Claire sortit tranquillement de la blanche, suivie de près par la ministre qui avait emprunté celle d’à côté. Pour un tel bâtiment, le nombre de blanches mises à disposition – trois, était des plus ridicule.

— Un cerveau sexy, hein ? sourit Claire alors qu’elles se dirigeaient vers l’un des deux labos de son étage. Comment un cerveau peut-il être sexy ? reprit-elle, tenant les portes battantes.

— Hey, enchérit Lucille, lui volant un baiser en pénétrant dans la large pièce, tu as un adorable lobe temporal et je ne parle même pas de ton hippocampe !

La scientifique rit doucement, amusée.

— Tu sais au moins de quoi tu parles ?

— Tu as une mémoire de travail tellement performante, sourit Lucille. Rien que d’y penser, mhm …

Claire haussa les sourcils, s’approchant de la ministre à présent adossée contre l’une des nombreuses et interminables tables du laboratoire.

— Et pourtant tu préfères t’aider de Mercier, souffla doucement la scientifique, dont la mémoire de travail n’a rien de très particulier. Sans compter le reste.

— Qui a dit que le bon sens était indispensable à un membre de la chambre ?

Elles se défièrent du regard, amusées, et une porte se referma brusquement. Un jeune homme, vingt-cinq, vingt-six ans s’arrêta net, incroyablement gêné.

— Dé-désolé Mlle Dubois, Mme la Ministre, ajouta-t-il en se tournant vers Lucille, mhm, je dois juste, mhm, désolé, acheva-t-il en attrapant la boîte qu’il avait oublié quelques mètres plus loin avant de disparaître tout aussi rapidement.

— Wow, souffla Lucille, il est toujours aussi … lui.

— Je l’aime bien, sourit Claire, ça change des étudiants arrogants qui pensent tout connaître … Quoi ? rajouta-t-elle devant le regard insistant de la ministre.

— Non, ce n’est pas comme si ces dits-étudiants me rappelaient quelqu’un.

— Hin hin, donnes-moi ton DID.

Devant le regard perdu de la ministre, Claire soupira lentement.

— Ce que tu appelles la tablette, expliqua-t-elle.

Lucille s’exécuta, jetant un oeil autour d’elle. Cet espace lui semblait décidément toujours aussi énorme. Enorme et vide. Les tables grises foncées longeaient la longueur du labo, quatre rangées séparées par trois bons mètres. Et pas grand chose autour.
Oh du matériel, il y en avait. Sans réelle distinction avec le reste, couleur, matière, forme, tout se fondait dans un décor uniforme, invisible. L’attention n’était attirée que par ces espaces. Vides.

Elle n’avait jamais aimé ces bâtiments, de toute manière. On avait accordé à Claire deux laboratoires entre lesquels elle jonglait entre les demandes et besoin de la division qu’elle devait satisfaire et ses propres curiosités qu’elle avait le droit d’assouvir en toute liberté, une petite armée d’étudiants derrière elle.

— Merci, souffla Claire, concentrée. Ce n’est pas ton assistante qui s’occupe habituellement de réunir des informations de ce genre ? ajouta-t-elle soudainement.

La ministre releva les yeux, surprise.

— Elle était … malade, hasarda Lucille.

Claire acquiesça lentement, activant l’écran principal. L’énorme hologramme apparut tout le long de la rangée de tables, surprenant Lucille. Comme à chaque fois.

— Ta soeur est venue, conclu Claire. Peu importe ce qu’elle t’a demandé cette fois, tu as conscience du risque si quelqu’un venait ne serait-ce qu’à faire le lien entre vous deux ? Tu es une ministre de cette division, souligna-t-elle.

— C’est gentil de t’inquiéter, vraiment. Mais ce n’était qu’une simple recherche d’informations.

La scientifique rit nerveusement, secouant la tête.

— Alors, elle a toujours une mémoire extrêmement sélective ? demanda la brune, jouant avec quelques carrés de lumières qui flottaient devant elles.

— Claire, enchérit Lucille avant que ça ne dégénère, personne ne pense que tu es responsable de quoique ce soit. Et moi la dernière. Nat est … dans une position difficile en ce moment.

