Le silence était pesant dans la petite pièce carrée des relations publiques, tout le monde semblait concentré sur les images flottantes et pas grande productivité n’avait l’air d’en ressortir. Lucille se racla la gorge et les trois levèrent brusquement les yeux, surpris.

— Est-ce que vous avez réfléchit aux voies ? enchaîna-t-elle.

Bodin se releva, attrapa un des carrés grisé qui flottait devant lui pour l’agrandir. Lucille n’y voyait pas beaucoup.

— « A, B, C » ? proposa-t-il. « 1, 2, 3 » ?

— Les voies inter-divisionnelles sont déjà nommées « A, B, C, 1, 2, 3 », soupira la ministre.

— On a pensé à « rapide, normale, lente », intervînt un second.

— Quelqu’un peut me rappeler pourquoi nous changeons les noms de ces voies en premier lieu ? s’agaça-t-elle.

— Parce que des obèses se sentent mal à l’aise vis-à-vis des voies « véhicules lourds » qu’ils doivent emprunter, répondit le second.

— Et vous voulez appeler cette voie « lente » ? Lent comme cognitivement lent, lent comme handicapé ? appuya Lucille.

— Non Mme la Ministre, enchérit Bodin, nous allons trouver autre chose.

— Vous avez jusqu’à la fin de la journée ou quelque chose ici va changer, indiqua-t-elle d’un geste de la main. Vous avez eu une semaine pour y travailler à trois …

Elle se résigna et disparut du bureau, montant rapidement au travers des étages du palais Rohan. Loïc devait probablement avoir finit de lire son discours. Il n’avait jamais aimé les écrire lui-même. Il lui fallait un premier essai qu’il puisse modifier à sa guise, une matière à partir de laquelle travailler.

— Alors ? enchérit la ministre, la visite est cette après-midi.

— Je sais, soupira Loïc en relevant à peine les yeux des lumières qui flottaient devant lui, ma secrétaire me le crie toutes les heures. Elle le fait exprès ou elle oublie juste qu’elle me l’a déjà crié. Je ne suis pas sûr qu’elle s’en rende compte de toute manière.

— « Crier » ? répéta Lucille.

— Maintenant que tu le dis, je devrais peut-être lui conseiller d’aller vérifier son audition. Mais j’aime bien l’atmosphère du discours, reprit-il plus sérieusement en relevant enfin les yeux de l’hologramme, c’est simple mais précis. Très facilement lisible sur un plan populaire et un plan plus expert.

— Mais ?

— Des fois je me demande juste si ce serait si dramatique de parler franchement du Grand Vide. Je veux dire, la bombe a été lâchée. Cette semaine a été chaotique et tout le monde ne parle que de ça, pourquoi ne pas en profiter pour enterrer définitivement l’histoire ? Tout le monde a déjà oublié le journaliste américain, comme tu le souhaitais, précisa-t-il, la seule réaction de la division a été de quelques mots, le blabla habituel. On a pas encore de plan à proposer pour la gestion de l’eau donc on ne peut calmer réellement les choses. Alors pourquoi ne pas simplement expliquer clairement pourquoi il n’est pas possible d’aider le Grand Vide au lieu de laisser toutes ces rumeurs courir ?

— Est-ce qu’on explique pourquoi nous ne pouvons pas aider les pauvres petits africains ? Est-ce qu’on doit expliquer pourquoi on ne peut pas aider à mettre un frein au sida en Afrique ? Pourquoi il y a toujours des famines, toujours des problèmes d’accès à l’eau potable là-bas ? Est-ce qu’un discours ou une position officielle ont déjà été clairs sur ce sujet ? Non. Jamais. Parce qu’on ne l’explique pas. Les gens le savent. Les gens le savent et ont besoin de croire que les choses ne sont pas figées, ils ont besoin de savoir que leur avis compte. Peu importe que nous, nous ne pouvons rien faire. C’est une injustice. Est-ce que tu veux vraiment dire aux citoyens qu’on ne peut pas combattre l’injustice ? Est-ce que tu crois qu’ils ont envie qu’on le leur répète ?

Elle s’arrêta, respira et s’adoucit.

— Ecoute, je sais que c’est difficile. Les médias et l’opinion publique ne te sont globalement pas favorables et les surnoms et accusations sont permanents. C’est la première fois qu’ils sont aussi durs avec toi, je le comprends. Mais ça fait partie du boulot, souligna-t-elle. Tu es l’image de cette division, tu as signé pour ça, pour résister, encaisser, servir de bouc-émissaire. Ils en ont besoin. Peu importe que tu ne puisse pas les aider, peu importe que personne ne puisse le faire, peu importe que n’importe quel Président dans ce bureau serait tout aussi inefficace que toi face à cette injustice. Ils ne veulent pas le savoir. Parce que si le gouvernement ne peut rien changer, qu’est-ce qu’il se passe ? Si peu importe leur vote, rien ne change réellement, alors quoi ? Peu importe qu’on ait fait ça ou ça, peu importe ce qu’on aura accomplit jusqu’ici, peu importe ces dernières années, peu importe tout ce que leur vote a changé. La seule chose qu’ils retiendront c’est que pour les grosses questions, le vote est inutile. Et s’il n’est pas utile pour les questions importantes de ce genre, il est alors inutile en soi.

— La démocratie, soupira Loïc.

— Nos textes sont encore assez ouverts aux interprétations, s’amusa la ministre, c’est le moment ou jamais si tu veux un leadership plus imposant.

Il rit doucement et s’appuya contre son bureau.

— Faire plaisir aux géants de l’eau ce sera, se résigna-t-il finalement.

_______________________________

La vieille villa qu’ils occupaient était faite de pierre et verre, l’association était des plus étrange lorsqu’elle était perdue dans la nature. Avant qu’ils n’en enlèvent les mauvaises herbes qui avaient poussées ici et là, elle ressemblait exactement à la vision du futur que Guillaume avait. Des vies envahies, laissées à l’abandon. Tout un potentiel engloutit. C’était perturbant.
Guillaume toqua contre la porte de verre, indécis. Il n’aimait pas la position dans laquelle il se trouvait. Luc releva les yeux, étira un sourire et se déplaça de quelques centimètres sur le canapé. Guillaume prit place à ses côtés.

— Nat pense qu’il serait peut-être bien de commencer à s’installer à quelque part, faire pousser deux trois cultures histoire de ne plus être dépendant. Certains groupes s’en sortent extrêmement bien en fonctionnant de cette manière.

— Bonne idée, enchérit Luc.

— Excepté qu’elle veut le faire là où aucun village ne peut nous balancer. Elle trouve déjà trop dangereux de prendre racine, elle ne veut pas le faire là où on peut nous voir.

— Sérieusement ? On est déjà au fin fond du monde, il faut qu’on s’isole encore plus ?

— M’en parle pas, il n’y a déjà pas grand monde dans les parages. Et franchement, ce serait bien de voir un peu de nouvelles têtes. Je veux dire, il y a qui ? Emma ? Nat ? La nouvelle gamine qu’elle surprotège ? appuya Guillaume.

