Natasha se recula lentement de la baie vitrée, détachant enfin les yeux de ces énormes bâtiments uniformes qui semblaient jouer à celui qui ira le plus haut. Tout était morne, ici. Les bâtiments étaient tous plus gris les uns que les autres, défiant le ciel. Quelques signaux ici et là amenaient de la couleur mais ça n’avait rien à voir avec le centre-ville et les quartiers plus abordables où tout était lumières et couleurs. Seule une lumineuse passait, quelques mètres plus loin. On en voyait facilement les quatre niveaux les uns au-dessus des autres, chacun d’entre eux délimités dans la largeur par ces quatre fils d’un blanc intense – la hauteur étant définie par les fils de la voie d’au-dessus.

— Je n’ai plus le droit de venir voir ma soeur ? sourit Natasha.

— Eventuellement, prévenir ta soeur et ne pas te faufiler à l’intérieur de son appartement vingt-deux heures passées serait très appréciable.

— Excuse-moi, il ne me semblait pas que la porte d’entrée était fermée …

Lucille roula des yeux et se recula dans la cuisine avec un sourire.

— Comment est-ce que tu arrives toujours à entrer ? demanda-t-elle, ouvrant les placards à la recherche de verres.

— Comme je te l’explique toujours, sourit Natasha en la rejoignant avant de s’installer sur une des chaises hautes. Grâce à quelques amis à la frontière.

Lucille pressa son pouce sur le mur qui se trouvait derrière le lavabo et un mince écran de lumière bleuâtre apparut. Le rectangle, plus haut que large, l’identifia rapidement.

« Lucille Lambert.

Ministre de la communication élargie de l’espace atlantique français,
membre du Conseil Divisionnel,
chargée de relations publiques.

Identité N°234095FNRT.

Quartier résidentiel du centre-espace,
tour B,
245ème étage. »

À côté de ces informations stagnait une fine jauge qui brillait d’un bleu profond, Lucille y posa son index, remontant légèrement le curseur et l’eau se mit à couler. Elle remplit les deux verres, arrêta la jauge et l’écran disparut immédiatement après avoir affiché d’un blanc immaculé « 0, 5 crédit ».

L’espace atlantique ne contrôlait ni ne gérait directement l’eau, la division avait mit en place un système vieux comme le monde ; l’eau coulait tant que les crédits étaient présents. Les réservoirs d’eau traitée n’étaient aucunement contrôlés comme l’étaient ceux du Paris France, division dans laquelle les habitants n’avaient le droit qu’à une quantité d’eau définie par mois, en fonction de leur travail, poste et ascendance sociale. Il en était de même pour les entreprises qui avaient un quota bien défini – bien que dans la pratique, les corporations contrôlant le Sénat, ils n’avaient pas réellement de limites.
Et c’était encore très différent de la zone de l’Est où la gestion de l’eau était divisée en trois systèmes bien distincts : le besoin humain, l’agriculture, et les extras. Chaque citoyen de la zone de l’Est avait accès à une quantité d’eau définie correspondant à ses besoins d’être humain, et ce, tout à fait gratuitement. Les citoyens pouvaient ensuite dépenser et utiliser plus, en payant, s’ils le voulaient – contrairement au Paris France où il était impossible aux citoyens d’obtenir plus d’eau que la division ne leur en avait octroyé. C’était ce qu’on appelait les extras. Et la gestion de l’eau utilisée pour l’agriculture suivait un schéma très complexe, dépendant directement de l’entreprise.

— Qu’est-ce que tu veux boire ? Demanda finalement Lucille à sa soeur.

Natasha la regarda, étonnée que sa soeur lui propose quelque chose de tel. Et Lucille soupira.

— C’est juste un verre d’eau, le boire ne va pas te faire tatouer « je suis pour les divisions » sur le bras …

— Un jus d’orange, fait avec de véritables oranges.

Lucille rit doucement. Les fruits de ce genre étaient encore plus exorbitants que le vin. Et c’était peu dire – surtout qu’il était rare de trouver de quoi importer quelque chose d’aussi inutile. Si ils existaient toujours quelques vignes, les oranges françaises avaient presque toutes disparue. Il en restait quelques unes dans l’espace de l’Ouest méditerranéen mais pour une réelle consommation il fallait importer de l’étranger. Et c’était là que les choses se compliquaient.