— « Difficile », reprit Claire d’un faux sourire, combien de bretons sont morts il y a deux semaines ? demanda-t-elle, feignant des plus mal un ton désintéressé. Des mains de ta soeur et de ses complices ? Combien de personnes sont mortes des armes dont elle m’accuse – à tort, d’avoir créer ? Ces armes n’ont encore jamais été utilisées dans un conflit natur-

— Je le sais et tu n’as pas à prouver quoique ce soit, enchaîna la ministre, les doigts perdus dans quelques mèches brunes. Pour Natasha, il est important de tout résumer en bien ou mal, sans faire de concessions, parce que la complexité de ce monde, de notre société ? continua-t-elle, elle ne permet pas de s’abandonner à une cause ultime. Et cette cause ultime, elle estime qu’elle est bien plus important que tout le reste. Je veux dire, qui pourrait donner sa vie pour essayer de faire ce qu’il croit juste si, au fond, rien de ce monde n’est pas tâché, si rien n’est vraiment blanc, rien n’est vraiment bon ? Elle est coincée dans ce raisonnement, dans cette … je ne sais pas, souffla Lucille, dans cet état d’esprit facile et caricatural.

— Dangereux est le mot, finit la scientifique, jouant pensivement avec la tablette de la ministre. Je ne viens pas d’une famille très aisée, tu sais, reprit Claire.

— Je le sais bien, sourit Lucille, surprise par le brusque changement de sujet quoiqu’habituée.

— Mais mon père ? continua Claire. Il m’a toujours dis que je ferai ce dont j’ai envie de faire, sans pression. Et il a travaillé dur pour m’offrir cette possibilité. Tu ne sais pas ce que ça représente quand la seule chose que tu sais sur toi c’est que tu as un quotient intellectuel de 172, Lucille, appuya la brune, quand tout le monde n’attends qu’une seule chose de toi. Mais mon père était clair : personne ne me forcerait à faire ce dont je n’avais pas envie. Si je voulais être musicienne, je serai musicienne. Si je voulais être avocate, je serai avocate. Si je voulais être vendeuse, je serai vendeuse. C’est ce qu’il disait toujours.

Elle tourna une énième fois le DID entre ses doigts, tapant légèrement contre la table et releva les yeux.

— J’ai toujours voulu créer quelque chose, quelque chose qui soit palpable, qui soit utile, quelque chose qui pourrait toucher la division entière, connecté les hommes, tu vois ? J’aurai pu aller aux Etats-Unis, au Japon, en Chine, comme tous les grands chercheurs, m’attaquer à la robotique, l’intelligence artificielle, les neurosciences. Mais il n’y avait rien à créer qui n’existait déjà, le cerveau a toujours été là, on ne peut faire que découvrir. Je voulais créer, pas faire mumuse avec des robots qui existaient depuis des décennies. Et la France ? elle rit doucement, la France était mal vue, pour ne pas différer de son image actuelle. On a acquis tellement de retard avec la Liquidation, beaucoup plus que le reste du monde, tu n’imagines même pas Lucille, appuya-t-elle. Alors qu’en France tout le monde était penché sur le développement de nouvelles techniques d’assainissement de l’eau, au Japon on mettait en circulation la troisième génération de robots et aux USA on commençait les premiers essais humains sur le traitement de l’Alzheimer [1]. Mais nous ? On avait déjà du mal à recevoir des fonds pour construire les divisions, pour réparer la France, entre l’image catastrophique du pays et les dégâts matériels colossaux, c’était un paris risqué pour les firmes internationales, alors investir dans quoique ce soit d’autre ? On y pensait même pas. Petit à petit, on s’est dirigé vers des recherches moins coûteuses, la France était un outsider, Lucille. La risée de la sphère scientifique. Le monde entier me pressait pour que j’ailles vers tel ou tel domaine, telle ou telle université, scolarité tout frais payés avec en prime une belle enveloppe pour la famille. Mon père a renvoyé chaque enveloppe alors que les dettes s’empilaient les unes sur les autres. J’avais 13 ans, tu n’as aucune idée de ce que ça signifiait pour moi.

— La France a su s’imposer depuis, répondit simplement la ministre, jouant le jeu de la scientifique. Gestion de l’eau et des sols, défense bactériologique, la division excelle, sans parler qu’on a la plus importante exportation de nouvelles technologies au monde.

Claire secoua légèrement la tête.