— T’es au courant qu’il y a un village quelques kilomètres au sud, pas vrai ? s’assura Luc, elles sont pas très difficiles, crois-moi.

— Sérieusement ?

— Ouais, rit Luc, elles sont faciles quand elles croient que tu as le pouvoir, enchérit-il en tapotant légèrement son arme.

Guillaume étira un sourire, acquiesçant comme il le pouvait. Natasha lui avait demandé de ne pas faire quoique ce soit qui indiquerait son trouble si jamais Luc venait à confirmer ce que Chloé avait entendu – histoire d’avoir le temps de trouver une solution. Probablement que lui mettre son poing dans la figure était proscrit. Il soupira et se releva, Luc rit doucement.

— Essaye la blonde dans la maison rose, des seins, mec, comme t’en as jamais vu.

Il sortit aussi calmement que possible, retrouvant directement les filles dans la pièce adjacente.

— Il me donne envie de vomir, grinça Guillaume.

— Qu’est-ce qu’on fait ? enchérit Emma, on ne peut pas juste le renvoyer dans l’Espace Atlantique.

— Et ce gars mérite un peu plus.

— On a pas de prison Guillaume, qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? s’agaça Natasha. Déjà, il est évident qu’il ne descendra plus dans un village seul. Quoi ? ajouta-t-elle devant le regard désabusé de son camarade, tu crois que lui casser la figure va rendre les choses justes ? Tu crois que c’est ce qu’il mérite ? Je t’en prie, fais-toi plaisir.

— On peut l’abandonner dans un village du Grand Vide, proposa Emma.

— Et prendre le risque qu’il trouve un moyen de nous balancer ? Il sait bien trop de choses et on est ici depuis tellement longtemps, il faudrait tout changer à nouveau.

— Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? s’inquiéta Emma.

— Qu’on va devoir réunir tout le monde, Guillaume occupera ce salopard pendant qu’on discutera d’une importante décision.

Ils s’échangèrent un regard et il acquiesça légèrement, comprenant ce dont il était question. Pas beaucoup de solutions ne s’ouvraient à eux pour gérer ce genre de situations. Ils n’étaient pas censés avoir à prendre de décisions pareilles, d’ailleurs.

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Claire désactiva la connexion avec l’environnement et reposa son DID sur le bureau, il ne lui était pas d’une grande utilité pour la réunion à venir. Elle jeta un oeil autour d’elle, soupirant. Si les deux laboratoires de l’étage étaient des plus longs et étaient relativement fermés, n’ayant que des baies vitrées classiques qui donnaient sur l’extérieur, les bureaux et salles qui se trouvaient entre ces labos étaient totalement fait de verre. Il était parfois possible en restant assise à son bureau, pourtant en plein milieu de l’étage, de voir au travers de chaque salle qui s’étendait entre le bureau de la scientifique et l’extérieur du bâtiment. Seules des plaques amovibles permettaient l’intimité. Fallait dire que c’était un vieux bâtiment qui avait été construit selon les théories de Festinger et leur impact sur la productivité au travail à une époque où on ne jurait que par le verre et la transparence.
Claire se releva et sortit du bureau, se dépêchant de chercher un moccha à l’étage du dessous avant de remonter rejoindre le reste des professeurs autour de la table, les mains agitées. La salle de réunion de l’étage était plutôt mince et les tables bien trop longues. Elle avait l’impression de manquer d’air. Et les épais nuages gris en-dehors n’aidaient en rien. Qui avait encore oublié de descendre les murs ce matin ? Elle avait presque le vertige.

— Personne ne perdra ses bourses, répéta-t-elle à l’ensemble de la table, tous chercheurs ou enseignants-chercheurs. Vous garderez vos bourses de recherche et les étudiants garderont leur bourse d’étude. Mais on nous impose ces deux projets d’études et tout le reste doit passer au second plan.

— Les bourses ne vont plus être attribuées si nous ne pouvons effectuer les recherches qu’elles sont censées financées, pointa Krishna.

— C’est dans le long-terme qu’il faut voir, répondit Claire. Je ne suis pas plus satisfaite que vous par la situation, mais nous n’avons pas trop le choix. Vous savez comment les choses fonctionnent, nous devons répondre de la division.

En réalité, ils répondaient surtout des chinois. La division n’ayant pas assez de fonds nécessaires pour couvrir les dépenses de ce genre de recherches, elle dépendait de l’extérieur pour son financement – du moins, pour ce cas précis où les dépenses étaient affolantes. La recherche publique telle qu’on l’appelait se trouvait donc enchaînée à devoir répondre des intérêts de la division – et des divisionnels, tout en répondant de firmes multinationales. La recherche privée n’existait pas en tant que telle, du moins selon la définition du Paris France. Dans l’Espace Atlantique, tout ce qui avait attrait aux nouvelles technologies, à l’industrie et aux savoirs était d’ordre divisionnel, c’était d’ailleurs un des seuls point commun qu’ils avaient avec la Zone de l’Est. En étant d’ordre divisionnel, ils devaient répondre d’une utilité publique. Toute technologie préalablement développée par un laboratoire pouvait dès lors être utilisée par une entreprise d’ordre divisionnel sans se heurter à des histoires de brevets. Ces entreprises se trouvaient à mi-chemin entre le privé et le publique. Elles fonctionnaient de manière autonome et pouvaient être complètement tournées vers le profit, ne répondant aucunement de la division, tant que les produits étaient jugés utiles aux citoyens – sans quoi elles ne pouvaient exploiter les savoirs de la division et se retrouvaient bloquées sous des démarches juridiques et administratives sans fin. À la différence de la Zone de l’Est cependant, les produits ainsi créés par ces entreprises n’appartenaient pas à la Division. Celle-ci n’entrait en jeu que dans l’exportation franco-internationale puisque dès lors les brevets et la propriété intellectuelle reprenaient le dessus – bien que l’entreprise gagnait toujours sur la production.
C’était ce qui avait fait la réputation de l’Espace Atlantique à l’étranger, un circuit ouvert entre la recherche et les entreprises, la Division et le produit. Il s’agissait d’un système particulier, souvent assez flou pour les internationaux.

Malgré tout, c’était la première fois que la Division imposait autant son programme sur les équipes de Claire et l’ajustement allait être difficile (en plus d’être contre-productif).

— Ca reste des projets conséquents, intervînt Julien – seul pur mathématicien de l’équipe, transférer Hypra dans un milieu aquatique est plutôt dans la ligne de mire de ce que nous avons déjà fait. Et les implications sont nombreuses, il n’y a pas que la défense, il y a l’éco-système également. Imaginez ce qu’on peut faire si on connaît les fonds marins en temps réel.

— Et est-ce qu’on va parler du point de vue éthique vis-à-vis la météo ? J’entends très bien qu’officiellement il s’agirait de réussir à faire pleuvoir sur le Grand Vide mais j’ai extrêmement du mal à voir les choses se restreindre à ce point.

