J’en reste bouche bée. J’ai toujours pensé que Clyde était odieux, mais pas à ce point. Je secoue la tête ; il n’est pas comme ça, il a changé. Ces deux baisers sont comme ses deux sourires : l’un est sincère, l’autre est faux et dénué de sentiments. C’est à cause de ce qui s’est passé dans les toilettes ; c’est pour ça que le toucher m’était aussi désagréable et que je ne lui faisais pas confiance.
C’est après cette scène que Nathaniel et Clyde ont arrêté de s’échanger des coups. Le présentateur est arrivé, Nathaniel m’a amené à mes parents, j’ai dû rentrer dans ma chambre et je suis ressortie plus tard pour la fête où Clyde m’a fait boire ce truc infâme. Je suis allée aux toilettes où je me suis endormie — ou évanouie — puis mon père est venu me réveiller et le bateau a coulé. C’est comme ça que je me suis retrouvée ici.
Toutes les pièces du puzzle sont réunies et tout est parfaitement plus clair. Nous sommes en 2064 et j’ai quinze ans. J’ai retrouvé tous mes souvenirs. Je suis guérie.
Mais il me manque toujours quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Mes yeux s’embuent une énième fois et je chasse rageusement les larmes naissantes. Ma mère vient s’allonger près de moi et pose une main sur mon bras.
— Qu’y a-t-il, ma puce ?
Je ris et je pleure en même temps.
— Maman, je t’ai déjà dit de ne plus m’appeler comme ça !
— Excuse-moi, ma chérie.
Je lui souris tristement et bafouille :
— C’est…c’est Clyde. Il…
Je ne sais pas quoi dire. Il n’y a pas de mot pour exprimer ce que je ressens.
— Il y a comme un grand vide, là.
Je pose ma main sur mon cœur.
— Tu dois être forte, Amalia. Quoi qu’il arrive, tu dois garder la tête haute. N’est-ce pas ce que je t’ai toujours dit ?
J’acquiesce et elle caresse ma joue. Le contact maternel est tellement réconfortant que je pourrais me lover dans ses bras et ne plus penser à rien. Mais cette pensée me hantera toujours.
— Mais c’est de ma faute. Je l’ai laissé là-bas.
— Tu ne pouvais rien faire pour lui. Je suis désolée.
Je mords mes lèvres jusqu’au sang. La culpabilité me ronge les tripes, mais c’est fini, je ne peux plus retourner en arrière. J’enlace ma mère et nous restons un moment ainsi, jusqu’à ce que je lui demande :
— Tout le monde va bien ?
— Oui. La tribu de Nimaël est au grand complet, à part ceux qui ont trépassé au combat. On a même récupéré des naufragés du navire.
— Et papa ?
— Ton père va bien.
— Est-ce que vous allez toujours…
— Je ne sais pas.
Peut-être qu’ils ne vont pas le signer, ce contrat de divorce. C’est en tout cas ce que j’espère.
— Au fait, maman, je suis, enfin j’étais…
— Amnésique, je sais. J’ai entendu Jolène en parler.
— Mais je suis guérie, je me souviens de tout.
— Tant mieux, ma chérie.
Elle m’embrasse sur le front, se lève puis s’éloigne tranquillement.
Je la suis et m’adresse à Kat.
— C’était toi tout à l’heure ?
Elle baisse la tête.
— Oui… Amalia, j’ai fait ça pour toi. Je ne peux pas envisager ma vie sans ma meilleure amie.
— Je comprends. Mais j’aurais quand même pu le sauver.
Sur ce, je m’éloigne rapidement en esquivant son regard. Je sais que si j’étais restée, elle m’aurait dit de penser à ma famille, à mes amis. Je lui suis reconnaissante de m’avoir dégagée des débris qui pleuvaient de partout, mais en même temps je lui en veux terriblement. Je l’aime et je la déteste à la fois. Comment peut-on ressentir de l’amour et de la haine pour quelqu’un ? C’est inconcevable. Et pourtant c’est comme ça que je vois les choses.
Les jumelles rient de bon cœur, enchantées d’être réunies, alors qu’elles pansent les blessures de leurs compagnons. Tout le monde est heureux, sauf moi. Je traîne autour des ruines du laboratoire, les mains dans les poches, le regard vide, repensant à tous ces bons moments passés avec Clyde, mais aussi aux moins bons qui me font doucement sourire. Je fais le tour du bâtiment en cherchant instinctivement une faille dans laquelle je pourrais m’infiltrer et essayer de… Non. Je coupe court à mes divagations. Il est mort et je me dois de l’admettre. Je dois vivre avec ce poids sur mes épaules. La vie est injuste. Elle veut me voir souffrir, mais je ne vais pas me laisser abattre. Ma famille et mes amis sont là pour moi.
Déterminée, j’accélère le pas pour rejoindre les autres mais j’entends un claquement de talons et m’arrête en encochant une flèche. Quelqu’un en blouse blanche sort d’un escalier souterrain : Jolène.