— Evidemment, personne ne pensait réellement aux ondes, avant. La radio, le wifi, ça s’arrêtait là. Ce n’était pas plus utile que ça. C’était juste une information qui voyageait, mais on ne savait pas quoi en faire, on n’en voyait pas la propension. La sphère scientifique s’est uniformisé, tout le monde travaillait dans la même direction. Intelligence artificielle, neurosciences, armes bactériologiques, nanotechnologies, programme spatial, énergies renouvelables … Pas d’exportations massives, du coup, sourit Claire. Tout le monde avait la même technologie. Et les recherches françaises de ce côté là suscitaient tellement peu l’intérêt du reste du monde qu’aucun véritable laboratoire qui ne soit français ne travaillait à l’époque sur le domaine. Il y en avait beaucoup, au siècle éclair, énormément, mais la Liquidation a freiné pas mal de choses et a dévié toute l’attention. Il y a de véritables modes, tu sais, dans la recherche, c’est ce qui a fait qu’on ait découvert si tard le cerveau. Peu importe, soupira la scientifique, on était les seuls à s’acharner sur le spectre électromagnétique, d’où le fait que la division exporte autant. Les DID, les lumineuses, ça c’est imposé en tant que produits, pas en tant qu’avancée scientifique. Au lieu de penser que le produit devait être parfait et vivre de lui-même comme c’était la mode à l’époque avec la robotique et ce genre de choses, en France on voyait les choses comme un ensemble. Penser à l’hologramme dans son interaction avec l’environnement, pas comme une entité isolée. C’est pour ça que ça marche, c’est pour ça que les lumineuses fonctionnent parce qu’on a pas créer un produit, une entité technologique incroyable de puissance, non, on a créer des relations. Et on aurait jamais créer ces relations en restant dans le moule, comme les autres.

— Combien de temps est-ce que tu vas encore tourner autour du pot, Claire ? s’inquiéta la ministre.

— Ils me forcent la main pour travailler sur certains programmes militaires, acheva la scientifique.

— Deneuve t’a dit quelque chose ?

— Depuis quand est-ce vous dîtes les choses franchement, vous les politiciens ? s’exaspéra Claire. Ils ont retiré des bourses de recherches à trois de mes étudiants. Ils n’en auront une que si ils changent pour un projet défini et listé, sachant que les seuls projets sur la liste sont pour la « défense », affina-t-elle, dessinant comme à son habitude les guillemets dans les airs. Le tout sous couvert de « restrictions budgétaires », évidemment. Le message peut difficilement être plus clair.

Lucille acquiesça lentement, ce n’était pas si surprenant après tout. La division avait mis beaucoup de crédits à disposition de la scientifique et si Claire faisait continuellement avancer les choses, ça restait dans un domaine des plus accessible qui n’exploitait pas forcément au mieux ses capacités. Elle faisait gagner les deux ou trois ans qu’un chercheur lambda aurait mis pour arriver au même résultat et c’était probablement loin d’être suffisant pour Deneuve. Ce n’était pas rentable. Deux laboratoires, autant de personnels, d’étudiants, de matériel.
Mais elle n’avait jamais entendu parler de ça. Il avait agit derrière son dos. Et peut-être même avec le soutient de Garner.

— Il suffit de tourner les choses différemment, Claire. Ils ne comprendront de toute manière pas grand choses aux explications ultra-scientifiques et très peu vulgarisées que tu leur donneras. Donnes-leur une raison de continuer le programme.

— Tu crois que je n’ai pas déjà essayé ? enchérit Claire. Je lui ai fais remarquer que les hologrammes étaient bien plus que de simples images dans les airs. Je lui ai parlé de véritables simulations pour l’entraînement de soldats, de l’aide que ça apporterait aux forces de l’ordre et de toute l’implication économique et le véritable marché qu’il y a derrière la boîte noire. Mais c’est faisable par d’autres équipes, selon lui, ce n’est pas assez « novateur », acheva Claire en levant une énième fois ses doigts dans les airs.