— Si quelqu’un subit un dilemme moral, répondit Claire, il est libre de ne pas travailler sur le projet en question. Evidemment, si quelqu’un veut quitter le labo, je ne m’y opposerai pas. Je comprends parfaitement que la situation n’est avantageuse pour personne mais c’est à nous de faire les choses correctement. La division ne fait que nous imposer des sujets, c’est à nous de faire en sorte que son influence s’arrête là. Et si nous nous y prenons bien, nous pourrons réaliser de grandes choses ensemble. Nous avons une très bonne équipe pluridisciplinaire. Et il serait bien d’être au clair sur certaines questions avant d’en parler aux étudiants et de complètement reformer les équipes. Il est visiblement évident que pour la transposition d’Hypra, nous avons déjà plus ou moins quelques points de départ. Scanner les fonds marins, rendre viable l’échange d’information en milieu aquatique … Pour le projet météorologique, il s’agira de commencer du tout début. Beaucoup de recherches ont été faîtes sur le sujet au siècle éclair, on a un peu oublié tout ça, il me semble qu’il y a eut un projet il y a une vingtaine d’année en Chine mais je n’en ai pas ré-entendu parler donc …

— Deux équipes générales, acquiesça Krishna, et des équipes à l’intérieur. On a toujours fonctionné comme ça et ça nous a plutôt réussit.

— Je pensais nous laisser une semaine pour jeter un oeil rapide à la littérature, reprit Claire, voir ce qui nous intéresse, les idées qu’on peut déjà esquisser et créer les sous-groupes en fonction de l’affinité de chacun pour l’objet d’étude. Ca risque d’être un peu difficile les premiers jours, on doit complètement se ré-orienter mais il n’y a pas de raison que ça se passe mal.

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Ils avaient trouvé deux rochers suffisamment éloignés l’un de l’autre, sur une petite colline coupée de tout. Baptiste hésita, perché sur l’un des rochers. Il n’était pas haut mais le risque de finir la nuque brisée sur le deuxième, un bon mètre plus loin, lui semblait assez élevé.

— Pas d’élan, rappela Mathieu. Le but, c’est que tu puisses atterrir sur une zone extrêmement petite sans te casser la figure. C’est pour ça qu’on appelle ça ….

— Un saut de précision, oui, souffla Baptiste.

— Hey, tu m’as demandé de t’apprendre, rappela le blond.

— Je sais, désolé.

Le gamin sautilla légèrement sur place et se lança enfin. Ses pieds touchèrent la roche voisine mais son corps fut porté à l’avant, le prenant à contre-pied. Il se rattrapa de justesse les mains à plat sur la pierre.

— Ok, intervînt Mathieu après lui avoir demandé de ne plus bouger, tu vois l’espace entre tes mains et tes pieds ?

Baptiste acquiesça, tenant difficilement sa position.

— Tu fais ça sur un bâtiment de 5 étages, ta cervelle redécors le sol. Tu dois tenir l’équilibre uniquement sur tes jambes. Les espaces feront parfois qu’une dizaine de centimètres et face à toi ? Un mur. Pas de quoi retomber à quatre pattes. Recommences.

Le gamin soupira, se releva et se positionna les pieds au bord du rocher. Cette fois-ci, ses pieds glissèrent sur la seconde pierre et il retomba légèrement en arrière.

— C’est plus difficile que ça en a l’air, pas vrai ? sourit Mathieu. Recommences.

Le cinquième essai fut enfin le bon. Ses jambes étaient écorchées à force de frotter la pierre et il était épuisé, mais Baptiste tenait bel et bien sur le rocher opposé.

— Tu dois avoir confiance en toi parce que là haut, quand tu seras suspendu dans le vide à la seule force de tes bras ? C’est toi et toi seul qui sera capable de te sortir de là. Encore une fois.

— Mais j’y suis arrivé, souligna le gamin.

— Il a fallut 7 essais pour que tu y arrives. Tu crois que tu auras le droit à 7 essais le jour où tu te casseras la gueule ? Et ce n’est pas encore ça, tu es toujours un peu balancé. Encore une fois, répéta Mathieu.

Il était déjà midi quand Mathieu le laissa enfin prendre une pause. Baptiste n’avait fait que de sauter durant les deux dernières heures et son estomac criait famine. Il était épuisé, énervé aussi.

— Il va falloir que tu t’entraînes tous les jours, rappela Mathieu. La roulade qu’on a appris l’autre jour également. Et te muscler un peu les bras, s’amusa-t-il alors que le gamin grimaça. Dès qu’on trouve un village un peu plus urbain, on essayera deux trois choses en vrai, histoire que tu commences à évaluer les terrains et les options qui s’offrent à toi devant un obstacle, ça marche ?

Baptiste acquiesça et ils rejoignirent le campement, quelques centaines de mètres plus au sud. Il s’agissait surtout de quelques maisons abandonnées sur un plateau bien trop bas. Ils avaient quitté le précédent village et cherchaient un endroit où se poser, à l’abris, le temps d’établir un plan d’action plus solide – ils s’en étaient sortit trop justement la dernière fois. Cet hameau était bien trop bas mais au moins, ils étaient isolés du reste de la région et dormait dans de réelles maisons. Pour quelques jours, c’était suffisant.
Philipe ne tarda pas à prendre Mathieu à part alors qu’ils arrivèrent, l’air agacé. Et Baptiste se précipita sur une gourde d’eau.

— Natasha est là, informa Philipe.

— Je croyais qu’ils ne devaient venir que demain ?

Philipe haussa les épaules et Mathieu soupira. Il jeta un oeil autour de lui et repéra les nouveaux arrivants au loin.

— Plus tôt on sait ce qu’elle veut, plus tôt on en est débarrassés.

— Ils ont réussit à récupérer des armes, insista Philipe d’une main sur son épaule.

— Ce qu’on a fait également.

— Ils ont une dizaine de Xin-19. Et des munitions, mec. Ils ont le triple de ce avec quoi on a commencé. Et ils n’ont probablement pas tout dévoiler, si tu vois ce que je veux dire.

Mathieu acquiesça lentement, elle avait réussit son coup. Tout était plus facile quand on se vendait après tout. Il soupira et rejoignit le petit groupe, Natasha regardait autour d’elle d’un oeil curieux.

— C’est sympa comme petit village, enchaîna-t-elle alors qu’il arrivait à leur hauteur.

— C’est un hameau abandonné et il est encore trop à découvert, on y restera pas longtemps. Tu avais dis que vous aviez besoin d’aide ?

Guillaume se retourna, montrant un troisième homme dans la voiture, quelques mètres derrière.

— Il s’agirait plus d’un service, en fait. On a un violeur sur les bras.

Mathieu rit doucement, il devait être en train d’halluciner.

— Et vous me ramenez ce salopard ici ? C’est une sorte de message ?

