C’est impossible. Pourquoi aurait-elle fait ça ? Elle qui nous a aidés à délivrer ses frères, qui a combattu à mes côtés, voilà que j’apprends qu’elle a poignardé Clyde. Je repense à son attitude envers lui ces derniers temps et je décide de mettre cette histoire au clair.
— J’ai deux mots à lui dire, je gronde.
Je veux m’éloigner mais Clyde me tient fermement le poignet.
— Tu n’as pas à t’aventurer seule dans cette jungle. Reste ici.
— Sinon quoi ?
J’ai l’impression d’inverser les rôles par rapport à cette soirée sur le bateau. Il passe sa main dans mon cou et me regarde avec douceur.
— Mon ange, je ne veux pas que tu risques ta vie pour une simple vengeance, qui en plus ne te concerne même pas.
— Ne t’en occupe pas. Je vais aller régler cette affaire et…
— Non.
Je sursaute. Il a presque crié. Toute douceur présumée dans ses yeux s’est évaporée pour laisser place à de l’inquiétude et de la colère. Mais personne ne pourra m’empêcher d’aller venger Clyde. Personne hormis Clyde lui-même.
— Tu restes ici.
— Lâche-moi.
Il me lance un regard à faire fuir n’importe quel prédateur le plus féroce. Mais il ne me fait pas peur. J’ai un objectif et je dois m’y tenir. La rage bouillonne en moi et monte comme un volcan en fusion ; si je ne pars pas tout de suite, je l’évacuerai sur la mauvaise personne. Et c’est sur Nimaël que je dois passer mes nerfs, pas sur sa victime. Je lui répète de me laisser tranquille mais, les lèvres pincées, il ne bouge pas d’un pouce alors que je me débats avec une énergie nouvelle : la folie. La folie de vouloir la tuer, l’égorger, la poignarder comme elle l’a fait avec Clyde, la couper en petits morceaux et éparpiller ses membres partout dans la forêt.
J’arrête de me débattre. Comment ai-je pu imaginer des atrocités pareilles ? Je deviens folle. Je dois me calmer et aller parler à la fille de Thorgis. Lui demander pourquoi, tout simplement. Voilà ce que je vais faire.
Clyde pose ses mains sur mes épaules. Mon poignet est rouge et me brûle. Je ne m’étais pas rendue compte à quel point j’avais tiré dessus.
Je plonge mon regard dans l’océan de ses yeux et une larme amère coule sur ma joue. J’essaie de parler mais un sanglot me fait trembler comme une feuille et je me blottis dans ses bras, en larmes. D’abord étonné, il resserre son étreinte et je sèche les gouttelettes salées de mes joues.
— Je ne veux pas te perdre, Amalia. Je t’aime beaucoup trop pour ça.
Je me recule. A-t-il bien dit ce que je crois avoir entendu ? Je suis peut-être devenue folle, mais je suis sûre de ce qu’il vient d’avouer : il m’aime.
— Tu m’aimes trop ? je plaisante, la voix encore tremblotante d’émotions.
Je pose mes lèvres humides de larmes sur les siennes et murmure :
— Je t’aime aussi.
Nous sourions en même temps et je reprends, plus sérieuse :
— Mais je dois y aller. Fais-moi confiance. Tu te rappelles du jour où tu m’as appris à tirer à l’arc ?
Il affirme d’un hochement de tête.
— Eh bien maintenant, je suis aussi une pro. Alors je ne risque rien.
— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
— Lui parler, rien de plus, je mens en essayant d’être persuasive.
— Tu me le promets ?
— Plus que ça : je le jure.
Ce mensonge me serre le cœur comme un étau. Je l’embrasse à nouveau et frémis de bonheur. Dieu que je préfèrerais rester ici, avec lui, plutôt que d’aller régler un problème au fin fond d’une jungle hostile.

Je me décide à partir vers dix heures du matin — à force de vivre sur cette île, j’ai appris à déterminer l’heure en fonction de la position du soleil — après avoir prévenu mes parents et les autres que j’avais oublié quelque chose à l’orée de la jungle.
L’oreille tendue, les yeux fous, je ne manque pas un son ni une image sous le talus des arbres géants. La chaleur des sous-bois me fait suffoquer et transpirer à grosses gouttes.
Une flèche placée sur mon arc, je suis prête à tirer sur tout ce qui bouge. Plusieurs fois j’ai failli lâcher la corde sur un oiseau ou un singe en détresse, aussi vive qu’une pile électrique.
Je sais où je dois me rendre : à la tribu des Orrim. Si je dois affronter Thorgis pour pouvoir atteindre Nimaël, et bien soit.