La boîte noire était une petite pièce de quelques mètres carrés hautement équipée. De la même manière que les labos de Claire, étant sensiblement plus équipés, permettaient d’avoir des hologrammes bien plus imposants et fonctionnels, la boîte noire représentait tout ce qu’il était imaginable de faire de ces images flottantes. Les hologrammes étaient de grandeur nature, occupant l’entièreté de la salle, et étaient complètement tridimensionnels – contrairement à ce qu’il se faisait sur le marché. Le 3D n’était pas très efficace, pas très utile dans la vie courante, il s’agissait simplement d’images 2D flottant dans les airs. Il y avait eu beaucoup de bruits autour du 3D au début de l’hologramme – puisque pensé à la base comme étant tridimensionnel. L’idée a vite était dépassée et la définition d’hologramme ré-adaptée à des images flottantes et non plus au tridimensionnel ; le système mit en place ne pouvait utiliser que des images et non des objets pour créer ces hologrammes, la profondeur n’était donc jamais encodée. Ce système reposait sur un puissant algorithme et une modélisation très précise des lieux. Tout lieu, qu’il soit public ou privé, du moment qu’il se trouvait au sein de la division était entièrement scanné permettant d’en avoir une parfaite modélisation. Des détecteurs de mouvements et de chaleur, notamment, ainsi que des lasers étaient placés tout autour des pièces, bâtiments, rues. Le reste n’était dû qu’à la dernière révolution informatique et la rapidité des échanges de données. Hypra, qu’on appelait vulgairement l’ordinateur et qui était l’ordinateur central, encodait, sélectionnait et discriminait les informations. Lorsque quelqu’un activait une tablette – ou un Dispositif d’Individualisation des Données, il activait également les capteurs et lasers qui se dirigeaient alors tous vers la source de l’activation. Celle-ci, délimitée par une signature thermique et une hauteur spécifique, était capable d’être discriminée par Hypra des autres meubles de la pièce – préalablement scannés. Selon le même principe et le même algorithme, Hypra était également capable en prenant en compte à la fois les informations de la modélisation de la pièce et les informations obtenues des différents capteurs, de comprendre que lorsqu’une certaine signature thermique – un index dans les airs par exemple, était présente à 1m32 de la porte d’entrée, 2m30 des murs et 1m57 de hauteur, ce même index cliquait sur « écrire un mail ». Puisque Hypra sait que l’image qu’il avait précédemment envoyé fait 30cm sur 30 par exemple, et que le DID se situait à telle ou telle hauteur/profondeur dans la pièce, il est capable de faire le lien entre les deux ; le bouton « écrire un mail » qui était présent à telle position dans la pièce coïncide avec l’endroit où était située la signature thermique de la source d’activation. Il va donc envoyer une autre image correspondant à la page d’écriture du mail.
Le DID quant à lui permet de recevoir ces images et d’être le relais entre Hypra et l’hologramme final. C’est notamment le DID qui permettra la réflexion de l’image envoyée par Hypra avec les différents lasers présents dans la pièce et qui va, au final, créer l’hologramme. Sans cette réflexion et sans la tablette et les lasers donc, il n’était pas possible d’avoir d’hologrammes. Si les tablettes personnelles étaient assez sophistiquées, et comprenaient également caméras et microphones pour la visiophonie, d’autres petits dispositifs étaient utilisés pour la publicité ou la technologie. Les publicités en ville, typiquement, étaient des DID statiques louables par n’importe qui. De même, le système de distribution d’eau – le fait qu’il faille s’identifier avant de pouvoir utiliser de l’eau par exemple, fonctionnait grâce à un microdispositif sous le lavabo qui ne bougeait jamais de sorte à ce que n’importe qui puisse utiliser le lavabo même s’il a oublié son DID – et tant qu’il a des crédits sur son compte.

Dans la boîte noire, en revanche, aucun DID n’était nécessaire. Tout était construit pour interagir avec l’être humain, jusqu’à l’extrême. Les hologrammes vivaient dans la pièce, il était par exemple tout à fait possible de créer une simulation ou un petit film qui prenait vie autour de nous, d’avoir un environnement entier complètement virtuel – que ce ne soit que meubles holographiques ou que ce soit de véritables êtres humains qui bougent et interagissent l’un avec l’autre. Cela pouvait être très pratique pour les forces de l’ordre, par exemple. Puisque les informations d’Hypra étaient stockées dans d’immenses bases de données, il était tout à fait possible de recréer le passé, juste en face de soi. Evidemment, vu le peu de caméras installées – il y en avait souvent qu’une seule par « pièce » – zone de voie publique couverte par un ensemble de capteurs, la scène reconstruite n’était que couleurs et signatures thermiques, mais il était tout à fait possible de recréer le meurtre et de partir de là pour le résoudre. Avec la boîte noire, il était possible de recréer cette scène en trois dimensions, ajoutant des informations supplémentaires. C’était un des programme sur lesquels les équipes de Claire étaient penchées, réussir à avoir des reconstructions de « véritables images » provenant de multiples caméras en trois dimensions et non plus de simples couleurs et lumières dans les airs en deux dimensions. Ce qui permettrait, par exemple pour la visiophonie, de voir son interlocuteur en 3D.

— Sur quoi est-ce qu’il veut que tu travailles ? demanda finalement Lucille.

Claire rit doucement, jouant toujours aussi nerveusement avec la tablette de la ministre.