— Ecoutes, enchérit Natasha, on a tous entendu parler du groupe d’officieux que vous avez pillés. Ils n’ont d’ailleurs toujours pas été retrouvés, j’imagine que vous les avez lâchés à quelques kilomètres dans un village paumé. Le truc, Mathieu, c’est que tu as mis un village en danger. Tu crois que les officieux ne vont pas répondre, qu’ils ne vont pas descendre dans le village que tu as utilisé pour récupérer quoi ? 3 armes et quelques pauvres munitions ?

Elle s’arrêta, soupira et reprit les yeux brillants. Elle ne pensait pas un jour devoir en arriver là et s’entendre parler ainsi lui donner envie de vomir.

— On a tous discuté très longuement de la situation et on en est arrivés à la conclusion que nous ne pouvions ni le garder, ni le laisser sans surveillance. Il sait trop de choses. Et tu as une vilaine guerre qui t’attends.

— Vous avez discuté et décidé d’envoyer un de vos gars dans le couloir de la mort ?

— Vous avez discuté et décidé d’envoyer un village de 3000 habitants dans le couloir de la mort ? rétorqua-t-elle.

— On avait pas, on avait pas pensé à ça, s’énerva Mathieu. Putain.

— C’est ce que j’ai crû comprendre avec toi, on agit avant de réfléchir mais ça ne change rien au fait que ça va arriver. Tu vas avoir besoin d’hommes. A moins que tu comptes laisser ce village se faire massacrer ? Vous leur avez collé une étiquette d’insurgés, Mat’. Les officieux vont faire quelque chose. Et si ce n’est pas marcher sur le village avec leurs automatiques, ils vont au moins le contrôler le temps de retrouver leurs gars. Et je doute qu’ils vont le faire gentiment. La Zone Rhônale, insista Natasha, à quoi est-ce que vous pensiez ?

— Ce n’est pas la Bretagne, ils sont moins organisés. Et vous avez passé trop de temps sur la Bretagne, pleins de nos groupes sont dans les parages, ici, on a plus de chance contre la Zone Rhônale.

— Ils sont complètement derrière la Bretagne, souligna Natasha, en les attaquant directement, on créé un front commun, un moyen pour la Bretagne et la Zone Rhônale de s’unir. Ils ont toujours défendu les bretons, ils ont toujours suivis l’exemple des bretons. Si la Zone Rhônale gagne contre vous, c’est une victoire des officieux contre les insurgés et tu crois que la Bretagne va faire quoi ? Elle va faire tout ce qu’elle peut pour que la Zone Rhônale gagne, pour que les officieux gagnent, pour qu’ils montrent qu’ils sont largement capables et sont militairement au point. Ca leur permettra de prendre du poids vis-à-vis des Divisions. Et comment est-ce qu’ils vont s’assurés que la Zone Rhônale l’emporte ? En l’aidant matériellement parlant. Armes, hommes …

— Tu sais quoi, Nat ? Ca, c’est ton combat, pas le mien. Tu as peut-être réussit à convaincre les autres mais ici ? On agit. On ne se contente pas de petites prédictions sur le futur. Et si tu veux que je prenne ton gars ? insista-t-il, je veux quelque chose en contrepartie.

— Tu n’auras pas d’armes, enchérit Natasha.

— Tu n’as même pas le courage de t’en occuper toi-même.

— Tu crois quoi, Mathieu ? s’avança Natasha, que je n’ai jamais tué personne ? Tu crois que j’ai peur d’appuyer sur la gâchette ? Il était avec nous parce qu’il croit que ce monde peut être meilleur, plus juste. Par respect pour un ancien camarade, nous avons décidé que sa mort devait servir à quelque chose. Alors te voilà maintenant avec un homme pas trop mauvais arme en main. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour sa vie. Si jamais quelque chose est trop dangereux ou trop risqué ? Tu as un volontaire. Nous t’offrons ce volontaire. Quoiqu’il en soit, je ne le ramènes pas avec moi. Il meurt soit dans une forêt, soit en se sacrifiant pour ce en quoi il croit. A toi de voir, conclut-elle. Maintenant est-ce qu’on doit aller faire un tour dans cette forêt qu’on a vu en passant, quelques kilomètres à l’ouest ?

Mathieu soupira, passa une main dans ses cheveux et jeta un oeil derrière Natasha. Le pauvre gars dans la voiture n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.

— J’en parle avec mes gars, répondit-il enfin, si ils sont partants, on le prends.

Elle acquiesça, soulagée et il reprit :

— Qu’est-ce que les médias disent sur le sujet ?

— Que des officieux ont disparut à l’approche d’un village. La Bretagne a déjà publiquement donné son soutient à la Zone Rhônale et cette dernière nous tiens responsables. Visiblement, on créerait un chaos désordonné dans le Grand Vide.

— Ils ne vont pas s’attaquer à un pauvre village qui n’a rien demandé, s’offusqua Mathieu.

— Ce n’est plus un pauvre village, c’est un village qui a attaqué des officieux qui étaient là pour de simples patrouilles. Ils sont déjà probablement en route, ils vont prétexter que le village représente un danger pour le reste des villages alentours, un danger pour la démocratie sensée s’être établie dans les zones officieuses et les Divisions. Ils savent que vous êtes à leurs portes, Mathieu, que ferais-tu à leur place ? Vous êtes les méchants dans l’histoire. Vous avez attaqué un groupe de sang-froid.

— Vous ne l’étiez pas quand vous avez massacré les bretons, peut-être ?

— Nous n’avons impliqué personne, enchaîna-t-elle ahurie, nous l’avons fait au bord de la Loire, sans village pour encaisser les coups. On est tous en train de changer de direction Mat’ parce qu’on voit dans le long terme. D’accord, admit-elle, si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant, peut-être que nous n’aurions pas attaqué les bretons. Mais c’est fait, et ça nous a donné du poids. Maintenant, ça ? ça nous fait passer pour des brutes et renforce l’image manichéenne que les médias véhiculent. Ca mettrait presque les officieux et les Divisions du même côté, tu te rends compte ? La Zone Rhônale et la Bretagne vont en profiter, ils ont déjà commencé, tu sais comment ils ont intitulé leur communiqué de presse ? « Pour une organisation démocratique du territoire français » …

Non seulement les deux zones officieuses essayaient de les faire passer pour des groupuscules terroristes anti-démocratique mais ils en profitaient également pour tenter de casser le débat en deux, d’un côté les insurgés, de l’autre les officieux et Divisions – l’utilisation du terme « territoire français » n’était pas anodine. Tentative qui, connaissant les Divisions, sera bien inutile, le débat était à trois têtes et la zone de l’Est n’allait probablement pas tarder à le leur rappeler. Mais les dégâts qu’ils pouvaient causer aux groupes de Natasha et Lucas étaient bien réels, surtout quand ils essayaient de se montrer sous une image plus positive.

