Je le reconnais maintenant, et je sais que c’est lui.
Il a parlé de mes parents. Je me souviens de leurs voix, mais pas de leurs visages. Quand était-ce la dernière fois que je les ai vus ? Soudain, une image défile devant mes yeux. Une image représentant une pièce chaleureuse, meublée de tables basses en verreries argentées, de placards striés de symboles, de lustres chatoyants, de canapés pourpres brodés d’or et d’une cheminée en pierre. Tous ces meubles, je les connais. Je les ai observés, sentis, touchés, j’ai vécu avec eux. Comme j’ai vécu dans cette pièce.
Je suis en train d’étreindre deux adultes. Je ne parviens pas à discerner leurs traits. Mais je sais que c’est eux. Ma mère et ses cheveux ondulés rappelant une cascade de chocolat et mon père les a noirs et lisses. Les mêmes personnes que quand j’étais assise au milieu du public de la salle. Mes parents s’évaporent et l’image disparait. Je cligne des paupières plusieurs fois pour enlever le voile de brume qui couvrait mes yeux.
Une soudaine mélancolie s’empare de moi, nouant ma gorge et enserrant mon estomac. Je dois les revoir. Où qu’ils soient, je dois les retrouver.
Pourquoi est-ce que je suis restée là, contre ce mur, sans rien faire ? Je sais que j’avais peur, mais de quoi ? Nathaniel et Clyde se battaient et le blond m’a appelée « la vedette de la soirée». Je ne comprends plus rien. Tant de questions me perturbent. Mais je doute qu’ils détiennent la réponse et je préfère ne pas en parler. Clyde et Nathaniel s’interrogent du regard : ils se demandent sûrement ce qui m’arrive.
— Ce n’est pas la première fois que vous vous bagarrez, n’est-ce pas ? je demande afin d’éviter une question à laquelle je n’aurai pas la réponse.
— Non. Et la dernière fois, je lui ai mis plein la vue, à ce morveux ! ricane Clyde en chutant dans un caillou, les mains dans les poches.
Celui-là, il ne manque pas une seule seconde de se mettre en valeur. Mais Clyde est deux fois plus imposant que Nathaniel et le dépasse d’une tête : rien d’étonnant à ce qu’il ait gagné contre lui au corps-à-corps. Nathaniel est vert de rage. Il n’a pas l’air d’apprécier qu’on le traite de « morveux ». Pour ne pas qu’il lui saute dessus une seconde fois, je lance :
— Nathaniel, comment t’es arrivé là ?
Il détache son regard de Clyde pour me répondre.
— J’ai vu des lambeaux de tissus beiges à l’entrée de la forêt et des traces de pas dans les herbes, puis j’ai suivi vos voix.
— Dans ce cas, on va explorer ensemble cet endroit, je déclare.
A trois, on pourrait être plus forts, et on aurait encore plus de chances de trouver d’autres traces de vie. Clyde fait un pas vers moi et tend le bras vers Nathaniel.
— Moi, rester avec ce lèche-bottes ? Hors de question.
— Tu n’as pas le choix, Clyde ! je tempête. Des panthères rôdent par ici, on doit se serrer les coudes !
Comment peut-il être aussi ignorant ? Quant à Nathaniel, il a l’air complètement perdu, presque affolé.
— Des panthères ? Comment…
— Que veux-tu que ça me fasse ? le coupe Clyde.
— Oh, fais ce que tu veux, je soupire, lassée d’essayer de le convaincre. Je reste avec Nathaniel.
S’il sait aussi bien se débrouiller qu’il le dit, il n’aura pas besoin de mon aide. Je saisi la sacoche ainsi que l’arc et le carquois rempli de flèches. Je prends Nathaniel par la main et l’entraîne avec moi. Clyde est resté planté là, sans rien dire. Après m’être assez éloignée de lui, je lâche Nathaniel et m’assois à même le sol. Il est rouge comme une tomate. Il est plutôt mignon.