Je m’avance et fait exprès de marcher sur une brindille pour annoncer ma présence. Jolène se retourne. Un large bandage recouvre tout son torse et du sang séché tache son beau pantalon.
— Si tu tires, tu ne pourras pas voir ta surprise.
Ma surprise ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je baisse mon arc sans en enlever la flèche, méfiante. Une autre personne monte les escaliers.
Je n’en crois pas mes yeux. C’est une hallucination, un fantôme, ce n’est pas possible. Je cligne des yeux plusieurs fois et me pince, croyant que je suis dans un rêve ; mais non. C’est Clyde. Je souffle son nom du bout des lèvres, paralysée, hébétée. Il est bien réel et il est devant moi, plus beau que jamais. Je laisse tomber mon arme, les bras ballants, puis cours à toutes jambes vers lui, avant de m’arrêter à quelques centimètres de lui. Je souris jusqu’aux oreilles et il fait de même. Les mains sur mes hanches, il appuie ma taille contre son torse et je me hisse sur la pointe des pieds pour poser délicatement mes lèvres sur les siennes.
— Alors comme ça, tu obtiens toujours ce que tu veux ? je le taquine.
—Tu en as la preuve, non ?
—Idiot.
Il étire un sourire d’une blancheur étincelante et m’embrasse éperdument. J’ai l’impression que la pression artérielle de mon cerveau est à son apogée et que des papillons virevoltent dans mon estomac, faisant presque s’évanouir ma douleur à l’épaule.
Prise d’un envie folle de me retrouver plus proche de lui que jamais, je l’étreins avec force. Il grimace de douleur. Je suis tellement heureuse de le revoir que j’ai presque oublié qu’il s’est fait poignarder. Je bafouille des excuses précipitées et baisse les yeux. Il a lui aussi un bandage moulant qui protège sa blessure. Une grosse tache noire s’est formée au travers. Je l’effleure du bout des doigts et il dépose un baiser sur le sommet de mon crâne.
Je soupire, soulagée comme je ne l’ai jamais été.
— J’ai eu si peur…
— Hé, c’est fini, ne t’inquiètes pas.
— Tu t’es quand même fait transpercer le flanc par un poignard long de trente centimètres, j’avais de quoi m’inquiéter !
Il rit doucement et le sort de sa poche. Il est toujours couvert de sang noir.
— Oui, Jolène m’a dit que ça mettrait beaucoup de temps à cicatriser. Heureusement, aucun organe vital n’a été touché.
Je regarde ses yeux bleus si clairs que je pourrais y plonger dedans toute entière. Un sourire rêveur flotte sur ses lèvres tandis qu’il m’embrasse fougueusement. Je voudrais rester ainsi éternellement, mais Jolène attend juste à côté. Non sans regrets, je m’éloigne de Clyde et avoue :
— Je voulais, euh… vous remercier. Sincèrement.
Elle hausse les épaules.
— Maintenant que des traîtres ont détruit mon précieux laboratoire, je n’ai plus aucune raison de vous garder pour mes expériences.
— Comment ça ? je l’interroge.
— Certains de mes collaborateurs ont sûrement fait s’effondrer le laboratoire afin de cacher mes expériences aux yeux du monde. Des gens qui n’approuvaient pas mes choix. Et ils ont profité de votre intrusion pour appuyer sur le bouton de destruction.
Peut-être n’est-elle pas si monstrueuse que ça, après tout. Ce laboratoire devait lui tenir tellement à cœur… J’ai presque pitié de cette femme, mais je refoule cette idée absurde : elle a fait souffrir mes amis, et je ne pourrai jamais lui pardonner. Clyde entrelace nos doigts puis nous rejoignons les autres.
Dès que nous arrivons devant la tribu, je discerne deux expressions sur chaque visage : de la surprise et de la colère. Ils croyaient que Clyde était mort, ainsi que Jolène, et ils se seraient bien réjouis du décès de cette dernière. Je m’interpose alors que certains commencent déjà à se précipiter vers elle, leurs armes sorties, et leur explique la situation. Ils ronchonnent et retournent vaquer à leurs occupations.
Nimaël, restée à l’écart jusqu’à maintenant, prévient Jolène :
—Vous pouvez rester avec nous, mais à une seule condition : vous redonnez au reste de ma tribu, ainsi qu’à mon père, leur comportement naturel.
—C’est déjà fait, les contrôleurs neuronaux à distance ont été détruits.
Nimaël hoche la tête et repart.
— Vous savez comment on pourrait sortir de cette île ?
— En faisant des signaux de détresse, je pense que quelqu’un viendra vous chercher.
— C’est déjà fait, intervient Clyde, presque méprisant. Personne n’est venu.
Jolène fronce les sourcils et a l’air de se rappeler de quelque chose.