Un craquement de brindille. Je sursaute et regarde autour de moi comme un suricate aux aguets. Je dois prendre de la hauteur pour mieux voir ce qui se passe. Je range ma flèche dans le carquois et cale mon arc autour de mon torse, puis commence à escalader un tronc humide de mousse, manquant de glisser à plusieurs reprises. Avec toute l’agilité dont je suis capable de prouver, je saute d’arbre en arbre pour progresser, suivant les bruits de pas — qui j’espère ne viennent pas de mon imagination —.
Cachée dans de grandes feuilles au bout d’une branche, j’observe, mon arc tendu à nouveau. Elle est là. Calme et patience sont synonymes de sûreté, je pense. Je ne dois pas me précipiter.
Nimaël laisse tomber deux ocelots morts de son épaule et pose une main sur un arbre en face de moi pour enlever de la terre sèche de ses jambes. C’est le moment. Je respire à fond et décoche ma flèche en pointe d’os.
Nimaël lâche un rugissement de douleur : la flèche a planté sa main sur l’arbre. Elle cherche qui a tiré. Mais je ne vais pas encore me découvrir ; je préfère la regarder souffrir. Je suis prise d’un fou rire hystérique, semblable à celui de Jolène, et me rend compte de ce que je suis en train de faire : je me délecte de l’agonie de quelqu’un. Mais je ne veux pas être comme ce monstre. Je pince mes lèvres et descends de mon perchoir.
Horrifiée, Nimaël gémit comme un chaton apeuré et fixe sa main ensanglantée. Je m’approche lentement et gronde :
— Pourquoi as-tu fait ça ?
Elle respire bruyamment et bégaie :
— D…de quoi est-ce que tu parles ?
— Ne fais pas semblant.
Comme elle ne répond rien, je balance tous ses couteaux dans les fourrés et en garde un. Je caresse le tranchant de la lame, un rictus de mépris et de cruauté aux lèvres. Je dois paraître la plus terrifiante possible si je veux qu’elle m’avoue quelque chose, bien que je prenne un certain plaisir à lui faire peur.
En d’autres circonstances, j’aurais été ridicule, et encore, c’est un mot bien faible. Mais avec elle la main plantée par une flèche et moi un poignard affuté dans les mains, elle ne peut qu’appréhender ce que j’ai l’intention de faire.
Je joue tranquillement avec le couteau puis tends brusquement le bras et la pointe de l’arme creuse la peau fragile de son cou, sans la percer.
— Je n’ai pas toute la journée.
Elle baisse les yeux vers le poignard et déglutit. Aucun mot de sort de sa bouche alors je plaque le couteau sous sa mâchoire et elle lève la tête en serrant les dents.
— Tu sais, il me suffit d’appuyer un peu et ton pauvre cou se videra de son sang. Alors parle.
Les minutes passent et elle ne dit toujours rien. Ma patience atteignant ses limites, j’accentue la pression sur sa trachée et une goutte de sang perle sur la lame.
— Ok, ok ! Laisse-moi respirer et je parlerai !
Je recule à peine l’arme, suspicieuse. On ne sait jamais, elle pourrait me flanquer un coup de genou dans l’estomac.
— J’étais… jalouse.
— De qui ? je demande, bien décidée à lui faire cracher le morceau.
— Pas de qui, mais de quoi.
— Continue.
— Ce pauvre idiot refusait mes avances, et ça ne m’a pas plu, voilà tout, elle grogne.
— Tu l’as poignardé juste parce que tu ne pouvais pas l’avoir pour toi ?
Sa réaction me paraît tellement insensée que j’en ai haussé le ton. Cette fille est dingue et sa réaction démesurée. Je lâche le poignard et baisse la tête. Je serre mon poing en enfonçant mes ongles dans ma paume et sollicite tous les muscles de mon bras droit, tendus à l’extrême. Mon cœur bat si fort que je me demande si elle ne l’entend pas palpiter. Puis, dans un ultime effort, je lui balance un violent coup de poing dans la mâchoire et rugis :
— Répond ! C’est pour ça !?
Je la frappe encore, dans le ventre cette fois-ci, et elle se plie en deux en gémissant. Je retiens un cri de douleur moi aussi, à cause de la balle dans mon épaule. Je la roue de coups en braillant de plus en plus fort, et, épuisée, je me calme, attendant d’elle une réponse. Au bout d’un moment, elle tousse et souffle un « oui » à peine audible.
Je chuchote gravement :
— Bien. C’est tout ce que je voulais savoir.
Je ramasse le couteau et m’éloigne. J’avance de quelques pas et me retourne brusquement pour l’envoyer virevolter et se planter dans le tronc, à un cheveu de sa tête. Elle se fige, terrorisée.
Maintenant que mes affaires sont réglées et ma vengeance accomplie, je peux retourner avec les autres, le cœur léger.

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