— Ça va ?
— O…oui, bredouille-t-il.
Je lui adresse un petit sourire et il baisse la tête. Je ne fais pas si peur que ça, si ?
Je sors la carte au code barre et la lettre puis donne les deux à Nathaniel qui s’est assis en face de moi. Je lui demande s’il sait ce que c’est. Il prend la petite carte blanche et l’observe sous tous les angles. Il fronce les sourcils ; on dirait qu’il est en train de résoudre une énigme.
— C’est une carte qui permet l’accès à une porte automatique. Laquelle, je ne sais pas.
Intéressant… Il déplie la lettre.
— Quant à ça, je suis curieux de savoir ce qui a bloqué les sauvages, et aussi d’où vient cet homme.
Enfin quelqu’un d’aussi curieux que moi !
— Oui, moi aussi. Clyde a trouvé tout ça sur son cadavre.
— Très ragoûtant… (il s’éclaircit la gorge) Tu sais te servir de cet arc ? L’aube arrive, et s’il y a des chevreuils ou des cerfs, c’est à cette heure qu’ils se pointent pour se nourrir.
— Pas vraiment, mais je vais m’entraîner et essayer de trouver quelque chose. Je reviens pour midi.
— Pendant ce temps, je vais étudier de plus près la lettre et la carte. A tout à l’heure.
Je lui fais un signe de la main et mets le carquois dans mon dos. Je m’apprête à partir et Nathaniel m’arrête.
 Amalia ! S’il y a bel et bien des panthères, soit prudente. Et ne marche jamais face au vent. S’ils sont derrière toi, ils vont te sentir et t’attaquer par derrière.
Je hoche la tête et m’enfonce dans la forêt, dos au vent.

Pendant plusieurs heures, je m’entraîne à tirer des flèches sur les troncs et les feuilles puis je les récupère et recommence ce manège jusqu’à ce que je m’habitue au maniement de cette arme. Je grimpe sur des branches basses et solides et je tire vers le sol. Viser correctement est plus difficile que ce que je m’imaginais. Je manque ma cible imaginaire une fois sur deux. Mais ça viendra.
Soudain, j’entends un feulement derrière moi. Je me retourne en prenant soin de garder mon équilibre et découvre avec horreur un jaguar, accroupi, montrant les crocs. Je n’ai pas fait attention au sens du vent. Si je tends mon arc, il attaquera et si je saute, je me tue. La seule branche qui pourrait supporter mon poids est trop éloignée. Aucune issue possible. Je ferme les yeux.
Le jaguar lâche un cri aigu. Il se retourne et descend à toute vitesse. Je regarde sa destination : Clyde. Il va se faire massacrer. Alors que l’animal lui tourne autour, j’encoche une flèche. J’inspire, tend mon arc au maximum en posant ma main sur ma joue. Puis j’expire et déplie mes doigts. La corde brûle mon avant-bras et la flèche file. Touché à la patte arrière, le félin couine et s’enfuit en titubant. J’avais visé son flanc mais c’est mieux que rien. Je rejoins le sol prudemment et fais face à Clyde.
— Je n’avais pas besoin que tu tires. J’allais l’embrocher, ce chaton, ricane-t-il en mettant la lance sur ses épaules.
— Et je n’avais pas besoin que tu attires son attention, je réponds sur le même ton.
On se regarde pendant ce qui me paraît une éternité. Nous sourions en même temps puis nous éclatons de rire. Nous savons très bien que tout à l’heure, chacun a eu besoin de l’autre, autrement l’un de nous deux se serait fait tuer. Le sourire toujours aux lèvres, je dis :
— J’étais en train de m’entraîner à tirer à l’arc.
— Oui, j’ai remarqué. T’es pas très douée.
Je le regarde de travers.
—Tu veux que je t’apprenne ?
J’ai bien entendu ? Clyde veut m’apprendre à tirer à l’arc ? Je cache difficilement mon étonnement.