— Ils veulent lancer un nouveau programme, quelque chose que personne n’a jamais pensé à faire. Les fonds marins.

— Pardon ?

— Partir à la conquête de la mer, des océans, comme les autres partent à la conquête de l’espace. Ils veulent trouver un moyen d’appliquer Lulu aux fonds marins, parce qu’on a pas les moyens pour l’espace.

— Construire une modélisation des fonds marins ? répéta Lucille.

— Hey, personne n’y a jamais pensé, s’amusa Claire. On a des simulations qui simulent plutôt bien, des satellites tout ça, mais ils veulent un programme capable de repérer les flottes maritimes adverses au millimètre près, ils veulent être capables de repérer un sous-marin qui remonte de 10 mètres, un baigneur qui a dépassé les bouées de 5 centimètres. En temps réel et en trois dimensions, scanner l’entièreté des fonds marins.

— C’est un programme de défense … hasarda Lucille, ne comprenant pas trop en quoi cela pouvait bien déranger la scientifique. Ni le but final, d’ailleurs.

— Couplé avec une énorme base de données, le programme de défense peut comprendre quels bateaux ne sont pas en règles, où sont les clandestins, où passer pour … passer incognito d’un territoire à un autre. Sans parler des animaux. Tout le monde pense à l’espace, aux satellites, au ciel, ils comptent sur l’inverse. C’est devenu un véritable héritage social, d’ailleurs, s’amusa la scientifique. C’est assez intéressant de voir cette véritable reproduction. On a toujours des restes de la révolution française, je me demande quelles seront les conséquences de cet post-Liquidation sur les représentations sociales futures. Ah, reprit-elle, changeant complètement de sujet, et j’ai oublié de parler du programme « météorologique », sourit faussement Claire, Deneuve s’est « renseigné » et pense que c’est tout à fait possible.

— Contrôler la météo, souffla Lucille.

— Mhm mhm. Techniquement, c’est supporté par quelques idées du siècle éclair, il y a même eu pas mal d’essais à l’époque mais … Claire rit doucement. Imagine l’hologramme, juste deux minutes. « On pourra faire pleuvoir sur le Grand Vide » qu’il disait « l’eau de pluie est tout à fait saine ». Bien sûr, on ne fera pas la même chose avec la division, parce que si les entreprises de traitements ne sont plus nécessaires, c’est une bonne partie de l’économie divisionnelle qui s’effondre … quoique, surtout celle du Paris France, corrigea Claire. Non, je suis bête, je réfléchis encore trop comme un être humain, sourit-elle faussement, on va utiliser cette technologie pour faire pression sur les autres. Les chinois cherchent la merde ? Hey, si on ruinait leurs cultures, pas assez d’eau, trop d’eau ? Un petit cyclone ? C’est parti ! s’ennuya Claire. Et ne me regarde pas comme ça, enchérit la scientifique devant le regard insistant de la ministre, je couche avec l’un d’entre vous, je sais très bien comment vous réfléchissez.

Lucille rit doucement, des plus amusées.

— Techniquement, ce serait plutôt la privatisation de ce genre de technologie qui serait dangereuse, précisa la ministre.

La scientifique lui lança un regard désabusé et Lucille constata simplement.

— Tu penses que c’est faisable.

Claire acquiesça lentement, posant définitivement la tablette de la ministre.

— Mais tu sais ce qui est le plus triste ? reprit la scientifique. C’est que quoique que tu fasses, tu ne changeras jamais ça. Si personne ne peut tirer profit de toi, tu n’existe pas. Et si quelqu’un peut tirer profit de toi, tu n’existes plus.

La ministre attrapa les quelques doigts qui s’agitaient sur l’immense table et Claire releva les yeux.

— Tu n’étais pas au courant, pour ces projets, remarqua-t-elle.

— Je n’ai pas de poids sur ce champ d’action, répondit simplement Lucille quoiqu’amer, tant qu’il n’y a rien à voter, ils peuvent tout faire dans leur coin. Mais, sourit-elle soudainement, je suis une très bonne espionne.

Claire étira un sourire entendu.

— Les espionnes sexy sont les plus dangereuses.

Lucille rit doucement, Claire ne changerait définitivement jamais.

— Hey, dis-toi simplement que c’est mieux que ce soit toi qui le fasse, sourit Lucille. Tu pourras le contrôler, mettre quelque chose dans je ne sais quel programme pour avoir le contrôle, bref. C’est bien mieux que ce soit toi que n’importe qui d’autre sur cette planète.

