Ses jambes étaient lourdes et le soleil, derrière eux, bien furtif. Les yeux perdus au loin – excités par la découverte, Chloé était bien loin de s’en plaindre. Le mur était titanesque, juste en face. Du béton, gris, quelques mètres de hauteur – cinq d’après Natasha, et des soldats tous les cinquante mètres.
Devant, plus bas, la terre était vide. Il n’y avait même pas d’herbe : les militaires voyaient loin.

Elle n’avait jamais rien vu d’aussi imposant. Et c’en était terrifiant.

— Donc c’est ça, une division ? fit Chloé.

Natasha acquiesça, l’arme qui pendait toujours dans son dos.

— Comment est-ce que c’est possible de détruire un aussi grand et long mur ? demanda Chloé, sceptique.

— On ne veut pas tant le détruire, commença Natasha, que … l’élargir. Le problème avant tout, c’est l’eau.

— Vous voulez ramener les gens de dehors à l’intérieur ?

— Ce serait une manière de faire.

— Mais alors, reprit Chloé, vous les enfermez … Je n’aurai pas envie de vivre à l’intérieur !

Natasha releva vivement les yeux.

— C’est un peu plus compliqué que ça, répondit-elle. Dans l’absolu, distribuer l’eau dans le reste de la France et s’affranchir des divisions serait l’objectif mais si nous pouvons déjà sauver quelques vies en les faisant intégrer une division où l’eau est traitée …

— Tu veux dire les amener chez ceux qui sont méchants ? s’enquit Chloé, perdue. Comment est-ce que ça pourrait être quelque chose de bien ?

— Nat, fit brusquement un Guillaume agacé, est-ce que je peux te parler deux minutes ?

Natasha hocha lentement la tête, jetant un dernier regard à Chloé qui ne bougeait toujours pas devant le paysage. Elle se détacha lentement et rejoignit Guillaume qui reculait quelques mètres plus loin.
Ce dernier étira un faux sourire, quelque peu inquiet.

— Est-ce que je peux savoir pourquoi elle est toujours avec nous ? s’enquit-il, tentant tant bien que mal de garder un ton agréable. Nous ne sommes pas une agence de tourisme !

— Elle est toujours avec nous, commença Natasha, parce que je l’ai décidé. C’est tout ce qu’il y a à savoir.

Les mains agitées, Guillaume inspira, essayant de rester calme.

— Ok, fit-il, elle a failli être violée et je suis vraiment heureux que tu aies mis une balle dans le crâne de ce salopard mais elle nous freine.

Chloé dévia son regard vers la droite. Au loin, sans que rien ne se dresse autour, des fils brillaient étrangement. Il y en avait quatre, les uns au-dessus des autres. Enfin, ils étaient tout de même espacés de ce qui semblait quelques mètres.

— Comme je viens de te le dire, répondit simplement Natasha en détachant son regard de la jeune femme, elle reste avec nous tant que je le dirais. Et, rajouta-t-elle alors que son co-équipier ouvrait la bouche, elle nous sera quelque peu utile. Il est temps de penser à s’organiser de manière plus … efficace, hasarda-t-elle. Elle ne connaît rien aux divisions et à la France, considère que c’est une chance pour nous.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre qu’elle se dirigea vers la jeune femme en question.

— Ce sont les lumineuses, expliqua Natasha alors qu’elle arriva à sa hauteur. Les petites choses que tu vois entre les fils, ce sont des véhicules. Des gens sont à l’intérieur.

— Ils volent ? s’étonna Chloé.

— Pas vraiment non, rit Natasha. Tu vois l’espace entre chaque fil ? demanda-t-elle. C’est ce qu’on appelle un niveau. Ici, il y en a trois. C’est là où les véhicules circulent.

— Mais comment ils font pour tenir dans les airs ?

— C’est comme … Les aimants, tu vois ce que c’est ? s’assura Natasha avant de continuer après que Chloé ait hoché la tête. Eh bien tu as remarqué que, des fois, les aimants se repoussaient. C’est un peu près la même chose ici.

Devant l’air perdu de Chloé, Natasha étira un petit sourire.