— Si tu veux.
—Très bien. Quel est ton œil directeur ?
— Mon quoi ?
— D’accord… Tend ton bras et place ton pouce entre tes deux yeux et cette chenille, sur l’arbre. Ensuite, ferme chaque œil séparément. Celui avec lequel tu gardes le même alignement, c’est ton œil directeur.
Je m’exécute.
— C’est le droit.
— Donc tu viseras avec ton œil gauche de fermé. Tu es droitière ?
J’acquiesce. Je comprends maintenant pourquoi je manquais ma cible une fois sur deux : je ne fermais pas le bon œil. Je prends l’arc de la main gauche et place une flèche. Clyde passe derrière moi, entoure de sa main gauche la mienne, place trois doigts sur la corde, en-dessous des miens, et pose sa tête sur mon épaule droite. Il a du se baisser pour arriver à ma hauteur. Mon rythme cardiaque s’accélère. Je sens son cœur battre contre mon dos et la chaleur qu’il dégage. Une nouvelle décharge électrique parcourt tout mon corps. Nos corps sont beaucoup trop proches à mon goût. Je frissonne, mais de quoi ? De dégoût, de gêne, ou bien d’autre chose ?
— Maintenant, fais comme je t’ai dit. Je m’occupe de tirer la corde.
Je sens son souffle chaud sur mon oreille. Je ferme mon œil gauche et vise la chenille. Il suit mes mouvements sans aucune résistance. Je lui dis qu’il peut lâcher la corde et la flèche embroche la pauvre bestiole. Clyde s’écarte et sourit. Je suis soulagée de ne plus être serrée contre lui mais je ne laisse rien paraître.
— Tu vois quand tu veux !
Je baisse la tête en pinçant mes lèvres. Je dois être rouge comme Nathaniel tout à l’heure. Je me racle la gorge et passe une main dans mes cheveux.
— Bon, je devais attraper un chevreuil, pas une chenille.
—T’inquiètes pas pour ça, mon ange, je m’en occupe. Vas donc rejoindre ton meilleur ami.
Mon meilleur ami ? Je ne sais pas s’il a dit ça pour ironiser ou s’il était sérieux. Je lui donne l’arc et le carquois, lui indique où l’on se trouve puis retourne voir Nathaniel. Quand j’arrive, il me regarde avec des yeux ronds.
— J’espère que ça ne te dérange pas, mais Clyde va chasser le gibier à ma place, il est doué avec un arc.
Il grommelle. Je crois que ça ne l’enchante pas vraiment.
— J’ai découvert quelque chose d’intéressant, annonce-t-il.
Il désigne le dos de la carte blanche. Je regarde mais je ne vois rien d’intéressant. Voyant que je suis perplexe, il précise :
— Il est écrit quelque chose en braille.
— Traduction ? je demande en remarquant les points en relief presque invisibles.
— « Laboratoire de l’Ile de la Science »
L’Ile de la Science… Le rapprochement entre ce nom et le perroquet me frappe.
— Nathaniel, hier soir, j’ai vu un oiseau fait de métal, avec un œil semblable à un objectif d’appareil photo. Ça veut forcément dire que quelqu’un l’a créé !
— Et donc qu’il y a d’autres humains sur cette île !
Le sourire jusqu’aux oreilles, je tape dans les mains de Nathaniel. Clyde apparaît, tenant un chevreuil par les pattes arrière.
— Je vois que vous vous amusez bien.
— Clyde, nous ne sommes pas seuls ! je crie, surexcitée.
— Ah ça c’est sûr, avec les bestioles qui pullulent dans cette maudite jungle, on n’est pas seuls !
Je remarque que son torse et son visage sont recouverts de boutons. Il s’est fait piquer de partout par des insectes. Heureusement qu’il a sa veste en cuir et son pantalon pour le protéger un minimum. Sauf qu’il a laissé sa veste ouverte. Mais quel idiot…
— Mais tu ne comprends pas ! je débite. Sur la carte avec le code barre, c’est écrit le nom d’un laboratoire. Et ce code barre permet d’ouvrir une porte automatique ! Et l’autre jour, j’ai vu un robot-perroquet fabriqué par la main de l’homme !