Lucille se dirigea vers le frigo et posa son index sur la machine d’à côté, beaucoup plus fine – une trentaine de centimètres au plus, et d’un bon mètre cinquante de haut. Un écran du même gabarit que le précédent apparut, Lucille fit défiler les différents arômes et sélectionna ses choix. Elle déposa les verres dans la machine qui glissa dans le premier un arôme d’orange et dans le second un arôme de kiwi, une touche d’arôme citron, le tout suivi de Co2.

Lucille ramena le verre à sa soeur qui soupira.

— Merci, fit Natasha, du moins … Je crois.

— Au moins ça ne te tueras pas comme l’eau, là-dehors.

— Tu sais qu’à la base il y a de la vitamine C dans une orange ?

Lucille haussa les épaules, jetant un oeil au verre de Natasha.

— Tu veux que je te rajoute de la vitamine C ?

— Tu le fais exprès, pas vrai ? souffla Natasha, exaspérée.

— Ce n’est pas de ma faute si c’est aussi facile de te faire réagir, sourit Lucille.

Sa soeur roula des yeux et jeta un oeil autour d’elle, pas grand chose n’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue.

— Elle n’est pas là ? Tu es toujours avec elle ?

— Elle, insista Lucille, a un prénom.

— Ouais, sourit Natasha, la nana sans qui tout ça, qu’elle fit en montrant l’appartement autour d’elle d’un grand cercle de la main, n’existerait heureusement pas a effectivement un prénom. Mais vous formez une belle paire, honnêtement.

— Tu sais quoi Nat ? souffla Lucille. Si tu es venue ici pour t’en prendre à Claire, tu peux repartir immédiatement. Au moins elle ne s’amuse pas à démagnétiser les lumineuses au risque de créer une véritable catastrophe humaine.

— Il faut bien que quelqu’un fasse quelque chose !

— Oh arrêtes Nat ! s’exaspéra Lucille. Vous êtes désorganisés, vous ne savez pas vous même où vous allez. Tout le monde peut le constater. La presse vous appelle « les insurgés ». Les insurgés, Natasha ! appuya Lucille. Personnellement, je conseillerai effectivement à la presse de ne pas vous donner de nom au risque de vous rendre plus familier envers la population mais ce n’est pas pour ça qu’ils ne vous nomment pas. Ils n’attendent qu’un nom accrocheur pour vendre. Le problème, c’est que vous n’avez pas de nom, commença-t-elle à énumérer, posant et levant ses mains au gré de ses mots. Vous n’avez pas de structure. Vous n’avez pas de ligne directrice. Vous n’avez pas de leader. Vous n’avez pas de voix. Vous n’avez pas – Lucille s’arrêta, soupirant. Je veux dire, tu sais pourquoi aucun membre du conseil divisionnel, dans les dernières semaines d’activité de vos groupes, n’a proposé de vous envoyer l’artillerie lourde ? Parce que vous n’êtes pas une menace. Parce que vous n’êtes rien. Parce qu’un jour, vous vous débarrassez de tout un groupe armé d’un officieux et que le lendemain, vous vous attaquez à des niveaux vides ce qui n’a, en réalité, perturbé le réseau que quelques minutes. Au mieux, vous réglez le problème des officieux – les seuls que vous pouvez attaquer, sans que les divisions n’aient à s’en mêler, au pire, ils enverront une trentaine d’hommes avec l’artillerie lourde et ce sera largement suffisant pour vous faire plier. Pour l’instant vous êtes juste une discussion météo. Et je ne dis pas qu’il vous faut tuer des innocents, vous attaquer aux grosses lumineuses bondées, non, parce que je ne te le pardonnerai jamais Nat … Mais ça, continua Lucille alors que sa main dessinait un cercle invisible entre elles, ça c’est juste n’importe quoi. Alors gardes ton discours parce que je ne suis pas un de tes putains de petit ami, Nat. Je n’ai pas besoin que tu m’ouvre les yeux sur un monde que tu as colorié en noir et blanc.

