Je me souviens. Je jouais du piano. Ma mère en faisait elle aussi et m’a enseignée tout son savoir. Un souvenir de plus à ranger dans mon répertoire mental.
— Alors ?
— Oui, j’ai toujours fait du piano.
— Ne me remercie pas.
Elle éteint la machine.
— Clyde, je suis vraiment désolée pour tes parents, poursuit-t-elle. D’après tes quelques souvenirs, c’était des gens charmants.
Ses souvenirs ? Alors non seulement ces bestioles nous épiaient mais en plus elles lisaient dans notre esprit comme dans un livre ouvert ?
— Ne parle pas de mes parents comme ça, siffle Clyde entre ses dents.
— Tu aimerais les revoir, n’est-ce pas ? Leur dire une dernière fois que tu les aimes ? Je peux les faire revivre, tu sais.
Clyde serre tellement son arc que ses phalanges blanchissent et il fronce les sourcils à un tel point que je ne vois presque plus ses yeux.
— Personne ne peut faire revenir les humains de l’au-delà. Et qu’est-ce que ça pourrait bien vous apporter ?
La femme ne répond pas et claque subitement des doigts en fixant Clyde, un sourire sadique au visage. Aussitôt, une petite fille rousse que je n’avais pas remarquée entre dans une pièce adjacente au mur de l’estrade et ressort quelques secondes plus tard avec une femme élancée aux cheveux noirs de jais et aux grands yeux bleus ainsi qu’un homme tout en puissance et en muscles. Aucun doute, ce sont bien les parents de Clyde. Mais c’est impossible, ils sont morts !
Clyde tourne la tête et baisse son arme. D’abord, il ne réagit pas. Va-t-il courir vers ses parents ? Sa mère entrouvre la bouche, muette de stupeur, et avance à petits pas vers son fils. Arrivée à environ un mètre de lui, elle tend le bras et pose une main sur sa joue. Les yeux de Clyde s’embuent tant il doit être ému. Sauf que sa mère n’est plus de ce monde. Alors comment peut-elle paraître si matérielle ?
— Clyde, mon fils, tu m’as tellement manqué…
Sa voix aussi est réelle, mais quelque chose cloche. Sa paupière tressaille. Ce n’est qu’un infime détail, mais cela suffit à me faire douter de quelque chose.
A une vitesse fulgurante, il saisit le poignet de sa mère pour la repousser violemment. L’homme la rattrape de justesse avant qu’elle ne tombe.
— Bien essayé, mais ce ne sont pas mes parents. Ma mère ne m’appelait jamais par mon vrai nom, mais par un surnom. Et ils sont morts.
La femme en blouse grince des dents et les faux parents de Clyde commencent à fondre pour laisser place à des robots.
— Quel dommage, siffle-t-elle comme un serpent. J’avais espéré que vous puissiez coopérer dans mes expériences si je vous appâtais ; mais comme vous refusez, j’emploierai un autre moyen.
Chaque mot choisit n’est qu’une représentation de son esprit venimeux et sordide. Les automates grésillent et se mettent en marche. Leurs petits yeux rouges sont terrifiants. Ils s’apprêtent à attaquer mais dans un seul et unique mouvement, je tire ma flèche dans la tête de l’un et Clyde fait un crochet à la mâchoire de l’autre, faisant voler son crâne à l’autre bout de la pièce. La femme couvre sa bouche de sa main, pensive.
— Ils ont encore quelques petites améliorations à subir.
Elle appuie sur un interrupteur incrusté dans son bureau et une sonnerie retentit. Entre chaque aquarium débarquent une vingtaine d’hommes qui nous encerclent. Nous lâchons tous les quatre nos armes. Certains gardes s’approchent et nous menottent. Les revolvers pointés sur nous me dissuadent de me débattre.
La femme, derrière ses esclaves, commence à nous tourner autour.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ?
Elle entre dans le cercle et commence à promener ses mains sur le visage de Clyde. Elle effleure des doigts son visage, et descend jusqu’à son torse. J’enfonce mes ongles dans mes paumes et tente de garder mon calme.