Je reprends ma respiration. Il souffle par le nez, amusé. Amusé ?
— Amalia, tu ne crois sincèrement pas que je vais gober ces conneries ?
Au même moment, une grenouille sort d’une flaque d’eau pour se poser entre Clyde et moi. Métallique elle aussi, croassant comme un marteau-piqueur.
— Et ça, c’est des conneries, peut-être ? Tu penses que c’est Mère Nature qui l’a créé ? je poursuis en montrant du doigt l’amphibien.
Il sait qu’il a tort mais ne veut pas l’avouer. Un peu comme moi.
— Nathaniel, ces bestioles nous observent. S’il y a quoi que ce soit de connecté entre elles et leurs créateurs, alors ils nous espionnent.
Il hoche la tête : on s’est compris. J’écrabouille la grenouille de toutes mes forces.
— Il reste encore l’oiseau. Et il y en a sûrement d’autres. Si vous en voyez un, exterminez-le.
Clyde acquiesce et entreprend de dépecer le chevreuil avec une flèche tout en grattant ses boutons. Je m’approche de Nathaniel qui est en train d’observer la lettre sous toutes ses coutures et chuchote :
— Tu ne connaîtrais pas une plante pour apaiser les rougeurs ?
— Si c’est pour Clyde, non, je ne connais rien, désolé.
— S’il-te-plaît, Nathaniel !
— Bon, très bien, soupire-t-il. Il y a le plantain. Mais pas le lancéolé, le majeur. Prend deux ou trois feuilles au sol, écrase-les et frotte la plaie avec. Ça apaise.
Nathaniel cède facilement. Je me souviens maintenant de cette plante. Je pars à sa recherche, en cueille quelques feuilles, demande confirmation à Nathaniel puis les réduit en miettes. Je retourne voir Clyde. La vue du cadavre déchiqueté me donne envie de vomir.
— Enlève ta veste.
Voyant ce que j’ai dans les mains, il essuie les siennes sur son pantalon et s’exécute. Mon cœur bat à cent à l’heure. Difficile de ne pas fondre devant ça ; mais l’idée de le toucher à nouveau m’est désagréable. Je pose ma main sur ses clavicules et il me la prend. Je serre les dents.
— Je peux le faire si tu veux.
— Non, ça ira. Nathaniel m’a expliqué comment faire.
Je frotte tout son torse avec la plante et passe à son visage. Nos regards se croisent et j’ai l’impression que mon cœur sort de ma poitrine. Je termine et jette les feuilles.
Il me regarde, hausse un sourcil et sa bouche s’étire en un rictus amusé.
— Eh bien, Amalia, je ne te pensais pas comme ça !
— Je ne suis pas comme tu crois que je suis, j’articule difficilement.
— Comment es-tu alors ? me nargue-t-il.
Je ne réponds pas. Je ferme les yeux, soupire et me retourne. Je ne sais pas, je pense.
Je ramasse quelques brindilles et allume un feu dans un coin illuminé, puis je m’assois devant.
Je n’en reviens pas qu’il se soit laissé faire. C’était tellement étrange… Je ne sais pas pourquoi j’ai agi comme ça, ni pourquoi j’ai insisté pour le faire. Le devoir, sûrement. Je ne peux pas voir quelqu’un souffrir, même si ce n’est que quelques boutons insignifiants.
Vingt minutes plus tard, Clyde a dépecé et cuit le chevreuil que nous dévorons, assis dans le cercle de lumière. La boule de lumière jaune qui nous surplombe projette des ombres microscopiques, donnant l’impression que nous sommes tous petits. Plus tard, il ne reste que des os et de la peau.