Natasha avait chaud et son coeur tambourinait contre sa cage thoracique, Lucille ne changerait définitivement jamais. C’était humiliant et hautain.

— Nat … soupira Lucille en constatant que sa soeur était à deux doigts de partir. Je suis désolée, d’accord ? Je ne voulais pas être insultante. Tu fais ce que tu penses être nécessaire tout comme … je fais ce que je pense être nécessaire.

— Peut-être que tu devrais revoir ton opinion de Claire, répondit sa soeur en insistant sur le prénom, selon tes propres mots. Parce que non, tout n’est pas noir ou blanc et ta copine est responsable de pas mal de choses. Ce sont ses armes qui sont là-dehors.

— Elle n’a pas conçu d’armes ! acheva Lucille exaspérée.

Il fallait toujours qu’elles en viennent au même point. C’était des plus agaçant.

— Elle a fait partie des gens qui ont révolutionné les lumineuses, fit remarqué Natasha. La même technologie qui a été ensuite utilisée pour les armes à dissonances magnétiques. Et tu vas me faire croire qu’avec son QI de je-ne-sais combien, mademoiselle ne savait pas à quoi allait réellement servir ses travaux ? C’est de sa responsabilité de veiller à ce que ce qu’elle créé ne dépasse pas certains cadres.

— Elle fait également partie de l’équipe qui a révolutionné la communication, les hologrammes, les appartements, les mêmes travaux qui ont permis de mettre au point, par la suite, des améliorations dans le champ médical. Et non, elle n’est pas responsable de ce que les autres font avec ce qu’elle découvre.

Natasha rit doucement.

— Est-ce que tu sais au moins comment ça fonctionne ? Il y a des putains de lasers partout dans cet appartement, partout dans cette foutue ville, une quantité d’ondes impressionnantes –

— Nat, coupa Lucille, agacée, on était d’accord quand tu as commencé à faire mumuse avec des armes à feu : on ne parle pas de ça chez moi. Est-ce que j’ai déjà dis quoique ce soit sur tes petits amis là-dehors qui ne savent probablement pas qui tu es réellement ? Est-ce que j’ai déjà émis un jugement là-dessus ? Tu laisses Claire en-dehors de ça, merci.

Natasha acquiesça légèrement, le sang encore chaud et soupira. Elle amena le verre à ses lèvres, tentant de reprendre son calme. Elles ne s’étaient jamais réellement entendu, quand elles avaient été gamines. Et bien qu’elles n’avaient jamais étés aussi proches que ces dernières années – depuis la mort de leur mère, cela ne leur avait que montré à quel point elles étaient différentes.

— Comment est-ce que va papa ? demanda finalement Natasha.

— Tu le connais, il n’est pas très doué pour tout ce qui est communication et encore moins pour gérer l’image de son entreprise et sans son associé, il est un peu perdu. Du coup, il vient souvent demander de l’aide, soupira Lucille.

Natasha joua avec le verre vide, pensive.

— Un nom, hein ? fit brusquement Natasha, repensant à l’humiliante tirade de sa soeur.

— Tu sais bien que je n’approuve pas … tes méthodes, hasarda Lucille, mais tu es ma soeur. Et si, hypothétiquement, je créais un mouvement comme le tien, je commencerai par poser les armes. Les actes ne sont bons qu’à la toute fin. Si je prends les armes, destitue les divisions – en imaginant que j’ai les armes nécessaires pour les destituer, ajouta-t-elle en se servant cette fois-ci un verre de coca cola.

Une petite bulle cligna quelques secondes sur l’écran de sélection des arômes en stock, surprenant Lucille qui s’arrêta un instant.

« Retour du coca cola cherry, touchez-moi pour commander l’arôme en ligne. Disponible en magasin dès la semaine prochaine. »

— Bref, soupira Lucille en se retournant. Si j’utilise uniquement la force, j’installe une autocratie. Si au contraire, je fais comprendre au peuple que c’est ce qu’il veut, que j’utilise les mots et la parole, fait attention à mon image, à mon discours, utilise des arguments valables, joue là où ça touche, le moment où je prendrai les armes – juste pour renverser le gouvernement en place, ce sera une révolution. Tu vois la différence ? Soit j’installe une autocratie, j’impose ma vision des choses et je ne suis pas mieux que les divisions, soit je mets en place une révolution et je libère le peuple. Je lui donne ce qu’il voulait. D’autant plus que le discours que je mettrai en place me permettra de trouver des alliés solides dans les divisions, à des niveaux et postes différents, qui pourront s’avérer très utiles.