— Tu vois le deuxième niveau ? reprit-elle, le pointant inutilement du doigt. Celui qui est au milieu ? Eh bien le véhicule qui circule dans ce niveau est repoussé à la fois par le niveau d’en-dessous et par le niveau d’au-dessus. Et puisque les … forces, hasarda-t-elle, sont les mêmes, le véhicule reste à hauteur plus ou moins constante. Je ne peux pas t’expliquer ça dans les détails parce que je n’y connais rien moi-même mais disons que tout est calculé en fonction de la vitesse et du poids pour que les forces soient toujours équilibrées. Et c’est pour ça qu’il y a plusieurs niveaux. Tu vois celui d’en haut ?

Chloé acquiesça, excitée par cette chose toute nouvelle.

— Elle est pour les vitesses rapides, expliqua Natasha, tout comme le niveau d’en bas est pour les véhicules lourds.

— Mais les niveaux d’en haut et d’en bas, fit Chloé, ils repoussent juste celui du milieu …

— Ils sont attirés par les fils blancs, enchérit Natasha. On ne dirait pas de là, mais ils sont assez gros. Le véhicule est attiré par les fils blancs, mais repoussé par le niveau d’au-dessus ou d’en-dessous.

— Et ça sert pour aller aux divisions ? reprit Chloé, à nouveau confuse.

— Il y en a à l’intérieur des divisions aussi, répondit Natasha, mais cette lumineuse sert à relier des divisions entre elles, oui.

— Je croyais que les gens ne pouvaient pas sortir des divisions …

— Avec des autorisations, tu as le droit d’emprunter le réseau interdivisionnel des lumineuses mais ça ne sert qu’à aller dans une autre division. Tu ne peux pas en profiter pour sortir dehors.

_______________________________

Les articles de journaux stagnaient face à elle, bleu sur vert – il fallait définitivement qu’elle pense à personnaliser ses données. L’Hologramme avait fait de cette histoire une simple anecdote, un orphelinat retrouvé comme par magie dont on en disait – finalement, pas grand chose. Le Paris France matin s’était déchaîné, le Sénat profitant de l’ouverture pour s’avancer sur la scène française et le Strasbourgeois en avait profité pour nourrir sa propagande d’état, mettant en avant l’incroyable transparence de la zone de l’est comparé aux « lourds secrets » de l’espace atlantique.
Lucille s’étira et se laissa tomber contre le dossier de sa chaise. Sa soeur avait toujours eu un bon instinct et certaines choses étaient clairement étranges. Mais si, elle-même, n’était pas au courant et ne pouvait accéder à des dossiers qui semblaient des plus existants sur cet orphelinat, elle voyait mal comment s’y prendre. Rien était disponible sur le sujet, pas même qui soit à accès restreint ou ministériel.
Cet orphelinat n’avait probablement rien avoir avec la division elle-même, en tant qu’entité et corps politique. Ce qui l’amenait à un raisonnement bien plus désagréable : il s’agissait probablement d’un acte individuel, motivé – ou non, par un exécutant de la division. Le Président de l’époque, un ministre de l’époque, une haute sphère de l’époque. Quelqu’un, pendant toutes ces années, avait payé fort les hommes, l’eau et la discrétion pour cet orphelinat – ou cet hôpital psychiatrique.

— Mlle Lambert, fit brusquement Sarah dans l’embrasure de la porte, votre rendez-vous est arrivé.

Lucille releva les yeux, désactiva l’écran de sa tablette et se releva.

— Vous pouvez le faire entrer.

La ministre se leva, ajustant rapidement sa tenue et son rendez-vous débarqua dans la pièce.

— Bonjour Mr. Lecompte, sourit-elle en lui serrant la main.

— Mme la Ministre.

— Vous avez trouvé sans trop de difficultés ? enchaîna-t-elle en se dirigeant derrière son bureau alors qu’il prenait timidement place dans le fauteuil.

— Tout est bien indiqué dans le palais, répondit-il simplement.

— Vous m’en voyez ravie, elle ramena ses deux mains en avant sur le bureau. Si j’ai accepté de vous voir aujourd’hui, Mr. Lecompte, c’est parce que je pense qu’une discussion posée pourra nous être à tout deux très utile.