— Amalia, tu peux tailler les os pour en faire des pointes de flèches, c’est très résistant, m’indique Nathaniel.
Bonne idée. J’acquiesce et me mets au travail. Une fois terminées, les flèches en os trouvent leur place en compagnie des autres dans le carquois. Clyde prend l’arc et en tire une juste au-dessus de la tête de Nathaniel. C’est comme un film au ralenti, je vois la flèche fuser à toute vitesse et se planter dans le tronc d’arbre, vibrante, manquant de peu Nathaniel. Je sursaute.
— Mortel, lâche Clyde avec un sourire satisfait.
Nathaniel est resté de marbre, les yeux écarquillés par la peur.
— Non mais t’es malade ? Tu veux le tuer ? je m’étrangle.
Je sais qu’ils ne peuvent pas se supporter, mais à ce point…
— T’inquiètes pas, mon ange, c’était pour tester ! réplique-t-il d’un air simplet.
— Alors teste ailleurs ! je hurle.
J’arrache la flèche et la jette à ses pieds. Nathaniel n’a toujours pas bougé et je l’aide à se relever. Si Clyde voulait l’impressionner, c’est gagné. Mais s’il voulait m’impressionner moi, c’est raté. Il n’a fait qu’attiser ma colère. J’aimerai bien le laisser en plan comme l’autre fois, mais nous sommes plus forts à trois. Je me résigne à ne pas le lâcher, uniquement pour ça. J’expire profondément pour me calmer.
— Allez, on avance. Nathaniel, tu passes en premier et Clyde, tu fermes la marche.
Je pense que Nathaniel est plus apte à ne pas nous faire tourner en rond que Clyde. Ce dernier pouffe et m’emboîte le pas. Niveau autorité, je dois encore m’améliorer. Mais bon, c’est Clyde alors je suis à moitié pardonnée.
En passant à côté de moi, il effleure mon épaule jusqu’à mon poignet. Je me raidis. Il se retourne et me fait un clin d’œil. J’ai envie de le gifler mais je sais que je ne ferai pas le poids et je ne veux pas le toucher à nouveau. Je ronchonne et marche aux cotés de Nathaniel. Sans prévenir, Clyde s’arrête brusquement et je manque de lui rentrer dedans.
— Vous avez entendu ?
Il se retourne et nous hurle de courir. Je jette un coup d’œil derrière moi. Un tigre ! S’il n’avait pas crié, j’aurai eu le temps de grimper à un arbre, car celui-là me paraît trop gros pour monter. Mais à peine nous a-t-il prévenus que l’animal s’est lancé à notre poursuite. Je le suis difficilement car je suis encore pieds nus et j’essaie de les poser sur les tapis de mousse et les touffes de fougères. Clyde court bien trop vite, je n’arrive pas à le rattraper. Haletante, suante, je force sur mes jambes brûlantes et douloureuses pour ne pas me laisser distancer.
Un tronc affalé au sol, trop haut pour le franchir sans perdre de temps, bloque notre route. Mais au lieu de s’arrêter et de chercher un autre chemin, Clyde saute en avant, pose ses mains sur le tronc, ramène ses genoux sous sa poitrine, puis pousse sur ses bras pour atterrir de l’autre côté. Le tout en un saut parfait et fluide. J’ai comme l’impression de l’avoir déjà vu faire ça.
Arrivée devant l’arbre, je monte maladroitement dessus en éraflant mes genoux sur l’écorce rêche. Je jette un coup d’œil derrière mon épaule. Nathaniel me tire par le bras au moment où le félin fait claquer sa mâchoire béante dans le vide, à un centimètre de mon pied.
— Attention !
Je n’ai pas le temps de régir et nous dévalons une pente presque verticale, puis nous roulons avant d’atterrir dans de l’eau. Je bats frénétiquement des bras et des jambes pour remonter à la surface et nage jusqu’à un rebord non loin du dénivelé séparant la forêt de l’eau. Nous sortons, trempés jusqu’aux os, et tombons comme des masses dans de l’herbe haute. Je n’entends que le rugissement furieux de l’animal et nos respirations sifflantes. Clyde tourne la tête vers moi et éclate de rire.