— Nat’, je m’enfous de l’air que ça nous donne tant que ces connards pourrissent six pieds sous terre, ok ? On ne détruit pas un système en jouant son jeu, si j’avais voulu jouer à ça j’aurais créer une association caritative, maintenant est-ce qu’il y a quelque chose d’autre que je peux faire pour toi ?

Ils ne valaient pas mieux que les autres, de toute manière. De vrais collabos qui se cachaient derrière des questions d’image et d’opinion publique. Pas grand chose de concret n’allait en sortir. Mathieu le savait. Ils allaient finir par plier et se soumettre, instrumentalisés.

— Penses ce que tu veux, il y a toujours un village innocent en danger, répondit-elle.

— Et évidemment, vous ne comptez pas nous aider avec ça ?

— Avec quels moyens ?

— Te fous pas de moi, tu traverses pas la France avec ton second juste pour me remettre un de vos salopards comme si c’était du bétail.

— On se fait discrets pour le moment.

— Et qu’est-ce qui vous avantagera le plus ? s’amusa Mathieu, qu’on perde ou qu’on gagne ? Tu crois que je ne peux pas réfléchir comme toi ? enchaîna-t-il devant l’air surpris de Natasha. Et si la Zone Rhônale perdait le village ? Si on réussissait à les dégager et qu’on mettait au point un référendum pour qu’ils choisissent ou non de rejoindre les officieux ? Ils vont tous voter non, je peux te le garantir. Qu’est-ce que ça fera à votre petite image ? Là, évidemment, ça change la donne. Tu es prête à les aider ces innocents.

— Qu’on soit clair Mathieu, c’est ton bordel. Ne viens pas me faire la morale.

— Tu me prêtes des hommes habiles avec des armes à poing, personne ne saura que vous êtes impliqués. Tout le monde croira qu’ils sont à moi.

Natasha soupira, claquant la portière de la voiture. Et Guillaume s’installa derrière le volant. Quelques mètres plus haut, Luc rejoignait ses nouveaux co-équipiers. Ils lui avaient expliqué qu’il devait garder un oeil sur Mathieu.

— On a tous voté pour ça, c’est sur nous tous, enchaîna Guillaume.

— Je sais, souffla-t-elle. C’est juste que le faire nous-même me paraît plus juste.

— On ne sait pas quand on engagera les bretons Nat’, on ne sait pas quand on aura une occasion de faire ça bien. Mathieu aura cette occasion dans les jours qui viennent.

— Son idée est plutôt bonne, avoua-t-elle à contre coeur.

Il rit doucement et démarra.

— Délivrer un village et permettre son indépendance ? Ce serait une sacrée victoire, effectivement. Mais, reprit-il plus sérieusement, si on est avec Mathieu sur ce coup, on pourra le faire nous-même. On garde Luc avec nous et quand viendra le moment, on le lâchera dedans.

Natasha releva les yeux avant d’éclater de rire. Elle détestait l’idée d’avoir pensé la même chose que lui dès que Mathieu s’était avancé sur le sujet.

— Tu te rends compte qu’on parle d’un gars pour qui on aurait pu donner notre vie il y a deux jours ? Mon dieu ce que cette histoire est ridicule …

_______________________________

Lucille attrapa le verre d’eau qu’on lui glissa sans quitter l’hologramme des yeux. La courbe rouge montait légèrement secondes après secondes et à côté flottait un étincelant « 49 ». Encore quatre points et ils étaient bon. Autour d’elle, une dizaine de DIDs retransmettaient les informations relayées par les chaînes divisionnelles. Le Président donnait un discours devant la Chambre d’Eau et à Rohan, le petit bureau des relations publiques était en ébullition.

« Le concept de Division repose sur des constats très simples. Notre eau a été contaminée mais nous n’abandonnons pas. C’est ce que la Division est. Un combat pour l’eau. Et nous le gagnons. Nous ne le gagnons pas aussi vite que nous le voulons, mais nous le gagnons. Nous vivons dans un monde difficile. Il a fallut un demi-siècle pour que Bordeaux se relève. Elle s’est relevée et monte toujours plus haut »

— Les divisionnels vous aiment passionné Mr. le Président, glissa Lucille en direction de son DID qui était connecté à la nano-oreillette de Loïc. Ils aiment que tu change de rythme, continua-t-elle en jetant un oeil sur les statistiques qui flottaient devant elle, fais-nous la même chose pour les géants de l’eau. Lent, rapide, lent.

Sur les images devant elle, Loïc était imperturbable du haut de son pupitre. Il toucha discrètement le micro face à lui, signe qu’il l’avait entendue.

« Et j’ai confiance. J’ai confiance en notre système, j’ai confiance en nos scientifiques, j’ai confiance en vous. En nous. »

— 50 ! On renverse, on renverse ! cria Bodin.

— N’utilise plus le mot confiance, continua Lucille pour son DID.

Elle avait évité celui du milieu dans la version écrite. Trois, c’était le nombre magique. Le mot était assez présent pour être marquant sans être redondant, tout en créant un rythme familier auquel on accrochait facilement. Loïc en avait glissé un là où il n’y en avait pas, comme souvent.

— On a perdu HN !

Lucille releva vivement les yeux des graphiques, jetant un oeil autour d’elle. HoloNews diffusait des images d’étudiants.

— Mettez-moi en ligne, répondit-elle.

Bodin lui lança un DID et Lucille arrangea rapidement ses cheveux. Elle ne devait pas avoir l’air dépassée par les évènements. Bodin eut à peine le temps de lui faire un signe positif qu’un homme apparut face à elle. Le directeur de l’émission.

— Pierre, sourit-elle. Depuis quand des étudiants ont plus d’importance que le Président Divisionnel ?

— Etrangement, j’attendais ton appel. Et je vois que tu fais toujours ce truc avec tes cheveux, s’amusa-t-il, tu devrais faire la même chose pour tes fringues. Ton blazer ne tient plus en place.

Elle lança un regard noir à Bodin qui haussa les épaules. Il ne pouvait pas penser à tout non plus.

— On parlera plus tard du fait que la première chose que tu vois chez moi c’est mon décolleté. Des étudiants, vraiment ?

— C’est la première fois que les nationalistes et l’extrême-gauche ouvrent le dialogue.

— Les nationalistes ? On est plus au 21ème siècle, Pierre, vous allez vraiment jouer sur ça ? De stupides étiquettes ?

C’était réellement des plus ridicule. Si les nationalistes avaient toujours une forte image et que, politiquement, il s’agissait toujours des mêmes concepts, l’aspect social avait fortement évolué ces dernières décennies. C’était simple, ils n’en avaient plus. Tout ce qu’ils souhaitaient était de retrouver la France d’antan et se libérer des multinationales.

— Personne n’aime les discours Lambert, c’est ennuyeux.

— Ce sont des étudiants, ils n’ont rien à voir avec les partis officiels.

— Les étudiants s’adressent à une catégorie d’âge plus jeune, plus impliquée dans le débat. La cible du moment.

— Pierre, vous êtes une chaîne d’informations de l’Espace Atlantique ou du Paris France ?

— Bien tenté, sourit-il.