— Je ne reculerai ni ne tairai les chiffres, enchaîna-t-il sur la défensive faisant rire la ministre.

— Ce n’est pas ce dont il est question ici. Vous avez une très mauvaise opinion de votre gouvernement, s’amusa-t-elle.

— Que mon gouvernement n’empêche pas l’accès à l’eau aux plus démunis et mon opinion sera peut-être plus favorable, rétorqua-t-il amère.

— Votre association fait un très bon travail, reprit Lucille, et nous sommes très heureux qu’elle donne de la visibilité à des problèmes d’aussi grande ampleur. Mais vous vous écartez de votre objectif en menant cette espèce de … petite guerre, hasarda-t-elle, contre la chambre supérieure.

Il ouvrit la bouche mais elle le coupa.

— Sachez, comme je l’ai déjà dis à la presse, asséna Lucille, que le projet de loi écrit par la petite chambre n’était pas viable. Nous travaillons en ce moment-même sur un projet plus conscient des enjeux réels, mais voyez-vous, sourit-elle, je passe plus de temps à devoir répondre de fausses accusations que je ne peux en passer à travailler sur ce projet. Je pense que vous voyez très bien où est mon problème.

Il secoua la tête, résigné.

— Votre association travaille depuis longtemps sur la question, reprit Lucille, il est donc tout naturel de ne pas nous en écarter.

— Nous voulons un compte-rendu des avancements de ce projet toutes les semaines, enchérit brusquement Lecompte, comme preuve de … d’engagement, dirons-nous.

— Compte-rendu privé qui ne sortira jamais des bureaux, enchaîna Lucille.

— Pour peu qu’un effort soit réalisé de votre part. Si nous voyons que rien n’est fait, que vous n’êtes qu’inactivité, nous nous réservons le droit de laisser passer toute information que nous jugerons utile.

Lucille étira un faux sourire. S’il voulait se démarquer et s’affirmer, qu’il se fasse plaisir. Ce qu’il proposait n’était rien d’autre qu’il n’aurait déjà pu avoir si la confiance n’avait pas fait défaut. Si rien était engagé par la division pour remédier à la situation, son association aurait de toute manière été la première à publier à critique ouverte. Ces comptes-rendus n’y changeraient rien.
Ils pensaient probablement pouvoir faire pression sur la division pour qu’elle s’active rapidement, détenir de quoi créer un rapport de force. Au mieux, Lucille se débarrassait d’une presse hostile et insistante, au pire, elle était accusée de ce dont on l’accusait déjà.

— Deux personnes, compte rendu oral, ici-même, asséna-t-elle. Sans prises de notes. Rien ne pourra légitimement être attribué.

Il acquiesça la tête, scellant le marché et se releva.

— Quelque chose me dit que vous aurez tout le temps de vous pencher sur ce projet dorénavant Mme la Ministre, sourit-il en lui serrant une dernière fois la main.

_______________________________

Guillaume entra dans le bâtiment, vieille maison abandonnée telle qu’ils en trouvaient constamment sur leur route. Il joua quelques instants de ses bras, se dégourdissant les muscles et reposa son arme sur une table rapidement aménagée de planches et pierres trouvées ici et là.
Le jeune homme amena finalement un tube à ses lèvres, en aspirant le contenu. Et cela sembla beaucoup lui plaire vu le nombre de fois qu’il recommença.

— Laisse-moi deviner, souffla Guillaume en apercevant le regard curieux de Chloé, tu ne sais pas ce qu’est une cigarette ?

Assise contre le mur emmitouflée sous une couverture, elle secoua la tête.

— Considère que c’est une bonne chose, ce n’est pas bon pour ta santé.

— Pourquoi tu le fais, alors ? demanda-t-elle.

Il roula des yeux et un rire brusque surprit Chloé. Elle se retourna vivement dans le vide avant de soupirer. Et Guillaume fronça les sourcils.

— Est-ce que tu vas bien ? s’inquiéta-t-il.

— Euh, oui, sourit-elle.

Le rire s’éleva une seconde fois et Chloé remonta légèrement la couverture. Guillaume jeta un oeil autour d’eux, tout le monde était dehors et pourtant quelque chose semblait intimider la jeune femme.