— Ça fait longtemps que je ne me suis pas autant amusé !
— Tu veux rire ? Tu étais mort de peur ! raille Nathaniel.
— Et toi tu n’as même pas vu cette maudite pente ! Achète-toi des lunettes, mon vieux !
C’est vrai qu’il n’avait pas vu. Et moi non plus d’ailleurs. Je leur dit d’arrêter de se chamailler comme des gamins et je me lève pour leur faire face, les mains sur les hanches. Clyde me toise d’un air intéressé. Je baisse la tête. Mon débardeur blanc mouillé est transparent et laisse voir parfaitement mon sous-vêtement. Gênée comme jamais, je foudroie Clyde du regard et voit Nathaniel balancer de la poussière dans ses yeux. Ça lui apprendra. Il s’essuie vivement et se lève, prêt à le cogner.
J’interviens :
— Arrêtez ! Vous n’allez pas recommencer !
— Très bien, chérie, c’est toi qui décide, capitule Clyde en souriant malicieusement.
Et il s’éloigne. Sans oublier de lancer un regard méprisant à Nathaniel qui m’observe d’un air désolé. Lui me comprend.
— Bon sang, Amalia, c’était un ligre !
Je hausse un sourcil interrogateur.
— Une espèce créée artificiellement à partir de l’accouplement d’un lion et d’une tigresse.
— C’est bien ce qu’on pensait, il y a des humains sur cette île. Il ne nous reste plus qu’à les trouver.
Clyde se retourne et hoche la tête. Nous sommes tous d’accord sur un point : chercher les personnes responsables de ces créations scientifiques.
Nous sommes tombés dans un immense lac et une prairie verte s’étend à perte de vue. La forêt est encore présente à droite, à gauche et derrière nous. Nous reprenons notre marche le long du lac.

Au bout de plusieurs heures, nous nous arrêtons, épuisés, au bout de l’étendue d’eau. Nous pouvons discerner la forêt qui reprend ses droits à quelques kilomètres devant nous. Mes vêtements ont séché, dieu soit loué. J’ai les pieds couverts d’ampoules, j’ai mal aux jambes et au dos. Mes cheveux sont gras et crasseux, et des gouttes de sueur coulent dans ma nuque. La seule chose à laquelle je pense c’est de me détendre dans l’eau et me laver.
— Je vais aller me baigner derrière ce rocher. Et ne vous avisez pas de m’espionner, ou vous le regretterez, je les avertis.
Clyde sourit et Nathaniel hoche la tête. Je file me cacher et après avoir jeté un dernier coup d’œil vers les garçons, je me déshabille et je plonge. J’ai juste gardé mes sous-vêtements ; on ne sait jamais. J’entreprends de me décrasser et m’assois sur un rocher sous l’eau.
Je regarde la surface du lac, m’amusant à créer des ondes du bout des doigts, pensive. Une libellule grise se pose sur une feuille de roseau. Je m’approche d’elle et je l’écrase entre mes mains. Foutues bestioles. Je dois aller les prévenir. J’essore mes cheveux, m’essuie avec mon lambeau de tissu et le remet autour de ma taille. Je reste un peu au soleil pour me sécher entièrement et me dirige vers l’endroit où j’ai laissé Clyde et Nathaniel.
Mais ils ne sont plus là. Je tends l’oreille et perçois leurs voix. Je m’approche d’un rocher et alors que je m’apprête à le contourner pour leur parler, je m’arrête brusquement.
— …depuis quand est-elle comme ça ? chuchote Nathaniel.
— Je n’en sais pas plus que toi, il faudrait lui demander.