Il coupa la communication et Lucille soupira. Cette histoire allait rapidement faire du bruit. Les nationalistes ne tarderont pas à se diviser en deux, les xénophobes d’une part et les néo-nationalistes de l’autre. Et plus ce débat était nourrit, moins Loïc avait de couverture.

— Ecran partagé sur B3, annonça une voix dans le brouhaha général.

— Et si il en parlait directement ? proposa Bodin.

— Où ? Il a presque finit. Où est ce foutu discours ? souffla-t-elle en cherchant le document dans ses dossiers.

Loïc en avait déjà dit la moitié.

— On peut toujours rappeler la thématique du combat, glissa Martin, quelque chose comme non-manichéen, tous unis autour de l’eau, tout ça … Même des partis opposés sont dans le même camp …

— On renforce l’identité divisionnelle à la Française et à la politique, acquiesça Lucille. On a trois minutes, quelqu’un a quelque chose de viable ? Probablement à la place du dernier paragraphe.

— « Combat est le mot que j’ai utilisé tout à l’heure »

— « L’eau est un combat qui nous concerne tous »

— Attention à ne pas virer, ils vont croire que c’est une allusion au Grand Vide, rapella Lucille.

— « et autour duquel cette Division s’est construite, grâce à chacun d’entre nous »

— « Sans frontières, sans couleurs »

— Deux mots qui disent la même chose ? souleva Bodin. Frontière ? Couleurs ?

— Ca a l’allure d’un slogan si tu me demandes, rétorqua Martin.

— Couleur politique, on est dedans, acquiesça Lucille. Ok Mr. Le Président, reprit-elle en direction de son DID, on change le dernier paragraphe dans 19 secondes.

Il toucha rapidement le micro sur le pupitre et Lucille inspira. Le manque de temps ne lui permettra pas d’ouvrir le nouveau discours sur son DID. Il allait devoir répéter ce qu’elle lui dirait, en espérant qu’il en comprenne chaque mot.

« Combat est le mot que j’ai utilisé plus tôt. Ce combat nous concerne tous. La Division s’est construite et se développe grâce à vous, à nous. Et c’est ainsi que nous gagnerons. Sans frontières, sans couleurs »

— 53 points ! indiqua Bodin alors que les cris fusèrent.

— Allez serrer quelques mains Mr. Le Président, vous avez gagné 9 points, sourit Lucille en laissant enfin retomber la pression.

Elle était épuisée et déjà sur les différents plateaux holovisuels, les équipes prenaient le relais.

« Etait-ce une allusion aux dernières nouvelles, Julie ? Le mot couleur n’est pas anodin, on nous rapporte justement un rapprochement chez les étudiants entre l’extrême-gauche et les nationalistes. Et voici justement notre spécialiste politique. Mr. Secong des pensées, tout d’abord, sur la prise de parole du Président Divisionnel aujourd’hui ? »

« Bonjour. Tout d’abord je pense qu’on devrait laisser parler les chiffres. Monter de 9 points n’est pas rien. La question est bien sûr de savoir si ces points sont stables ou si ils vont regressé mais je pense qu’on peut dire qu’il a prit la parole au bon moment. Pas trop tôt, pas trop tard. »

« Et concernant la conclusion ? Peut-on y voir une allusion aux dernières actualités ? »

« Non seulement on peut effectivement y voir une allusion à la coalition qui semble se former sur les extrêmes mais en plus on y voit une grande réactivité de la part des équipes présidentielles »

« On a justement souvent reproché à ce gouvernement d’être trop jeune, pas assez expérimenté. La moitié des ministres ont moins de 30 ans et ça fonctionne »

« Bien sûr que ça fonctionne mais il ne faut pas oublier le contexte. Nos jeunes sont plus politisés qu’avant, ces dernières années ont connu un changement considérable dans les comportements des électeurs. Ceux qui votent le plus sont justement les 20-30 ans. Ils veulent des gens qui les représentent vraiment et surtout, surtout, ils n’hésitent plus à se présenter. Ce qui n’était pas le cas avant, le manque d’expérience effrayait. De nos jours, le manque d’expérience signifie être moins à la solde des partis, être moins dans la machine et à chaque nouvelle élection, ce phénomène s’endurcit. On a de plus en plus de jeunes qui se présentent, de plus en plus de partis, également. Une grande diversité d’horizons politiques »

« Cette génération a de l’espoir, donc »

« Et c’est probablement pour ça qu’au jour d’aujourd’hui la thématique du Grand Vide est si importante, parce que cette génération a de l’espoir, l’envie d’évoluer. Faut pas oublier l’air que connaît notre Division, sur le plan technologique et scientifique, nous décollons, tout semble possible et imaginable. Nous n’avons pas de limites que nous ne pouvons dépasser, et le discours du Président reflétait parfaitement cet état d’esprit. La gestion de l’eau ne peut être qu’entendue du point de vue logistique ou scientifique. Elle doit être vue dans un ensemble parce qu’elle est ce qui fait de nous une Division. Ces quelques mots étaient à propos de confiance à la fois dans le gouvernement pour réagir efficacement aux situations mais également aux scientifiques et ingénieurs pour développer des solutions plus rapides et plus massive à l’eau contaminée, et donc au système scolaire et universitaire de la Division pour inculquer le savoir nécessaire à l’évolution scientifique, et de patience. De patience parce qu’il vaut mieux se relever doucement et bien, que rapidement et finir par se casser la figure »

« Une bonne intervention, donc ? »

« Encore une fois, les chiffres sont ce qu’ils sont. 9 points, c’est presque une personne sur dix qui a changé d’avis après ce discours. Pas grand chose de concret n’a été dit et aucune mesure n’a été annoncée pour améliorer la gestion de l’eau, mais le discours a fait ce pour quoi il a été écrit : rassurer les divisionnels »

« On vient de m’informer qu’on arrive à 55 maintenant. C’est donc 11 points que le Président gagne aujourd’hui alors qu’un Français sur deux ne lui était toujours pas favorable il y a une heure »

_______________________________

Lucille posa son index sur le flanc droit de la porte blanche et un petit rectangle de lumière bleue s’éleva de quelques centimètres. Le système l’authentifia rapidement.

« Lucille Lambert.

Ministre de la communication élargie de l’Espace Atlantique français,
membre du Conseil Divisionnel,
chargée de relations publiques.

Identité N°234095FNRT.

Autorisation d’accès pour le domicile, objet N°2954-3-189 :

Claire Dubois.

Ingénieur-physicienne,
Enseignant chercheur, Bordeaux – Recherche et Innovation, centre 1.

Identité N°698513

Quartier de l’Ancienne Gare,
Bâtiment 3, étage 189.