— Tu es sûre ? qu’il insista, sceptique.

Elle acquiesça. Le rire n’existait pas. C’était juste dans sa tête.
Le rire n’existait pas.
Et il fut tout aussi inexistant la troisième fois qu’il s’éleva.

Il n’y avait plus que le visage gêné de Chloé qui dépassait à présent de la couverture et Guillaume soupira, sortant à l’air libre pour trouver Natasha. Sa nouvelle amie était décidément des plus étrange.

— Hey Nat, je crois que tu devrais rentrer à l’intérieur, informa-t-il une fois arrivé au niveau de la jeune femme.

Natasha releva les yeux, délaissant les quelques feuilles éparpillées devant elle. Il lui était impossible de réfléchir correctement dans cette maison vide et envahie de mauvaises herbes – bien qu’ils en avaient enlevé une bonne partie avant de s’y établir.

Elle débarqua dans le bâtiment quelques secondes plus tard et pris place à côté de Chloé, sentant bien que quelque chose n’allait pas. Sa façon de garder la couverture contre elle, peut-être. Ou celle dont elle jouait avec ses lèvres. Peut-être même que c’était son regard ennuyé, fuyant.

— Est-ce que quelqu’un qui n’est pas vraiment … ici te parle ? demanda Natasha, essayant de rester le plus neutre possible.

Chloé secoua la tête, les yeux fixés sur l’arme de Natasha. C’était cette petite chose qui avait fait saigner l’homme. Elle était toujours accrochée à sa ceinture. Elle en avait plusieurs, des armes. Mais celle-ci ne la quittait jamais. C’était cette petite chose qui avait tué l’homme.
Natasha suivit son regard et étira un fin sourire.

— Tu n’as pas besoin d’en avoir peur, tu sais, fit-elle doucement.

Voyant qu’elle était loin de rassurer la jeune femme, elle attrapa son glock aussi lentement qu’elle le pu et en retira la cartouche.

— Tu vois, commença Natasha, on met ces petites choses dedans, qu’elle montra en appuyant sur les balles. Ce n’est pas dangereux si ce n’est pas dans la cartouche ou dans la chambre, regardes, ajouta-t-elle, tu peux la tenir en main sans problèmes.

Natasha glissa une des balles dans la main de Chloé qui y referma lentement les doigts. C’était froid. Et petit. C’était vraiment petit.

— Ce qu’il y a dedans, reprit Natasha, fait beaucoup de mal à l’intérieur de ton corps mais dehors c’est inoffensif. Et pour … rentrer à l’intérieur d’un corps, hasarda-t-elle, il faut que quelqu’un appuis sur la gâchette, ici, insista-t-elle en tapotant légèrement sur la gâchette de son glock. Tant que quelqu’un n’a pas l’arme en main et décide de tirer avec, elle n’est pas dangereuse.

Elle déposa délicatement l’arme à feu entre les doigts de Chloé qui déglutit doucement avant d’acquiescer. C’était léger. Léger et petit. Son regard se posa rapidement sur celle de Guillaume, toujours posée sur la table quelques mètres plus loin.

— Celle-ci est plus grande, expliqua Natasha, mais le fonctionnement est le même. Elle reste une arme à feu. Tant que quelqu’un ne tire pas avec, ce n’est pas dangereux.

— Il y a des armes qui ne sont pas à feu ? demanda Chloé.

— Il y a pleins de sortes d’armes, oui.

— Pourquoi ?

Natasha releva les yeux, surprise.

— Mhm, ça date de très longtemps, ça a toujours été comme ça, répondit-elle simplement avant d’enchérir. Chloé, est-ce que tu sais ce qu’il s’est passé, l’autre fois ?

— Avec l’homme ?

Natasha acquiesça lentement et Chloé joua avec les bouts de la couverture. Il faisait froid. Et Natasha lui parlait comme Miriam, comme lorsqu’elle devait prendre ses médicaments. Ou en changer.
Elle n’aimait pas trop ça, changer de médicament. Ni comment Miriam lui parlait. Mais les autres riaient fort, le soir, et Natasha était plus douce.