— Clyde… tu m’as l’air d’être robuste. Peut-être sauras-tu résister aux expériences des chocs électromagnétiques. J’ai deux ou trois gadgets paralysants à tester, mais je ne peux risquer la vie de l’un de mes serviteurs.
Ses paroles ne sont que du poison. Infâmes et viles.
— Nimaël…
Elle secoue la tête en claquant sa langue plusieurs fois contre son palais.
— Bien trop intrépide : tu ne me seras d’aucune utilité. Amalia, ton cerveau étant légèrement endommagé, je réserve ton corps au test de clonage basique. Je suppose que ça ne te pose pas de problème.
Mes poings sont tellement serrés que je me demande si j’arriverai un jour à déplier mes doigts.
— Quant à toi, Nathaniel, ton QI est supérieur à la normale. Tu subiras de simples tests d’intelligence, rien de bien méchant.
Nathaniel soupire presque de soulagement…
— Et quand j’en aurai fini avec vous, je vous ferai exécuter.
…ce qu’il regrette aussitôt.
— Ambre, amène Nathaniel dans sa salle respective et occupez-vous des autres.
— A vos ordres, Jolène, disent-t-ils comme un seul homme.
Ambre — sûrement la fille de Jolène — est une toute petite fille. Et pourtant elle saisit Nathaniel par les poignets et l’emmène avec elle en pointant sur lui un pistolet. Un garde costaud entraîne Nimaël. Sous le choc, je ne réagis pas. Je murmure leurs prénoms et je les regarde partir, les yeux écarquillés. Quelqu’un saisit les menottes dans mon dos ainsi que ma queue-de-cheval pour me traîner derrière lui. Je lâche un cri aigu et balance un coup de pied au petit bonheur derrière moi. Un gémissement parvient jusqu’à mes oreilles : j’ai touché un point sensible. Plusieurs gardes s’emparent de moi, m’agrippant où ils peuvent. Je hurle et me débats de toutes mes forces. Je ne veux pas permettre à cette femme, Jolène, d’utiliser mon corps comme un vulgaire objet, et je dois sauver mes parents. Je croule sous la masse d’hommes qui m’immobilisent et je relève la tête, mes cheveux en bataille tombant sur mon visage.
Clyde a essayé de se défendre, en a même assommé quelques-uns, mais les gardes le stabilisent et on nous emporte. Il rugit mon nom et je crie le sien, mais rien à faire, il va aller se faire électrocuter comme une souris, on va me cloner, Nathaniel va faire un test du cerveau et Nimaël… ils vont la tuer.
Ma force décuplée par la rage, l’adrénaline faisant vibrer mon corps tout entier, je donne des coups de pied, de genou et de coude. Parfois je touche quelqu’un, parfois je frappe dans le vide. Clyde s’éloigne de plus en plus et je redouble d’efforts. Un homme abat la crosse de son revolver sur ma tempe et c’est le noir.

Ils m’ont assommée et placée dans un aquarium. Voilà ce qui s’est passé. Je vais avoir un clone. J’avais entendu que les clones humains étaient interdits et punis par la loi, ou en tout cas chez moi. Ce doit être pour cela que ce laboratoire secret existe ; pour expérimenter dans l’ignorance du gouvernement.
Quel effet cela peut-il bien faire d’avoir une personne qui nous ressemble comme deux gouttes d’eau ? Peu importe. Je suis actuellement considérée comme un poisson rouge et je baigne dans le liquide d’un bocal à côté des frères de Nimaël et de mes parents. Je ne comprends pas comment on peut me cloner alors que je suis enfermée ici, un gros tuyau blanc me permettant de rester en vie collé sur la bouche, d’autres plus petits sur les bras. Je ne respire pas de l’air, mais un mélange d’oxygène et d’un gaz qui paralyse mon corps. Tout ce que je peux faire, c’est attendre. Je ne sais pas ce qui se passe à l’extérieur. A l’extérieur…
Il reste Kat ! Elle est encore en-dehors de la salle, devant la porte. Mais qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Elle est gravement blessée et il n’y a que deux balles dans le revolver qu’elle tenait faiblement entre ses mains. Je prie pour qu’elle intervienne, même si je doute qu’elle puisse faire quoi que ce soit.

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