— Les divisions sont bien trop fermées pour faire passer un message du dehors.

— Elles sont aussi bien trop armées pour que vous ne leur fassiez le moindre mal, ça ne vous a pas dérangé pour tous sortir là-dehors …

Lucille s’avança sur la table, le verre aux lèvres.

— Pourquoi est-ce que tu es venue, en premier lieu ? demanda-t-elle. J’imagine que tu avais quelque chose en tête …

Natasha acquiesça et sortit un dossier papier. Lucille haussa les sourcils, elle n’en avait pas vu depuis une éternité.

— J’aimerais que tu me dises pourquoi vous avez un hôpital psychiatrique à l’extérieur de la division, acheva Natasha.

— Un hôpital ? Pourquoi est-ce-, Lucille s’arrêta alors qu’elle parcourait les quelques photos prise du bâtiment, elle reconnut immédiatement l’orphelinat qui avait fait briller tant de lumières à l’époque. [1]

— C’est ce que je pensais, soupira Natasha alors qu’elle se laissait tombée contre le dossier de la chaise. Ce n’est pas un orphelinat. C’est un hôpital psychiatrique.

— Comment peux-tu en être sûre ?

— Parce que j’ai rencontré une nana qui y était hospitalisée, elle me l’a fait comprendre en parlant d’un de ses amis qui pense qu’il y a des lapins roses géants qui vont manger la Terre et le Soleil. Et j’ai fais le tour encore et encore de ce bâtiment, elle rit doucement, mais le truc le plus fou, c’est qu’elle n’a jamais quitté cet endroit. Lucille, elle y est depuis qu’elle est gamine.

— Si c’est vraiment un hôpital psychiatrique, elle a peut-être des hallucin-

— Non, coupa Natasha. Tu ne comprends pas. Elle a vingt-deux ans et elle est intelligente, mais elle voit le monde comme … comme une gamine qui n’a jamais vu quelque chose de mal, qui n’a jamais comprit que de très mauvaises choses existaient dans ce monde. Elle n’est jamais sortie en dehors de leur espèce de cours intérieure, Lucille.

— Excuse-moi, enchérit la ministre, mais c’est complètement insensé. Pourquoi y était-elle, en premier lieu ?

— C’est là le plus drôle, elle n’a rien. Elle ne m’a pas beaucoup parlé, elle ne parle pas beaucoup, elle est très intimidé mais elle parlait de médicaments …

Lucille fronça les sourcils, ne voyant pas du tout où sa soeur voulait en venir.

— Ok, reprit Natasha. Elle dit entendre des voix mais elle m’a aussi fait comprendre qu’elle n’a jamais vu rien d’autre que ce bâtiment. Donc elle y est probablement née et a grandit entre des schizophrènes paranoïaques, des dépressifs, des amnésiques. Elle a vingt-deux ans. Vingt-deux, appuya-t-elle. On l’a mit ou elle est sans aucune raison dans un hôpital psychiatrique depuis qu’elle est bébé et, tout ce qu’elle sait, c’est que son père était malade et entendait des voix. Je veux dire, soupira Natasha, mélanges tout ça et tu obtiens des symptômes purement psychosomatiques. Et derrière, on la traite avec des substances pharmacologiques dont elle n’a pas besoin et elle en reçoit des effets secondaires qui ne font que la conforter dans son illusion d’être malade.

Lucille soupira lentement, passant une main dans ses cheveux et Natasha insista.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, Lucille. Vraiment.

— Donc tu penses que la division tient prisonnier des gens en -, Lucille s’arrêta, riant doucement. Pourquoi est-ce qu’ils s’ennuieraient à protéger un bâtiment pareil, à l’approvisionner d’eau ? Si j’en étais arrivée à un point où je fais prisonnier des gens en leur détruisant le mental, j’aurais préféré les tuer, Nat. C’est plus simple, plus propre, et ça coûte beaucoup, beaucoup moins. Sans parler de la discrétion, cet orphelinat a déchaîné l’hologramme à l’époque.