— Je le sais parce que j’ai entendu les autres en parler, mais je ne m’en souviens pas. Miriam dit que j’ai du mal à voir certaines choses quand ça se passe rapidement, expliqua finalement Chloé. Je reste concentrée sur des détails et je ne peux pas assembler le reste ou voir l’ensemble.

— C’est un phénomène tout à fait normal Chloé, sourit Natasha. Ca arrive à tout le monde mais, continua-t-elle doucement, j’imagine que ça t’arrive plus fréquemment à cause de tout ces médicaments qu’on te donne.

— Les médicaments m’empêchent d’entendre des voix, répliqua Chloé sur la défensive.

— Est-ce que tu as entendu beaucoup de voix depuis que tu es avec nous ? demanda Natasha.

— Des rires, répondit doucement Chloé alors qu’elle remonta un peu plus la couverture. Il faisait définitivement froid.

Natasha jeta sans s’en rendre compte un regard autour d’elle, scrutant les coins de la pièce à la recherche de l’invisible. Et ses yeux finirent par se reposer sur la jeune femme.

— Tu te souviens de ton ami, celui dont tu m’a parlé ? demanda-t-elle finalement.

— Ivan ? s’assura Chloé.

— Oui, Ivan, sourit Natasha. Eh bien, il est persuadé que des lapins roses géants vont manger la Terre et le Soleil, pas vrai ?

Chloé acquiesça, étirant un petit sourire. Ivan croyait en beaucoup de choses qui n’étaient pas très logiques.

— Et si, toi, reprit Natasha, tu étais persuadée que tu étais, elle s’arrêta un instant, cherchant les mots les plus appropriés, disons qu’imaginons que, toi, tu es persuadée que tu entends des voix mais, qu’en réalité, tu n’es pas malade comme Ivan ?

— Mais je les entends les voix, répondit Chloé perdue. Ivan, lui, ne voit pas les lapins roses. Il en a juste peur.

Natasha ouvrit la bouche avant de la refermer. Chloé marquait un point et elle n’avait aucune idée de la manière dont elle était censée amener les choses. Les lui faire comprendre.

— Mais peut-être que tu es tellement persuadée de les entendre que ton cerveau les crée, essaya Natasha.

— Ca ne changes rien au fait que je les entends toujours, remarqua la jeune femme. C’est comme ça que ça fonctionne, j’entends des choses qui ne sont pas là et qui sont créées dans ma tête.

— Mais peut-être que tu entends ces choses, sourit Natasha, parce que tu crois être malade et non parce que tu es malade. Est-ce que tu te rappelles quand tu as commencé à entendre ces voix ?

— Je n’ai pas envie de parler de ça, répondit simplement la jeune femme.

_______________________________

Le petit clic l’informa du verrouillage de son véhicule et Lucille remonta rapidement le parking. Dû au fonctionnement des lumineuses, il était très rare de trouver un niveau unique qui fasse plus de quelques mètres. Les seules fois où un niveau n’était pas accompagné par un autre – pour pouvoir assurer l’équilibre, il s’agissait soit de quelques mètres de voies pour changer de niveau soit de quelques mètres qui servaient à rejoindre un parking. On ne pouvait pas se garer ni s’arrêter comme on l’entendait : il fallait un lieu spécialement aménagé. À part les hautes sphères et les géants de l’économie, très rares étaient les personnes à pouvoir s’octroyer d’un parking personnel. Il fallait des sols et plafonds chargés de la même manière que l’étaient les fils blancs afin de maintenir l’équilibre du véhicule – l’attirant ou le repousssant tout deux. Et les matériaux coûtaient très chère – sans parler de la main d’oeuvre.
S’il existait des alternatives qu’on appelait des blanches – une technologie vieille de quelques années, ancêtre plus ou moins direct des lumineuses, le transport personnalisé n’existait pas réellement. Les véhicules étaient tous garés dans des parkings – éléments à part entière du réseau des lumineuses qui étaient activement gérés par la division. Les parkings le plus souvent sous terre – bien qu’il y en ait toujours quelques uns à découvert, constituaient alors les seuls endroits où il était possible de stocker son véhicule même si celui-ci était rarement utilisé.
Pour les plus chanceux – et souvent les plus fortunés, le parking se situait directement sous l’immeuble habité, dans le cas contraire quelques mètres pouvaient être nécessaires pour y accéder.

