J’entrouvre les yeux. Je suis rapidement aveuglée par une intense lumière jaune et cligne plusieurs fois des paupières. Je suis allongée sur le dos. En tendant l’oreille, je perçois un doux murmure, comme un chuchotement, qui brise le silence apaisant. Un souffle violent entraîne une volée de grains de poussière et fouette mon visage. Quelque chose de rugueux et de lisse à la fois caresse ma peau.
De l’air frais s’engouffre dans mes narines. Mes poumons se contractent brusquement. J’entrouvre les lèvres et un liquide salé remonte dans ma trachée pour jaillir à travers ma bouche. Le manège se répète et tout mon corps est agité de soubresauts et de tremblements. J’ai envie de vomir mais je me retiens du mieux que je peux. Alors j’inspire à m’en faire mal aux bronches et j’expire lentement.
Soudain, une vive douleur vrille l’arrière de mon crâne, comme si un puissant marteau me frappait de l’intérieur. Je serre les dents et les paupières pour alléger la pression dans ma tête, mais ça ne fait qu’empirer.
Il faut que je bouge pour comprendre ce qui se passe.
Je plie un doigt qui lâche un craquement inquiétant, puis les dix, et serre dans mes mains une masse chaude et compacte. Je tire mon coude en arrière et relève mon buste. Ma tête tombe sur mon épaule, trop lourde pour mon cou qui me paraît décharné et affaibli. L’élancement revient plus fort que jamais. Je pose une main sur mon front brûlant et frotte mes yeux embués.
Je m’assois. Trop vite. Instantanément, des points noirs dansent devant moi, mes paupières papillonnent et je retombe.

Quand je me réveille, l’étendue bleue s’est obscurcie. Je me redresse avec moins de difficultés et regarde au loin. De l’eau. De l’eau à perte de vue, formant des vagues écumantes stoppées par le dénivelé de la plage et les rochers abrupts qui la bordent. Je tords ma nuque encore douloureuse pour regarder en l’air. Un fin croissant blanc déverse sa lumière pâle sur les ondes de l’océan et éclaire le sommet des roches lustrées par les vagues. Une mousse légère et blanchâtre caresse mes pieds et je remarque que je n’ai pas de chaussures.
Je discerne ma silhouette qui se détache sur un fond pâle. La luminosité pourtant faible me permet d’identifier ce qui m’enserre. Une robe beige se prolongeant jusqu’à mes genoux, tenue par une chose brillante et ronde au niveau de mon épaule.
Je me lève plus lentement cette fois en m’appuyant sur une pierre plantée à même le sol. Le tissu colle mes jambes l’une contre l’autre, je manque de perdre mon équilibre mais je fais des moulinets des bras et me reprends. A petits pas, je me retourne, sentant le sable glisser entre mes orteils. Je souris bêtement : c’est agréable. Une ombre compacte me domine de toute sa hauteur et des silhouettes d’arbres se dessinent sur le ciel ténébreux quelques mètres devant moi. Mon sourire s’évanouit. Je retombe de mon petit nuage et prend conscience de quelque chose.
Que m’est-il arrivé ? Où suis-je ? Je fronce les sourcils, perplexe. Je suis née le 04/07/2049 et j’habite à Paris. Je crois que mes parents sont en instance de divorce.
Je regarde autour de moi : il n’y a personne. Je dois partir à la recherche de ma famille ou d’une quelconque vie humaine et en même temps découvrir où je me trouve. Je veux savoir jusqu’où cette ombre dominante s’étend, sur quel continent et connaître son histoire.
Dépaysée et assaillie de questions, je me résous à m’enfoncer au cœur de cette masse sombre qui me terrifie. Je passe sous un buisson touffu et des épines se coincent dans ma robe. Le tissu se déchire et je décide de m’en débarrasser. Je découvre que je porte en dessous un débardeur blanc et noue le tissu en lambeaux autour de ma taille. Il m’arrive en-dessous des genoux. Un frisson glacé parcourt ma colonne vertébrale et je frotte mes bras énergiquement. Les sous-bois sont dans le noir complet. Un piaillement me fait sursauter. Je halète, tremblotante et méfiante. Je ramasse un bâton et tâtonne le sol, à la façon d’un aveugle.
Je progresse pendant quelques minutes, errante, vide de toute réflexion mais attentive à la moindre chose qui sorte de l’ordinaire. Mes lèvres sont gercées et ma gorge sèche. Je tends l’oreille ; aucun coulis d’une quelconque rivière. J’ai froid mais je ne connais aucun moyen de me réchauffer. Alors je me couche dans les racines noueuses d’un arbre, renfermée sur moi-même comme un animal apeuré, la bouche pâteuse, et ferme les yeux.