ACCORDE »

La porte s’ouvrit après un déclic et Lucille se faufila à l’intérieur, ses pieds ne pourraient pas supporter son poids une minute de plus. Elle ôta ses chaussures dans le couloir et continua son chemin. Sur la droite, la cuisine était complètement vide. Elle en profita pour récupérer un verre d’eau, cette journée l’avait assommée, et rejoignit la brune sur le canapé du salon. Elle semblait concentrée sur des rapports flottants – quelque chose qui avait un rapport avec des mathématiques en tout cas. Claire sourit doucement et s’empara des lèvres de la ministre, visiblement excitée.

— 11 points, félicitations !

Lucille soupira et se glissa derrière la scientifique, le visage perdu dans son cou. Cette odeur l’avait toujours détendue.

— Merci, je suis lessivée, souffla la ministre, comment ça s’est passé avec les titulaires ?

— Ils s’en doutaient déjà, pas mal de rumeurs couraient. J’ai l’impression d’être une vendue qui ne profite pas de sa copine au gouvernement pour changer les choses. Certains ont ce petit truc dans les yeux, tu sais.

Lucille releva la tête et déposa ses lèvres dans le cou de la scientifique, attrapant les mains qui couraient frénétiquement sur la table.

— Je suis désolée, si je pouvais y changer quelque chose …

— Je sais, sourit Claire, et ce n’est pas de ta faute. Ce serait plutôt inquiétant si tu avais le pouvoir d’influer sur des domaines pour lesquels on ne t’a pas élue.

La ministre rit doucement et délaissa les doigts fins pour jouer avec les mèches brunes à sa portée.

— Je pensais réserver ce soir, à moins que tu aies envie de rester ici ?

— Non, ça me va bien de sortir ce soir.

— J’appelle Sasha et Mickaël ?

— Oh non, on les voit déjà après-demain soir, s’ennuya la scientifique.

— Ce sont tes amis, rit Lucille devant tant de spontanéité.

— Ca ne veut pas dire que j’ai envie de les voir tout le temps et depuis que Sasha est enceinte, elle ne parle que de son utérus. Tu as envie de parler de son utérus toute la soirée ?

Lucille ouvrit la bouche et la referma aussitôt, les mains de Claire s’agitèrent en réponse.

— Tu vois, question réglée.

La ministre acquiesça, amusée.

— Rouge Bordeaux ? demanda-t-elle en se relevant.

— Est-ce que tu es vraiment en train de me poser cette question ? Et où est-ce que tu vas ?

— Ma robe bleue marine n’est pas ici, pas vrai ?

— Celle qui est trop décolletée pour une ministre ? enchaîna Claire plein d’espoir.

— Je ne suis plus ministre ce soir …

— Ok, quand tu dis ça comme ça c’est presque dommage, s’amusa la scientifique. Au fait avant que j’oublie, je t’ai ramené un lecteur pour ta carte mémoire.

Lucille jeta un oeil autour d’elle et récupéra le lecteur qu’elle repéra près de la fenêtre. Si les mains de Claire s’étaient calmées sous les siennes, elles avaient déjà repris du service et jouaient activement avec le DID sur la table basse.

— Tu es sûre que tu ne veux pas juste rester ici, passer la soirée tranquillement ? s’assura la ministre.

— Je ne vais pas dire que je ne suis pas embêtée par ce que j’ai dû faire aujourd’hui, ils ont quand même bossé des mois sur ces projets, mais j’ai envie de sortir. Et de te revoir dans cette robe.

Elle désactiva les lumières des hologrammes avant de rejoindre Lucille. Vu l’heure, cette dernière allait probablement passer quelques très longues minutes dans le trafic. D’autant plus que le restaurant n’était pas en centre-ville, bien plus proche de l’appartement de la ministre que du sien.

— Merci d’être passée au lieu d’avoir simplement appeler pour savoir si je voulais un restaurant ce soir, souffla-t-elle contre ses lèvres.

— Je te connais et j’avais également besoin de ces quelques minutes. Faisons au moins en sorte que cette difficile journée se finisse bien.

— Je vous aime, toi et tes petites attentions, soupira Claire.

— Je t’aime aussi, s’amusa la ministre, et je vais filer parce que sinon on ne mangera pas avant 21h. Je réserve pour 20h15 ?

Le trafic était monstrueux à cette heure-ci, autant mettre ces minutes à profit. Lucille récupéra le DID dans son sac à main et tenta d’y brancher le lecteur que Claire lui avait donné. Au bout de quelques essais catastrophique, le système eut enfin l’air de reconnaître la présence de la carte mémoire. Dans une seconde fenêtre, les débats n’en finissaient plus dans Lumière sur. Le plateau était en ébullition. Ils avaient au moins le mérite de lui fournir un fond sonore.

« Je pense juste qu’on doit arrêter d’en parler comme des nationalistes, ils n’ont rien à voir avec les nationalistes et l’extrême-droite. Ce ne sont d’ailleurs que des étudiants qui sont probablement en train de se faire sacrément rouspéter par les partis mères »

« Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas racistes ou homophobes qu’ils ne sont pas nationalistes. Quel genre de raisonnement est-ce que vous avez là ? Vous savez, je vais vous le dire franchement, je pense que ces étudiants font un très bon travail. Pendant des siècles, l’extrême-droite a privatisé des solutions aux crises. Pendant des siècles, l’extrême-droite a été alimenté par la peur et la haine. Et la conséquence ? La conséquence c’est qu’on ne voulait même pas en entendre parler, avant, de sortir de l’euro, de revenir aux francs et de pouvoir contrôler notre propre monnaie. Je ne dis pas que c’était la meilleure des solutions, mais pouvoir contrôler notre inflation, arrêter l’importation et faire repartir le marché local n’était pas idiot. Et si on veut vraiment s’en sortir, on doit considérer toutes les situations, tous les scénarios et solutions possibles. Et ces gamins, ces étudiants que vous vous évertuez à faire passer pour des petits cons – et je ne vais même pas m’excuser du terme, ils mettent fin à cette privatisation. Nous avons, actuellement, le chance d’avoir deux nationalismes différents. Il n’y a pas de faux et de vrai nationalisme. On a un nationalisme motivé par la haine et la peur d’autrui – parce qu’ils sont toujours là, un nationalisme motivé par la solidarité. Et je pense qu’au jour d’aujourd’hui, c’est une victoire. C’est une victoire de réussir à sortir des clichés politiques, de ces blocs politiques. Parce que ce que ces étudiants pensent, c’est que revenir à la France, avoir une monnaie plus forte, parce qu’attendez, nous avons nos propres crédits atlantiques, à quel point est-ce ridicule ? Le Bassin Central a sa propre monnaie … Pour 2 millions de personnes ! Ce n’est même pas la population de Bordeaux. Se débarrasser des Divisions, revenir à la France, avoir une monnaie commune qui serait plus forte, du coup faciliterait les importations le temps de réussir à gérer suffisamment les sols pour enrichir le marché local, une fois celui-ci en place, on le maintient et on importe le moins possible. Ce n’est pas la meilleure des solutions, parce qu’évidemment les systèmes politiques et gouvernements sont trop différents, les lois complètement à l’opposé d’une Division à une autre, sans parler de l’économie qui est motivée par des secteurs totalement différents mais ce n’est pas idiot. Et ces étudiants nous permettent d’y réfléchir sans être traité de fasciste. Ils ne haïssent pas, ils démontrent d’un altruisme envers le Grand Vide, envers les autres Divisions qui sont bouffées par l’Espace Atlantique, le Paris France et la Zone de l’Est, envers les zones officieuses les grandes oubliées du débat. Ils veulent aider, ils veulent être humains et, pour ça, ils ont des propositions. Elles ne sont peut-être pas les meilleures, encore une fois, mais ils nous permettent de les écouter et de construire autour. Il n’y a pas de bonne solution à ce problème, il y a juste des solutions qui satisfassent plus de monde que d’autres. »

Elle ne se rappelait pas avoir déjà attendu aussi longtemps pour ouvrir un document. Quoiqu’à s’y reprendre, elle n’avait jamais ouvert de fichier aussi lourd. Presque 1 giga pour de simples tableurs ? Ne connaissaient-ils pas la compression à la Chambre d’Eau ?