Et en ce qui concernait le bâtiment de recherches et d’innovation 1, le plus imposant et remarquable de l’ensemble des centres de recherche, le parking était directement associé. Lucille n’eut donc qu’à s’engager dans la blanche vide quelques mètres plus haut. Il s’agissait simplement d’un fin espace – une espèce de boîte, ne pouvant contenir qu’une seule personne. Encastrée dans le mur – espacé avec celui-ci d’une trentaine de centimètres tout au plus, la blanche fonctionnait presque de la même manière qu’une lumineuse. La boîte montait ou descendait grâce aux matériaux utilisés dans la partie encastrée du mur et leurs champs magnétiques – ou quelque chose qui s’y ressemblait, Lucille n’y avait jamais compris grand chose.

La blanche monta rapidement les étages, dépassant le département des ondes éléctromagnétiques chimiques puis quantiques – censées être un moteur d’avenir concernant certaines technologies, et la porte s’ouvrit enfin sur le département des neurosciences. Lucille ne s’y attarda que quelques secondes, le département faisait des étages entiers et elle ne voulait que jeter un oeil au plan. Celui-ci stagnait quelques mètres après la blanche.

Département neuroscientifique – Recherches et innovations, centre 1

Commencez par faire votre choix parmi un des grands ensembles suivants, cliquez-ici pour faire une recherche parmi le personnel.

Neurobiologie /moléculaire – Neuroanatomie /fonctionnelle – Neurophysiologie – Neurohistologie, étages 25 à 29
Neurologie – Neuropsychologie – Neuropathologie, étages 30 à 33
Neurosciences affectives – cognitives – sociales – comportementales – Neurolinguistique, étages 34 à 45
Neuropharmacologie, étages 45 à 49
Neuro-ingénierie, étages 50 à 54

La ministre cliqua sur le troisième ensemble et un plan plus détaillé s’afficha alors. Les domaines et recherches spécifiques – dans des noms plus ahurissants les uns que les autres, apparurent, suivis par les chercheurs et une modélisation détaillée de l’endroit où se situaient les différents laboratoires et bureaux. C’était beaucoup trop précis et elle finit par prendre un nom au hasard, de toute manière pour les questions qu’elle avait à poser un simple étudiant ferait probablement l’affaire.

La blanche la mena rapidement à l’étage 114 et elle entra lentement dans le petit bureau surmonté d’une large baie vitrée. L’étage était plutôt haut, témoignant de l’importance de son interlocuteur – son bureau n’étant absolument pas dans les étages neuroscientifiques. Mercier l’accueillit chaudement – ce n’était pas tous les jours qu’une ministre débarquait spontanément chez vous, et après une discussion d’usage qui ne dura que quelques minutes, la ministre en arriva aux faits.

— Vous vous doutez bien, commença-t-elle, que notre discussion devra rester quelque peu … discrète.

Il acquiesça légèrement et elle étira un sourire.

— Comment traiteriez-vous une personne qui … disons, entends des voix ? demanda-t-elle.

Il fronça les sourcils, quelque peu perdu.

— Est-ce que nous parlons d’une tierce personne ou de-

— D’une tierce personne, sourit Lucille, je peux vous l’assurer.

— Mhm, concéda Mercier visiblement pas tout à fait convaincu, je ne peux pas vraiment répondre. Entendre des voix en soi n’est pas un diagnostic, c’est un symptôme. Et le traitement dépendra d’autres facteurs : d’autres symptômes, de l’histoire du patient … Il me faudrait le tableau complet pour pouvoir vous répondre avec précision, sourit-il.

— Ok, souffla Lucille, pensive, et qu’est-ce que vous pensez des symptômes psychosomatiques ? enchérit-elle. Est-ce qu’une personne qui grandit avec l’idée d’être … malade, peut vraiment en ressentir les effets ?

— Encore une fois, je ne peux pas vraiment vous répondre. Mais, ajouta-t-il néanmoins, il est effectivement possible de piéger nos sens de plus d’une manière. Les associations sont très faciles à faire, nous en faisons quotidiennement. Et nous nous y habituons. Croire quelque chose peut, à plusieurs niveaux, engager les choses.