— J’oubliais. J’avais installé un miroir qui réfléchit l’image de l’océan. Ainsi, les humains qui vivaient à l’extérieur ne pouvaient discerner l’île. Mais ce processus a également été détruit.
Elle soupire tristement. Je la remercie et pars prévenir les autres. Nathaniel et Kat ouvrent grands leurs yeux en voyant Clyde et accourent vers lui en lui donnant des tapes amicales sur l’épaule.
Clyde explique au groupe ce qu’on doit faire. Le soleil décline à l’horizon et nous nous dirigeons vers le bord de mer quand Nimaël nous interpelle :
— Attendez ! Je serais ravie de montrer à mon père les sauveurs de notre tribu.
Nous acceptons sa proposition après nous être mis d’accord puis nous suivons Nimaël et ses frères. Je n’ai pas lâché la main de Clyde durant tout le trajet, comme s’il pouvait lui arriver quelque chose à chaque instant.
Nous arrivons devant la maison de Thorgis et Nimaël et sa sœur engagent une conversation animée avec leur père. Puis elles nous présentent comme les héros de leur tribu, leurs libérateurs. J’ai comme eu l’impression qu’elle a craché le prénom de Clyde. Mais c’est un détail.
Un peu gênée, je me fige quand Thorgis pose ses mains sur mes épaules et s’exclame :
— Vous avez la reconnaissance éternelle de la tribu toute entière, mes amis ! Vous avez sauvé notre tribu en réalisant la prophétie.
Ses yeux sont désormais marrons, et ceux des autres indigènes également. Je me force à sourire pour ne pas paraître malpolie et il braille :
— Préparez un festin en l’honneur de nos sauveurs !
Aussitôt, tout le monde s’active à préparer une table géante en bois qu’ils garnissent d’énormes feuilles et de bol en bois. Puis ils amènent toute la nourriture dont on puisse rêver (sur une île, bien évidemment) : viandes crues, fruits et légumes exotiques…
Le soleil a presque disparu quand nous nous installons sur des tabourets de fortune. Naomie nous demande de raconter nos « exploits » et Clyde prend la parole. Tout le monde l’écoute sans un bruit tandis qu’il fait les louages de nos actes, avec un peu trop d’enthousiasme. Les yeux des plus jeunes s’illuminent d’admiration et ceux des plus âgés de respect et de gratitude. Pendant tout le temps où il parlait, Nimaël lui lançait des regards noirs. Si ses yeux avaient été des mitraillettes, il serait déjà mort une dizaine de fois.
Nous nous exprimons tour à tour et commençons à manger. Le meilleur repas depuis que je suis arrivée sur cette île.
Une fois le festin terminé, nous faisons nos adieux à la tribu et repartons vers la plage.
— On devrait faire un feu pour la nuit, conseille mon père en ramassant du bois à l’orée de la jungle.
Nous préparons donc un feu de camp et nous nous installons autour. Les parents de Kat, ceux de Nathaniel et les miens discutent vivement. Ils projettent d’écrire un grand « SOS » sur le sable et d’allumer plusieurs feux afin de propager de la fumée dans le ciel matinal.
Et si jamais personne ne vient ? Si jamais nous devrons rester ici jusqu’à la fin de nos jours ? Cette perspective m’effraie plus que tout. Je regarde les flammes sans les voir.
— Quelque chose ne va pas, mon ange ?
— Non, c’est juste que… si nos signaux ne servent à rien, si…
— Le miroir a disparu, me coupe-t-il doucement. Donc il n’y a aucune raison qu’ils ne servent à rien, fais-moi confiance.
Je laisse le silence s’installer entre nous, pas vraiment rassurée. Puis je reprends, l’air de rien :
— Au fait, Clyde… Je crois que j’aime bien être ton ange.
Il rit et dépose des baisers dans mon cou, sur ma mâchoire, aux commissures de mes lèvres et souffle :
— Tu crois ?
Je lui fais un petit sourire innocent et joue avec une mèche de cheveu noir qui tombe sur son front. Je ne me lasserai jamais d’observer ses yeux et les courbes harmonieuses de son visage angélique. Je l’ai peut-être toujours trouvé un peu arrogant, mais aujourd’hui je le vois comme un garçon terriblement séduisant et beau comme un dieu.
Il prend son pendentif pour l’emboîter dans le mien.
— Tu l’as gardé.
Je hoche la tête et nous observons les deux emblèmes opposés et complémentaires. C’est comme si nous étions liés grâce à ces symboles. Cette idée me plaît.
Le ciel se pare d’une robe sombre et pailletée et la pleine lune déverse sa lumière sur la plage. Prudemment pour ne pas le blesser, je blottis mon dos contre la poitrine de Clyde et il m’entoure de ses bras musclés. Je serre mon pendentif dans ma main pour qu’il referme la sienne autour. A cet instant, je me dis que je n’aurais jamais pu vivre quelque chose d’aussi fort avec Matthieu.

104