— Mmhm, fit Claire un grand sourire amusé aux lèvres, changeons donc la perception du problème et non le problème lui-même. Mon père m’avait prévenu de ne pas fréquenter de politiciennes.

— Je te signale que je t’ai fais sourire. Et « Lulu », vraiment ? enchérit Lucille, fronçant les sourcils.

— Certains diraient que c’est des plus romantiques, sourit fièrement Claire.

— Tu as créé le programme avant même qu’on se rencontre, ça n’a aucun sens, remarqua Lucille.

— Et après tu te demandes pourquoi je n’utilises jamais les bougies que j’ai dans le placard depuis trois ans, s’exaspéra la scientifique avant de s’emparer des lèvres de la ministre.

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Le soleil était timide et sa peau chatouillée ; les yeux fermés, la tête en arrière et les pieds dans le vide, Chloé profitait des légères brises. Miracle de cette saison.
En bas, quelques petits points, ici et là. Des maisons, des gens. Un ou deux kilomètres avait dit Natasha. Plus de hauteur, meilleure surveillance.

Guillaume posa ses jumelles, attrapant la bouteille que lui tendait Cédric, les yeux rivés sur le bâtiment d’en face. La nouvelle s’amusait sur le rebord du toit, les pieds dans le vide.

— L’autre fois, commença Cédric, elle nous a demandé ce qu’étaient les zones officieuses.

— Et pourtant, elle est capable de bien mieux expliquer la chute du siècle éclair que tu ne l’es, s’amusa Guillaume.

— C’est ce que je dis, souleva Cédric, cette nana débarque de je ne sais trop où, elle ne donne même pas l’impression de savoir ce qu’elle fout ici.

Guillaume se retourna sur les coudes, un sourire aux lèvres et Cédric lui tapa légèrement l’épaule.

— Je suis sérieux Guillaume, Nat déconnes avec cette nana. Putain, ça fait presque une semaine qu’on surveille ce village et ce foutu orphelinat, souffla Cédric, jetant un oeil autour de lui.

— Elle a ses raisons, répondit simplement Guillaume.

Le village devait contenir une cincentaine de personnes, au maximum. Pas de grandes ébullitions mais plutôt bien organisés. Pas la meilleur des ambiances, cela dit. Le Grande Vide était alimenté de différentes communautés, une diversité parfois des plus troublantes. Tout le monde pouvait chaudement vous accueillir, se soutenir mutuellement peu importe la crise à traverser, pour vous piller, voler et tabasser au village suivant. La mécanique adoptée reflétait ses habitants – ou les loups qui avaient réussis à prendre le contrôle.
Et Guillaume avait vu meilleure ville.

Il se releva soudainement et soupira devant le regard interrogateur de son ami.

— Prends le relais, je vais parler à Nat.

— C’est pas trop tôt, souffla Cédric en attrapant son vieux fusil.

Guillaume descendit rapidement du toit et pénétra dans le bâtiment. Trouver Natasha ne fut pas des plus difficile.

— Pourquoi est-ce qu’on entre pas simplement dans cet orphelinat ? demanda-t-il d’une traite, prenant la jeune femme à part.

Natasha jeta un oeil autour d’elle, ennuyée.

— Parce qu’ils sauront qu’on les a repéré, répondit-elle.

— Et alors ? s’impatienta-t-il. Je ne suis pas idiot, je me doute bien que Chloé en sort. Qu’est-ce qu’il s’est passé qui mérite qu’on s’y attarde autant, surtout maintenant ? Et pourquoi est-elle toujours avec nous, tu trouves vraiment que c’est juste ?

— Quelqu’un alimente cet endroit en eau, tu ne trouves pas que ça vaille la peine de comprendre ce qu’il y a en-dessous ? fit Natasha. Et elle n’est à l’abris nulle part, c’est tout ce que je peux te dire.

— C’est sûr qu’elle est plus à l’abris en buvant de l’eau non traitée, rétorqua Guillaume.

Natasha releva brusquement les yeux et Guillaume soupira lentement.

— Ok, je suis désolé. C’est juste que je ne trouve pas ça juste de l’embarquer là-dedans, parce que si elle reste avec nous, elle va falloir qu’elle apprenne un minimum à se défendre, Nat. Il va falloir qu’elle joue le jeu. Les bretons étaient à moins de 10 kilomètres de nous, il y a trois jours. Ils auraient pu arriver jusqu’ici.