Dormir dans une jungle hostile, ce n’est pas rassurant. Seul point positif : le réveil est déjà programmé. Les oiseaux s’éveillent. Aigus, graves, sons longs et courts, chansons mélodieuses et chants ténébreux s’enchaînent en une parfaite harmonie. Des rayons de lumière dorée passent à travers les arbres. Mon mal de crâne réapparaît avant que je ne fasse quoi que ce soit. Ma tête tourne comme une toupie et je manque de tomber en me relevant. En me rattrapant sur un arbre, je regarde autour de moi. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’observer les sous-bois de jour.
Une végétation dense et exubérante s’impose et une fine brume parsème le sol. Des arbres de toutes tailles et de toutes formes sont entourées de fleurs plus colorées les unes que les autres et cachées sous des fougères hautes comme mes jambes. Je les observe de plus près et identifie des hibiscus, des passiflores, des tulipes perroquet ainsi qu’une Rafflesia, fleur rouge sans tige ni feuilles pouvant peser jusqu’à dix kilogrammes. Fascinée, je m’en approche un peu plus et alors que son odeur pestilentielle de putréfaction parvient jusqu’à mes narines, un grondement éveille mes sens. Je lève vivement la tête.
Une panthère noire me fixe de ses yeux dorés, perchée sur une branche basse d’où pendent des lianes. Je peux presque voir ses griffes aiguisées briller sous les rayons du matin. Figée sur sa branche, impassible, on dirait qu’elle lit la peur en moi. Le bout de sa queue s’agite au rythme de l’aiguille d’une horloge. Je regarde le sol en signe de soumission et attends en pinçant mes lèvres. L’animal grogne. Si elle me saute dessus, je découvrirai la sensation de mourir égorgée ou déchiquetée. Sans façon, je pense en déglutissant bruyamment.
Plusieurs minutes passent, sans que l’une d’entre nous ne se décide à agir. Soudain, elle feule et je la vois bondir vers moi. Je fais une roulade sur le côté et me retourne. Le courant d’air qu’elle provoque en passant à un cheveu de ma tête me fait frissonner. Heureusement, elle ne me visait pas moi, mais une autre panthère apparue derrière sans que je m’en aperçoive. Discrètement, je soupire de soulagement. Les deux félins commencent à se battre férocement et je recule à petits pas, consciente que je ne suis plus leur centre d’intérêt principal. Une fois à une bonne distance d’elles, je cours à toute vitesse le plus loin possible. J’enjambe racines, trous et bosses, troncs d’arbres pourris et écarte des lianes pendantes comme si ma vie en dépendait. Ce qui est d’ailleurs le cas.
La respiration presque sifflante, je m’arrête, à bout de souffle, sur un champ de fougères au bord d’un ruisseau. J’envoie une gerbe d’eau sur mon visage et bois. Je m’immobilise un instant, comme hypnotisée par le ruissellement de cette eau. Mes yeux rebondissent sur le plat du courant limpide et sur les reliefs du liquide formés par les galets en surface. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce genre de scène. Où et quand, je l’ignore.
Je secoue la tête, comme pour revenir à la réalité, et m’assois sur une souche, troublée. Un serpent sort des fourrés à côté de moi en faisant vibrer sa langue. Aussitôt, je saisis un bâton — vu que j’ai laissé le mien près des panthères, et je n’ai aucunement envie de retourner le chercher — et frappe le sol à proximité du reptile, ce qui le fait fuir directement. Je sais que les vibrations les effraient. Je décide de garder ce bâton pour me défendre en cas de besoin. Je continue à errer et plonge dans mes pensées.
Quelque chose m’intrigue. Comment puis-je me rappeler du comportement du serpent, des félins, reconnaître autant de fleurs, et ne plus me souvenir de ce qui m’est arrivé ?
Je déambule, captivée par la nature qui m’entoure, jusqu’à ce que mon ventre crie famine. Je cherche des yeux quelque chose à me mettre sous la dent et observe avec envie des singes se nourrir de papayes en hauteur. A force de leurs chamailleries, un fruit tombe de l’arbre, se brisant en mille morceaux devant moi. Je m’empresse de ramasser le tout et de l’engloutir. Puis je réussis à trouver des figues, des noix et quelques baies dont je suis certaine qu’elles soient comestibles.
Le soleil se découvre entièrement et le brouillard s’est dissipé. Je reprends ma marche, attentive à tout signe de vie humaine. Alors que je commence à observer des petits insectes sous une écorce pourrie, un résonnement me surprend. Un tronc a été frappé avec un bâton. Je fais volte-face. Rien. Le même bruit se répète, à plusieurs endroits différents, et à intervalles réguliers. Soudain, quelque chose agrippe mes épaules. Je sursaute et me retourne en fouettant l’air de ma branche. Un garçon se baisse pour éviter mon coup et se redresse, feignant l’étonnement. Il me dépasse d’une tête et je dois presque me casser la nuque pour le regarder. J’ai le signe de vie humaine que j’attendais.
— Hé, Amalia, baisse ton bâton !
Alors c’est comme ça que je m’appelle, Amalia ? Mais, une seconde, comment connait-t-il mon prénom ? Je le dévisage de haut en bas. Sous sa veste en cuir noir et ouverte il est… torse nu. Il a les épaules carrées et une musculature parfaitement dessinée. On pourrait penser que ce sont les dieux eux-mêmes qui l’ont façonné. Un pendentif représentant le Yin et le Yang cerne son cou. Un nez droit et fin est planté au milieu de son visage aux traits réguliers et ses yeux bleus sont semblables à deux pâles saphirs. Son crâne est légèrement rasé sur les côtés, ses cheveux noirs sont ébouriffés sur le dessus et une boucle d’oreille en diamant perce son oreille droite et relève encore plus la couleur de ses yeux. Il porte un jean et des baskets et tient un filet rempli de poissons. Un garçon d’une vingtaine d’années, à en juger par son physique.
— Tu sais comment je m’appelle ? je le menace en tendant mon bâton sous sa mâchoire.
Ma propre voix m’étonne et j’ai l’impression que c’est la première fois qu’un son sort de ma bouche. Il baisse négligemment mon arme du bout du doigt et hausse un sourcil.
— Beaucoup le savent, mon ange.
Comment ça ? Et c’est quoi ce surnom ridicule ? Je plisse les paupières.
— Qui es-tu ?
— Clyde McKnight, chérie, dit-il d’une voix fausse en chassant une poussière invisible de son épaule. Au fait, c’était quand la première fois que tu as bu de l’alcool ?
Pourquoi me demande-t-il ça ? Je ne me souviens pas avoir déjà bu de boisson alcoolisée.
La première information monte jusqu’à mon cerveau. J’ai déjà entendu ce prénom quelque part, mais où ?

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