— On ne se concentre que sur les détails qui vont dans le sens de notre croyance, sourit Lucille.

— Exactement, répondit Mercier, c’est un aspect plus psycho-social de la question mais ce qui confirme nos croyances attire notre attention, parce que nous cherchons à tout prix à les valider. Elles ont plus de reliefs en mémoire, sont plus facilement accessibles et nous nous focalisons tellement sur ces choses que nous oublions de voir le reste. Mais, je dirais, que dans ce cas extrême, sourit-il, ce n’est pas la perspective la plus présente. Notre esprit peut être très persuasif et notre cerveau crée pas mal de choses, vous savez. Induire chez quelqu’un l’idée d’entendre des choses qui n’existent pas – puisque j’imagine que c’est ce dont il est question, rajouta-t-il d’un sourire, pourrait théoriquement, et à certaines conditions, provoquer l’apparition de ces voix. Il faudrait, cependant, un conditionnement très fort et des situations très spécifiques.

— Comme grandir dans un espace fermé, coupé du monde, suggéra Lucille.

— Effectivement, répondit-il. Ce genre de situations pourrait favoriser le processus. Si les repères sont tronqués à la base, l’enfant en jeune âge les intégrera tels quels à son système de croyance. Et puisque, coupé du monde, rien ne pourra venir ébranler son système de croyance, il est très probablement possible – et je parle toujours théoriquement, qu’il se renforce. L’enfant grandira donc avec certaines certitudes très ancrées – aussi fortes que les nôtres concernant nos acquis sur la Terre et le Soleil par exemple. Il s’identifiera profondément à ce qu’il croit savoir de lui – puisque c’est la vérité, et se construira psychiquement autour de cette croyance. C’est assez facile de le comprendre : on peut parfois avoir l’impression d’entendre une chanson alors que nous venons de couper le son, c’est notre mémoire échoïque qui a une durée de vie de quelques secondes. Mais un enfant – dans de telles conditions, étant persuadé d’entendre des voix, pourrait associer ces sons à des voix, justement. C’est comme ça que ça commence. Petit à petit les informations sont mal interprétées, l’enfant se concentre et est plus attentif aux sons qui l’entourent et, au final, ces voix finissent par être créées de toute pièce.

Il passa une main dans ses cheveux et s’appuya lentement contre son bureau.

— Parle-t-on d’un cas existant, actuellement ? s’inquiéta-t-il. Parce qu’un tel retrait vis-à-vis de notre société serait vraiment très inquiétant. Et si un enfant est en danger –

— Aucun enfant est en danger, assura Lucille.

Si Natasha avait raison et que la fille en question était réellement dans cet orphelinat – ou hôpital psychiatrique, depuis toute petite, il était donc tout à fait probable qu’elle entende des voix sans être réellement malade. Mais des choses ne collaient absolument pas.
Premièrement, comment des professionnels de la santé avaient-ils pu faire preuve d’autant de suggestion alors qu’ils en connaissaient totalement les conséquences ? Si l’on partait du principe qu’ils l’aient fait de manière tout à fait consciente, on retournait à la case départ complètement surréaliste dans laquelle quelqu’un essayerait de garder prisonnier des gens. D’autant plus que s’il s’agissait véritablement d’un hôpital psychiatrique, il y avait toujours le risque que la gamine soit victime d’hallucinations, de paranoïa ou de quoique ce soit d’autre. Bref, qu’elle imaginait et croyait fermement qu’elle était retenue « prisonnière » sans l’avoir réellement été. Et il fallait avouer que si Natasha avait toujours eu un bon instinct, elle était depuis quelques mois dans un état d’esprit extrêmement peu critique et facile. Son engagement la changeait et elle serait probablement plus encline à croire et s’imaginer ce genre de choses. Lucille savait parfaitement combien la perspective adoptée face à une situation en modifiait grandement notre interprétation – elle en jouait constamment avec la presse.
Et puis, surtout, comment la gamine avait-elle pu s’enfuir si ce bâtiment était si protégé ?