— Je sais, soupira Natasha. Pour l’instant, l’essentiel est d’avoir une base stable. On essaye de contacter le maximum de groupes possibles pour pouvoir s’organiser plus efficacement. Ca prends du temps, et de l’énergie, autant en profiter pour surveiller l’orphelinat et peut-être tomber sur un ravitaillement en eau. Tu n’es pas d’accord ? demanda-t-elle finalement.

_______________________________

Il entendit les talons avant d’entendre la porte se refermer. Derrière, la secrétaire ne mâchait pas ses mots. Loïc se releva mais Lucille ne lui donna pas une seconde.

— Une modélisation des fonds marins ? commença-t-elle. La météo ? Des « restrictions budgétaires » ? Ma femme ?

— Vous n’êtes techniquement pas mariées, sourit Deneuve, assis dans un des fauteuils du bureau. Lucille ne l’avait même pas remarqué. En fait, reprit-il, vous n’habitez même pas ensemble, il est difficile de connaître l’état de votre relation.

— On a dîné ensemble la semaine dernière, asséna Lucille qui ne prit même pas la peine de se retourner. Ta femme avait une horrible robe verte, tu ne t’en rappelles pas ? Et même si elle vivait au fin fond de la Sibérie, je devrais être la première personne à être au courant. Ne serait-ce que pour lui parler du projet moi-même.

— Ça n’a rien de personnel, sourit Loïc. Et j’apprécierai que tu ne rentres plus comme ça dans mon bureau.

— Mr. le Président, soupira Lucille, exaspérée. Depuis combien de temps se connaissaient-ils, déjà ?

Il acquiesça lentement et montra un second fauteuil d’un geste de la tête, Jessica Garner était également présente.

— Un de mes assistants t’as vu venir, commença Loïc, je me suis dis qu’il serait d’autant plus productif d’amener tout le monde. Pour que tout soit bien clair, la division n’a rien décidé. Nous devons faire face à des pressions extérieures.

— Fántec juge que l’eau a trop de valeur dans notre marché, expliqua Jessica. Même en investissant peu, le crédit français est trop dévalué pour rapporter une marge intéressante à la sortie.

— Les seules choses qui s’exportent et rapportent, ce sont nos technologies, continua Deneuve.

— Mêmes technologies qui ne font pas bouger le marché de l’espace, reprit Jessica. Le pouvoir d’achat est là et les gens consomment, mais à prix faible. Tout est investi dans l’eau. Quelques unes des entreprises divisionnelles arrivent à fournir de la consommation de masse, littéralement, mais à une échelle purement divisionnelle. Importer revient trop cher et nous n’avons pas les moyens de fabriquer tout et n’importe quoi.

— En d’autres termes, Fántec finance des projets qui vont s’exporter facilement dans un pays dans lequel le marché intérieur ne lui rapporte rien, enchérit Deneuve. Ils ne vont donc plus que se concentrer sur ses nouvelles technologies de masse. Mais dans ce petit marché, avoir des hologrammes tridimensionnels ne sera absolument pas rentable puisque personne ne pourra les acheter – ou alors, au contraire, tout le monde les achètera à un prix si bas que … Deux choix s’imposent, conclu Deneuve. Soit le prix reste relativement bas, le marché est inondé, la rentabilité plutôt faible et l’exportation plutôt dure (personne ne voudra payer plus que l’équivalent du prix payé au sein de la division), soit le prix reste élevé, le marché divisionnel est quasi-inexistant mais l’exportation est grande et rentable – pour peu qu’on trouve quelque chose à faire de ces hologrammes 3D. Le plus intéressant pour Fántec, c’est le second, celui que la division n’autorisera jamais : nous ne gagnerons presque rien dessus, tout le bénéfice ira à la firme. Et nous ne sommes pas le Paris France. Du coup, utiliser les labos extra-équipés en la matière pour créer des technologies qui, elles et à grandes échelles, seront exportables et surtout, vont conduire à un ré-aménagement complets dans plusieurs grandes villes …

— Ils gagneront plus pour l’aménagement du produit à l’étranger que pour la vente du produit lui-même, acheva Lucille. Et ils ne peuvent pas investir dans l’aménagement du produit au sein de la division, parce que nous sommes déjà équipés pour.

— Ils veulent donc investir dans de gros projets qu’ils sont sûrs vont rapporter, quitte à passer un demi-siècle dessus, sourit Jessica. Et dans le même-temps, ça nous fournis un fond qu’on ne pourrait pas fournir autrement.

Lucille acquiesça lentement. Dans le principe-même de la division, on pouvait lire qu’elle n’était faîte que pour fonctionner à son échelle.