Natasha secoua la tête.

— Je sais et je ne dis pas que c’est ce qu’il se passe, corrigea-t-elle, je dis juste qu’il y a quelque chose de vraiment vraiment étrange. Et si on s’est fait chié à la laisser là-dedans toutes ces années, continua-t-elle, je ne pense pas qu’elle soit à l’abri à l’intérieur de la division. Alors juste, s’il te plaît, renseignes-toi. C’est tout ce que je te demande.

_______________________________

— Lambert !

La ministre se tourna lentement et retînt un soupir en apercevant Lefebvre. Elle n’avait même pas encore atteint le palais Rohan qu’on l’interpellait déjà. Elle s’arrêta, jetant un oeil autour d’elle. Le carré administratif de la division, pôle de tout ce qui avait attrait à la communication, les transports et la gestion des bases de données, s’étendait haut dans les airs. Derrière et bien au-dessus de l’ancien palais Rohan – mais toujours en connexion avec celui-ci, avait été construit un bâtiment fin et légèrement incurvé en son intérieur si bien qu’on lui avait donné le surnom de « feuille ». Deux ponts suspendus en découlaient de part et d’autres, amenant aux deux énormes bâtiments carrés qui encadraient le vieux palais.

— Bonjour, sourit Lefebvre alors qu’il arrivait enfin à sa hauteur. J’ai entendu dire que la division envisagerait une nouvelle campagne de sensibilisation quant aux contrôles rétiniens et scanners bi-annuels.

— Effectivement, soupira Lucille, voyant très bien où il voulait en venir.

— Et un message a plus d’impact si au problème est donnée la solution.

— Tout comme un message a plus d’impact si la source est jugée experte et impartiale. La division ne vous communiquera aucune information quant à la nature précise, le moyen, ou la date envisagée de cette campagne. Et vous ne pourrez y adapter la votre, asséna-t-elle.

— Lorsque les campagnes de sensibilisation pour les lumineuses ont vu le jour, reprit Lefebvre, les ventes d’ajusteurs d’hauteur automatiques ont doublées. Il n’y avait à l’époque qu’une seule entreprise à proposer ce produit.

Lucille étira un sourire, comprenant parfaitement le raisonnement selon lequel, puisque le résultat serait de toute manière celui qu’il attendait, autant doubler ses chances en citant directement le produit et l’entreprise.

— Tout ce que cela montre, répondit-elle, c’est que la division a réussit à sensibiliser ses citoyens et que cette campagne a été un succès. Je n’y vois, personnellement, rien d’autre.

Lefebvre acquiesça lentement avant de toute de même essayer.

— Notre objectif est le même, signala-t-il, préserver la santé de nos citoyens.

Lucille sourit doucement, cela faisait un bon bout de temps qu’on ne le lui avait faite. Evidemment que l’objectif avancé était commun, mais les plannings et buts étaient très différents.

— Bonne journée, Lefebvre, qu’elle fit pour toute réponse, disposant enfin.

Elle pénétra quelques minutes plus tard à l’intérieur du palais, lieu réservé aux ministres en fonction et à leurs équipes – la chambre supérieure, et aux autres 35 membres de la petite chambre. Il s’agissait du noyau de la division.

— Mlle Lambert, s’enquit sa secrétaire alors qu’elle tentait de rejoindre son bureau, Mr. Amyot vous vous préviens que la réunion de cette après-midi a été avancée de trente minutes.

— Très bien, merci Sarah.

_______________________________

— Tout ce que je dis, insista Louis Bernard, c’est qu’avec 5% du budget pour la commémoration on peut élargir les attributions de la quantité moyenne d’eau nécessaire à la survie.

— Quelles sont les dernières stats ? demanda Lucille.

Depuis quelques semaines, une association recensait les familles à pauvre fournissement en eau et les chiffres avaient fait l’effet d’une bombe. Personne ne s’y était jamais penché, auparavant. Et il s’agissait de répondre et réagir le plus rapidement possible.