« Mais vous n’entendez justement pas que vous parlez de quelque chose de totalement différent à l’extrême-droite ? Les extrêmes ont toujours été motivés, à droite comme à gauche, par des dynamiques sociales. C’est un pilier fondamental dans leur programme. Ces étudiants n’ont plus cette dynamique. »

« Bien sûr que si. Ils veulent réunir l’individu sous le nom français. Se débarrasser des couleurs, des genres, des orientation sexuelles, des Divisions. Oui, ils sont patriotiques, mais est-ce que je dois vous rappeler que c’est une des trois solutions viables contre la discrimination ? La catégorie sociale commune, j’entends. Le comble, pas vrai ? L’extrême-droite qui possède une solution contre la discrimination et à laquelle on a jamais pu penser avant. Là, on le peut. On vît dans un pays différent qui permet une dissociation dans ce mouvement nationaliste qu’on a toujours connu. Pourquoi est-ce que chez les japonais, le patriotisme est synonyme de discipline quand ici, il est synonyme de xénophobie, d’anti-américanisme, d’anti-chinérisme ? Cette dynamique sociale dont vous parlez est toujours présente chez ces étudiants, mais elle est associée à d’autres principes politiques. Et c’est là qu’est toute la beauté de la chose, nous nous engageons dans un débat de moins en moins dualiste. Oui, ils sont patriotiques, oui ils veulent une France forte, un gouvernement fort, mais non, ils ne haïssent pas les chinois, les femmes, les gays. On vit dans une société qui est en train de casser avec les codes en vigueur jusque là. Et ça vous fait peut-être peur de voir la politique qu’on connaît, facile et stéréotypée, disparaître mais c’est une bonne chose. »

« Est-ce qu’au contraire, complexifier le débat ne peut pas être nocif ? Est-ce que nous n’avons pas trop de partis qui se forment. Trop d’horizons politiques, c’est le terme que vous avez utilisé cette après-midi. La politique intéresse tant qu’elle est identifiable, qu’on peut s’y reconnaître, est-ce qu’y mettre trop de variables ne va justement pas freiner les décisions politiques et le débat qui n’est, dès lors, plus reconnaissable ou identifiable ? Droite, gauche, c’était facile, maintenant si la droite n’est plus la droite, la gauche n’est plus la gauche … Est-ce qu’on ne risque pas un désinvestissement des classes plus âgées vis-à-vis de la politique ? Bientôt, il va falloir être au point sur tous les domaines pour ne serait-ce que choisir un parti qui nous ressemble. Est-ce qu’on ne tendrais pas, également, vers une société et une politique trop inaccessible pour qui n’a pas un savoir suffisamment élevé ? »

« Et surtout, si je peux intervenir rapidement, jusqu’où cette extrême-gauche étudiante et l’EPF vont pouvoir aller ensemble ? Admettons qu’ils arrivent à fonctionner, où est-on dans le futur ? Si socialement parlant, comme vous le disiez plutôt Mr. Secong, les deux sont plutôt sur la même longueur d’onde, intégrer le Grand Vide, désengorger les Divisions, plus de pouvoir au peuple, une circulation libre et gratuite de l’eau, se débarrasser de l’influence des multinationales … où est-ce qu’ils vont se positionner pour le reste ? Est-ce que le PDG va se positionner officiellement pour la destitution des Divisions ? Parce qu’il ne me semble pas que c’était au programme. Donc la question c’est, est-ce que va naître de cette ouverture – parce qu’il faut le rappeler, le PDG et l’EPF se sont ouverts l’un à l’autre : rien a encore été décidé, un nouveau parti qui, lui, sera représenté lors des prochaines élections ? Ou est-ce que les étudiants ne cherchent qu’à provoquer un peu, faire du bruit, pour relancer un peu la question du Grand Vide ? N’oublions pas que l’histoire est apparue lors du discours du Président Divisionnel. Surtout que les partis mères, eux, ne sont aucunement intéressés par une possible ouverture de ce côté. »

Les chiffres l’agressèrent presque. Perdue dans le débat, elle en avait oublié le document qui se chargeait. Et les lignes semblaient infinies. Les entrées semblaient assez simples, identité du citoyen et consommation d’eau associée à son avatar dans le système. Puis elle découvrit les autres onglets. Appartement et consommation d’eau associée au numéro d’objet dans le système. Le genre. L’âge. La classe sociale. Des profils géographiques, des études de consommation d’une précision monstrueuse.
Lucille en oublia presque de sortir de la Lumineuse principale. Elle annonça son décrochage à droite, laissant le DID briller dans un coin du véhicule, et rattrapa la minuscule Lumineuse qui, sur quelques mètres, lui permettait d’accéder au parking de son immeuble. Des lumières rouges brillaient puissamment au-dessus de l’entrée, le symbole d’un véhicule à terre. Un piéton était donc en train de traverser le parking et toute activité électro-magnétique nuisible à l’être humain avait été désactivée : aucun véhicule ne pouvait donc y accéder, les champs de force n’étaient plus assez puissants – et tous les véhicules étaient donc à terre. L’attente fut néanmoins rapide avant que le symbole rouge ne laisse place au vert, un simple véhicule suspendu dans les airs. Lucille pénétra alors dans le parking. Une fois garée à sa place habituelle, elle indiqua d’un bouton sur son tableau de bord qu’elle comptait mettre pied à terre et les sols et plafonds se désactivèrent, la laissant rejoindre la sortie. C’était un système parfois agaçant, il fallait souvent partir en avance pour être sûr de ne pas être bloqué devant le parking. Le matin, il n’était pas rare que tous les véhicules partent dans les mêmes heures et tant que l’activité électro-magnétique nécessaire au soulèvement des véhicules n’étaient pas désactivée, les piétons ne pouvaient rejoindre leur véhicule. Quand il y avait trop de véhicule en circulation dans le parking donc, il fallait attendre qu’ils sortent tous pour ne serait-ce qu’y entrer.

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