— Je m’inquiète vraiment pour elle…
Je n’en crois pas mes oreilles. Ces deux-là sont comment le blanc et le noir, alors comment peuvent-ils discuter aussi calmement sans se taper dessus ? J’attends d’être sûre qu’ils ne parlent plus et je me montre.
— J’ai vu une libellule au bord du lac et je l’ai écrasée. Ces bestioles sont partout.
Ils lèvent les yeux vers moi. Clyde s’exclame :
— Je ne pensais pas que tu étais cruelle à ce point. D’habitude, les filles trouvent ça magnifique.
— Je parle d’un robot, Clyde, je réplique en levant les yeux au ciel.
Les deux ricanent en même temps et Clyde tape amicalement Nathaniel sur l’épaule. J’écarquille les yeux. Sont-ils en train de se moquer de moi ? Nathaniel reprend son sérieux et racle sa gorge. Peut-être qu’ils croient que je les ai entendu et qu’ils rient pour faire semblant que tout va bien. La culpabilité me ronge. Je ne devais pas surprendre cette conversation mais je ne peux faire marche arrière. Je fais comme si de rien n’était et m’assois en tailleur en face d’eux. Nous débattons par où nous irons à l’aube et nous nous mettons d’accord : nous nous enfoncerons à nouveau dans la forêt, en suivant toujours la même trajectoire.
Le crépuscule approche et des grillons commencent leur combat à qui chantera le plus fort. Clyde va chercher du bois à l’orée de la jungle, fait un feu, et nous nous endormons autour.
Mais en pleine nuit, quelqu’un du groupe ne dort pas et s’est levé. Je ne dors pas non plus : je suis bien trop occupée à me poser des questions sur qui je suis vraiment. La personne en question s’éloigne vers le lac. Trop curieuse, comme toujours, je la suis. Je plisse les paupières et remarque que c’est la silhouette de Clyde.
Silencieuse comme une ombre, je me cache derrière un rocher. Il enlève sa veste et trempe ses pieds dans l’eau. J’ouvre grands mes yeux. Un quartier de lune éclaire son dos et me permet de découvrir un tatouage que je n’avais encore jamais vu. Il couvre toute la largeur de son dos. Symétriques par rapport à sa colonne vertébrale, trois paires d’ailes (d’ange, de papillon et de libellule) se déploient à partir du creux entre ses omoplates et retombent jusqu’à ses reins. Je me rapproche un peu et vois d’autres détails. A gauche, les ailes sont comme fanées alors qu’à droite, d’autres plumes de toutes formes sont dessinées sur sa peau et les ailes sont magnifiques, impeccables.
Ses yeux sont rivés sur le pendentif de son collier, qu’il tient au creux de sa paume.
Sans m’en rendre compte, je me suis trop avancée et j’ai fait tomber un caillou dans l’eau. Clyde se retourne et renfile sa veste. Il remet son collier autour du cou et vient vers moi.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? crache-t-il.
La lumière lunaire fait briller des larmes sur ses joues. Clyde aurait pleuré ? Ses sourcils froncés cachent presque ses yeux et un muscle de sa mâchoire est crispé, formant une fossette. Il fixe le sol. Peut-être qu’il ne voulait pas que je voie son tatouage. Je me sens coupable d’avoir découvert une chose que je n’étais pas censée apprendre, comme lorsque j’ai surpris leur conversation.
— Je n’arrivais pas à dormir…
C’est à moitié faux. Il baisse la tête et avance vers le rocher. Quand il arrive à mon niveau, je l’arrête en lui tenant le bras. Il ne se dégage pas.
— Clyde, je sais que quelque chose ne va pas.
— Non, tu ne sais pas. Personne ne sait, répond-il d’une voix tremblante mais ferme.
— Alors explique-moi, je demande doucement.
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Il prend lentement ma main et l’écarte. Je n’insiste pas. Il ne me regarde toujours pas et rejoint Nathaniel.