— 500627 familles ont moins de 30 litres par personne et par jour, répondit le ministre de la gestion humaine – qui consistait en la gestion de tout ce qui était social, de l’ordre de la santé et du médical, ainsi que de la culture.

Jessica Garnier s’appuya légèrement sur la longue table de la salle de réunion de la chambre supérieure.

— Ce sera un non pour moi.

Louis secoua la tête, ahuri et Jessica – la ministre du budget, reprit :

— Ca ne tiendra pas. D’après le rapport, les quelques cent milles familles censées profiter de ces 5% font partie de celles qui ont, elle jeta un oeil à l’écran qui flottait à côté d’elle, oh, reprit-elle avec un sourire, un enfant unique.

— Ce qui fait 90 litres par jour, enchérit le ministre de la gestion des ressources. 70 pour les trois douches quotidiennes, 10 pour l’alimentation et la consommation et le reste pour la vaisselle et le ménage.

— Et, contrairement à une famille de cinq personnes, continua Jessica, il y a beaucoup moins de dépenses pour le reste de la journée. Une famille de trois personnes s’en sort à la limite, mais au-delà, il s’agit de choisir entre boire et manger.

— Toutes les familles de trois personnes ne peuvent pas s’en sortir, reprit Louis. Ca dépends de leur salaire.

— Exactement ! sourit Jessica. Là est tout le problème de ce rapport, il confond eau et ressources totales. On ne peut pas simplement donner quelques milliers de crédits en l’air de cette manière, ça ne fera que creuser un fossé entre les très pauvres et les pauvres. Et ceux qui en auront vraiment besoin seront oubliés.

— Je ne comprends pas, souffla Louis, je pensais qu’on était d’accord pour créer cette attribution minimale, pour que chaque famille ait au moins de quoi subvenir à ses besoins en eau.

— Nous le sommes, mais il va falloir revoir les critères de cette attribution, répondit Jessica.

— Et ne pas piocher dans le budget de la commémoration, enchérit Lucille.

Louis soupira, agacé.

— Chaque année on dépense des milliers de crédits pour cette fête. Ce n’est qu’un symbole, ça ne va pas aider les familles !

— J’aimerais te rappeler que c’est un symbole qui t’a amené où tu es, sourit Lucille. Et la commémoration est l’événement le plus attendu de l’année, sans compter le moteur économique qu’elle représente. Tu coupes 5% comme ce rapport l’indique, 3% du spectacle et les 2% restant il va falloir les chercher en supprimant quelques stands. C’est ce que la petite chambre conseille de faire, on est d’accord ? Sauf que ça va retirer à certaines personnes une bonne partie de leurs recettes de l’année.

— Et puis il ne faudrait surtout pas que les autres divisions s’imaginent qu’on a tellement de problèmes en ce moment qu’il faut qu’on prenne sur l’événement le plus important de l’année, enchérit Louis, cynique.

— C’est aussi une raison, je te l’accorde, fit Lucille. Tout comme ça fera très mauvaise presse auprès des citoyens. C’est le moment où ils oublient tout, où ils vivent simplement, et tu veux en faire un sacrifice. Ils n’ont pas envie que les conséquences de la Liquidation aillent jusqu’à les empêcher d’en fêter la fin.

Le silence reprit ses droits quelques instants et, finalement, Louis soupira, se laissant tomber contre le dossier de sa chaise.

— On va réellement dire non à la petite chambre ?

À l’origine, les citoyens de la division de l’espace atlantique français votaient pour élire 42 membres qui constituaient la chambre. La nouvelle chambre ainsi constituée – bien qu’il y ait toujours beaucoup de récurrence dans les noms, désignait alors le Président.
Le Président, une fois élu parmi les membres de la chambre, désignait sept ministres – toujours au sein de la chambre. Ces sept ministres qui constituaient la chambre supérieure construisaient, proposaient et votaient les projets de loi. Si il y avait unanimité entre les ministres, le Président décidait directement de l’application ou non du projet. Si l’unanimité n’était pas possible – ce qui était peu commun puisque le plus souvent plusieurs ministres travaillaient sur un même projet, le projet passait alors dans la petite chambre. Si celle-ci l’acceptait, il remontait vers le Président pour la décision finale.
Ce dernier n’avait, néanmoins, pas un pouvoir très fort. Il était très rare qu’un Président utilise son droit de veto, ce serait se mettre en travers des voeux de la population – la population ayant voté pour les membres de la chambre. Et il fallait aussi considérer qu’il était très rare qu’un Président puisse reprendre une carrière au sein de la chambre une fois son mandat terminé. Ce n’était pas une place enviée par tous. Et définitivement pas par Lucille.