Néanmoins, quelqu’un payait toujours pour protéger et alimenter ce lieu en eau. Et ça restait des plus étranges.

— Et les traitements, continua Lucille, quels en seraient les effets sur une personne non malade ?

— Euh, réfléchit Mercier, tout dépends du traitement. Des stimulations transcrâniennes, par exemple, n’auront pas d’effet spécifique. C’est assez rare qu’on utilise encore cette technique, mais le cas dont vous parlez a l’air assez en retrait donc …

— Et la pharmacologie ? demanda la ministre.

— Les effets secondaires, j’imagine, sourit-il. Mais pas d’effet qu’une personne atteinte n’aurait pas.

— Mhm, réfléchit Lucille, et à partir de quel âge est-il possible de détecter ce genre de … trouble ? Les scanners sont réalisés de plus en plus tôt, non ?

— Ce n’est pas suffisant, sourit-il. Ce n’est pas quelque chose qui est marqué dans notre cerveau, s’amusa-t-il, certains troubles sont provoqués par des anomalies neuroanatomiques mais pour le cas que vous évoquiez … Dans tous les cas, enchaîna-t-il, même pour ces anomalies neuroanatomiques, ce ne serait pas avant huit ans et le premier examen – à part pour certains cas où l’anomalie en question affecte énormément la vie quotidienne de l’enfant.

Elle finit par le remercier et prendre congé, se dirigeant vers la blanche la plus proche. Si la gamine était réellement dans cet orphelinat depuis gamine, il y avait définitivement quelque chose qui n’allait pas. Personne ne pouvait savoir, à l’époque, qu’elle entendrait des voix.

— Hey, Mme la ministre, t’es vachement malpolie !

Lucille se retourna en même temps que le reste du couloir, des plus surprise. Claire arriva rapidement à sa hauteur et la ministre étira un sourire.

— Sérieusement ? s’enquit Claire après s’être emparée de ses lèvres. Tu as traversé toute la ville et je n’ai même pas le droit à un coucou ?

— Remarques que tu ne m’as pas laissé le temps de prendre la blanche pour monter à ton étage.

— Tu t’es servie d’un autre cerveau, enchaîna Claire, c’est déjà suffisant.

— Vraiment ? sourit la ministre, amusée. Qu’elle soit allée demander conseil à quelqu’un d’autre qu’elle était vraiment ce qui la perturbait ?

— Oui, vraiment ! insista la brune.

— Qu’est-ce que tu fais à cet étage, en premier lieu ? demanda Lucille, intriguée. Claire était généralement au 115 – tout l’étage avait été mis à sa disposition pour ses recherches.

— Ils ont du mocaccino ici et ne changes pas de sujet, intima la brune. Je peux savoir pourquoi tu n’es pas directement venue me voir ?

— J’avais besoin de quelqu’un spécialisé en psychologie, hasarda la ministre, sentant bien que le sujet était des plus délicat.

— Oh, donc parce que monsieur est entré dans le moule de la formation universitaire, tu vas chercher des informations chez lui.

Lucille ouvrit la bouche avant de la refermer, mi-ahurie mi-amusée par le ton tout à fait offusqué – et adorable, et Claire sautilla presque sur place.

— Ce n’est pas parce que je n’ai pas passé ma vie à faire mumuse avec des neurones et des lasers que je ne suis pas capable de savoir comment ça fonctionne !

— Techniquement, tu fais également mumuse avec des lase-

— C’est pas le sujet ! coupa Claire. Tu as utilisé un autre cerveau ! s’indigna-t-elle.

La ministre acquiesça lentement avant de tourner le dos.

— Et où est-ce que tu vas !? enchérit Claire, des plus agacée.

— Trouver une femme, s’amusa Lucille, quitte à me faire accusée d’infidèle, autant que ce soit pour avoir fait la totale.

Claire ne bougea pas, se contentant de suivre la ministre des yeux. Et Lucille étira un sourire avant de se retourner. C’était toujours plus fort qu’elle.

— J’ai oublié comment je suis censée personnaliser ma tablette, lança Lucille, peut-être que ton incroyable et sexy cerveau pourrait me le ré-expliquer …

La scientifique étira un grand sourire.

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