dans ma tête.
Cinq.
La vague gronde. Elle doit faire au moins trente mètres de haut.
Quatre.
La vague hurle. Les passagers la regardent avec désespoir.
Trois.
La vague est à quelques mètres de nous.
Deux.
Je prie le ciel pour qu’on reste en vie.
Un.
Je ferme mes yeux et retiens ma respiration.
Zéro.
Je sens une force phénoménale me pousser en arrière et le canot se retourne brusquement. Mon dos claque durement contre la surface de l’océan. L’eau m’emplit l’estomac et les poumons. Je bats frénétiquement des bras et des jambes pour pouvoir sortir ma tête. Je tousse de toutes mes forces et recrache l’eau salée. J’essaie de respirer, mais je bois de nouveau la tasse.
Les autres nagent vers la surface et essaient de s’émerger sur les morceaux du canot déchiqueté. Je regarde en direction du navire : il a été renversé. Je trouve une planche de bois et m’appuie dessus. Je me maudis alors que la planche m’échappe des mains. Je me bats pendant quelques minutes encore contre l’océan houleux et, à bout de forces, je ne bouge plus. Je coule lentement alors qu’une autre vague m’emporte loin des autres. Puis une brume m’enveloppe et tout s’arrête.

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