Le lendemain, nous repartons en direction de la jungle. Clyde ne m’a toujours pas accordé un regard depuis hier soir, j’ai vraiment l’impression qu’il me fuit. Nathaniel n’est bien sûr pas au courant.
Je n’ai pas dormi le reste de la nuit. Non seulement j’ai pensé à la façon dont nous sommes arrivés ici, mais aussi pourquoi Clyde était dans cet état. Pourquoi a-t-il enlevé son collier ? Peut-être a-t-il une signification à ses yeux… Et ce tatouage. Il veut forcément dire quelque chose, mais quoi ? Ce mystère qui plane autour de ce garçon ne fait qu’attirer ma curiosité. Maintenant que je l’ai vu les larmes aux yeux, je détecte dans son regard et dans son expression une certaine souffrance. Chose que je n’avais encore jamais remarquée, et que je n’aurais jamais pensé remarquer chez quelqu’un comme lui.
Quand je me suis réveillée ce matin-là, j’étais complètement dans la lune. Maintenant que j’ai retrouvé des personnes que je connais, mon passé m’est un peu plus clair. J’ai cette impression de lutter en permanence contre moi-même, contre mes souvenirs. C’est un combat sans fin. Un combat que je me dois de gagner.
Je ramasse des baies que je distribue. Je m’y connais en botanique, alors je ne risque pas de les empoisonner.
— Des baies de canneberge, m’affirme Nathaniel.
Je souris. Un point que l’on a en commun : il a l’air de s’intéresser tout autant que moi aux plantes.
Nous marchons jusqu’à ce que le soleil atteigne son point culminant, sans remarquer la moindre chose suspecte.
Alors que je commence à m’endormir debout, un cri effroyable déchire le silence pesant. Un hurlement de fille, strident, aigu, à exploser les tympans. Clyde saisit son arc et encoche une flèche, tous ses sens aux aguets. Nous marchons vers la source du bruit, muets, prêts à bondir au moindre mouvement.
Une fille est perchée à deux mètres à peine dans un tronc en forme de « V » et plante ses ongles dans l’écorce pourtant épaisse. Ses doigts sont crispés, son visage déformé par la peur et son corps tordu dans tous les sens afin d’échapper à un jaguar en train de griffer le tronc. L’animal, complètement déchaîné, essaie d’attraper un pied de la jeune fille. Seuls ses les rugissements gutturaux et les hurlements perçants de la fille perturbent la tranquillité habituelle de la jungle.
Clyde tend son arc et en quelques secondes à peine, le jaguar se tait à jamais, une flèche lui transperçant la boîte crânienne. Une giclée de sang barbouille les plantes vertes et la fille se fige, terrorisée. Nous nous précipitons auprès d’elle et Nathaniel l’aide à descendre. Je jette un coup d’œil à Clyde. Il est accroupit devant l’animal, une main posée sur son genou, l’autre fermant délicatement ses yeux. Je ne sais pas quoi penser de ce geste de respect de sa part. Alors que je l’observe, la fille encore tremblante tout à l’heure bondit vers moi et m’étreint jusqu’à m’étrangler.
— Lâche-moi !
Elle s’écarte et paraît interloquée.
— Mais… Amalia, c’est moi, Kat, ta meilleure amie !
Kat… ? Son prénom ne me dit rien.
— Qui es-tu ?
Je ne sais pas comment formuler autrement ma question pour qu’elle m’en dise plus sur elle.
— On se connaît depuis la maternelle ! Amalia, qu’est-ce qui t’arrives ? Ne te moques pas de moi, ce n’est pas amusant.
Elle fait une moue triste. Je ne sais pas moi-même ce qui m’arrive.
— Je ne me moque pas de toi.
— Enfin, comment peux-tu oublier tous nos fous rires ? Tous nos problèmes, nos conflits et nos réconciliations ?
— Je ne sais pas… je murmure.
— Ne me dis pas que tu ne te souviens pas de Matthieu ? Ou encore de cette vieille en moto le jour de mon anniversaire ? Inoubliable !

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