La petite chambre, les 35 membres qu’il restait après que le Président ait choisit ses sept ministres, pouvait également proposer des textes. Si un projet obtenait un nombre de voix supérieur ou égal à 28, il passait dans la chambre supérieure. C’était ce qu’il s’était passé avec ce projet, directement remonté de la petite chambre – ce qui était, dans les faits, relativement peu commun.
Cette fois-ci, la chambre supérieure avait le choix entre déclarer le projet valide ou insuffisant. Le premier se désignait par un 4 voix sur 7 : était valide tout projet qui était approuvé par au moins quatre ministres. Un projet valide suivait le même parcours qu’un projet proposé par la chambre supérieure elle-même, un projet insuffisant terminait dans une base de données. [2]

Et cette fois-ci, la petite chambre avait été beaucoup plus rapide à agir que la chambre supérieure : le projet avait été conçu, rédigé et voté en deux semaines.

— Non, répondit Lucille. On ne peut pas leur dire non, mais oui, on va refuser leur projet. La presse ne tiendra pas en place si la chambre supérieure refuse de distribuer de l’eau à ceux qui en ont besoin – et même si ce n’est pas ce que ce projet propose réellement, c’est ce que les citoyens vont comprendre. Personne ne va lire le rapport de fond en combles.

— Et en attendant, continua Jessica, je regarderai ça de plus près avec Jacques. En commençant par la somme dont on aurait besoin et le système qu’on pourrait mettre en place, de manière moins utopique et beaucoup plus réaliste que la proposition de la petite chambre. Et on verra par la suite où est-ce qu’on peut piocher la somme nécessaire. Exactement comme on l’avait prévu avant que la petite chambre n’agisse, on ne doit pas se précipiter et céder à la pression.

— Et je vais essayer de gagner du temps avec la presse, fit Lucille, parce qu’il est très rare qu’un projet de la petite chambre monte jusqu’à chez nous et ça risque de nous faire extrêmement mal. Ils vont penser que le système ne fonctionne pas.

Louis s’avança doucement sur la table, les bras croisés.

— Donc on va le faire ?

— Juste de manière plus réaliste, sourit Jessica.

— Commençons déjà par valider ou non la proposition de la petite chambre, soupira Jacques Menier – ministre de la gestion des ressources – qui concernait tout ce qui était de l’ordre de la gestion de l’eau, des traitements de l’eau et des sols, des entreprises en jeu dans l’action.

_______________________________

Dos contre le mur, Guillaume nettoyait tranquillement son arme sous l’œil curieux de Chloé. Natasha tentait de lui expliquer la France grâce à la carte abîmée dépliée sur la vieille table, mais la jeune femme ne pouvait détacher ses yeux de l’arme. Comment un chose aussi petite avait-elle pu faire tomber cet homme, l’autre jour ?

Cédric rentra brusquement dans la maison abandonnée, enjambant quelques débris et s’approcha de Guillaume, lui glissant quelque chose à l’oreille. Celui-ci délaissa son arme et se releva lentement.

— Hey, Emma, fit-il brusquement, tu penses toujours que toutes les divisions ne se valent pas ? La chambre supérieure de l’espace atlantique français vient de refuser le projet qui aurait dû donner de quoi boire à ceux qui ne le peuvent pas.

__________________________

[1] faire briller des lumières vient de la nouvelle technologie et des hologrammes : c’est créer quelque chose qui provoque beaucoup de réactions et dont on parle énormément partout. En fait, c’est l’équivalent de faire couler de l’encre tout simplement.

[2] terminer dans une base de données, terminer sur un serveur, être enterré, équivalent de terminer à la poubelle.

153