— Et m’expliquer tout ça avant d’aller voir Dubois était effectivement bien trop difficile, sourit-elle faussement.

— Tu aurais cherché un moyen de contourner les choses, sourit Loïc. Ce n’est pas personnel, mais le temps est contre nous. Tu aurais été tout à fait dans ton droit de freiner le projet – même d’autres, pour trouver une solution qui te convienne mieux. Seulement, nous n’avons pas le temps de chercher partout à contourner le problème comme tu l’aurais forcément fait – et je n’émets pas de jugement, c’est ce qui fait que tu es si efficace et je ferai la même chose pour ma femme si j’en étais capable.

— Mais c’est une course contre la montre, fit Deneuve, c’est nous ou la Russie. Nous n’avions pas le temps de nous perdre dans une petite guerre contre toi.

— La Russie a perdu toute crédibilité, enchérit Lucille.

La Russie était montée, autant économiquement que politiquement – notamment grâce aux hydrocarbures, avant de littéralement chuter après la Liquidation, perdant le poids de ces mêmes hydrocarbures qui avaient largement perdu de leur valeur – sans parler de la chute de l’Union Européenne qui avait totalement déréglé la balance. Ce qui avait eu pour conséquences de laisser une Chine conquérante, bien que la Russie ait encore de quoi faire peur militairement parlant.

— Justement, sourit Jessica, ils ont tout intérêt à se redresser vers les ondes. Les labos fleurissent.

La ministre passa une main dans ses cheveux, soupirant une énième fois. Elle ne comprenait toujours pas la portée que pouvait avoir une modélisation des fonds marins, c’était des plus ridicules. Même si les firmes internationales finissent par construire le système de modélisation, en quoi était-ce exportable ? À moins qu’ils pensent qu’il serait possible d’adapter la technologie à d’autres milieux … Comme d’autres planètes. Si Claire réussissait à créer un système complètement viable sous une dizaine de kilomètres de profondeur – et sous l’eau qui plus est, Mars leur semblait peut-être plus que faisable. La mer était juste une excuse militaire et écologique pour la division, probablement.
Même raisonné comme ça, ça lui semblait complètement inutile.

— Et est-ce qu’ils sont au courant qu’ils ne peuvent pas juste la forcer à travailler sur quelque chose qu’elle n’a absolument pas envie de faire ? s’amusa-t-elle. Les résultats en seront d’autant plus décevants.

— Je leur en ai parlé, sourit Deneuve, parce que malgré ce que tu as l’air de penser, je ne suis pas le méchant dans l’histoire. Et j’ai réussis à négocier un fond pour ses recherches privées. Ils savent qu’elle a les meilleures équipes, bien meilleures que les russes, et ils sont prêts à débloquer cet argent si elle est d’accord pour travailler sur les deux projets principaux personnellement. Mais il va falloir qu’elle se montre très convaincante.

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— Tout d’abord, merci à tous d’être venus, fit doucement Natasha après avoir enfin détaché ses yeux du feu.

La nuit était calme, l’air des plus frais et le vent faisait rage. Saisissant contraste avec l’après-midi. Et cette vieille maison tombait en ruine, les meubles dépoussiérés rappelaient la vie. Et elle n’aimait pas particulièrement cette sensation.
C’était comme s’aventurer dans un souvenir qui n’était pas le sien.

— Ca semblait plutôt important, répondit Mathieu, basculant sur sa vieille chaise.

— Ca l’est, sourit Natasha. Nous venons tous d’endroits très différents mais nous avons tous la même vision du futur. Je pense qu’il est temps qu’on s’organise ensemble. Nous avons déjà fait des actions communes, je le sais bien, anticipa-t-elle, et je ne parles pas de ça. Je parles de quelque chose de plus grand, quelque chose qui voit loin. Je parle de la construction du futur. Sans front commun, nous ne pourrons tenir tête aux divisions.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

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Guillaume grimpa rapidement les quelques dernières marches et se hissa sur le toit. La nouvelle n’avait pas bouger, malgré le froid. Ses pieds répondaient toujours à une musique imaginaire.
Dès que Natasha disparaissait, elle semblait perdue.

— Tiens, soupira-t-il en lui tendant une seconde couverture, tu ne devrais pas rester ici, avec ce vent.

— J’aime bien le vent, sourit-elle.

Guillaume acquiesça lentement, il avait appris à ne plus être surpris. Chloé s’enroula miraculeusement dans la seconde couette et s’arrêta devant la chose verte qu’il lui tendait.

— Une des choses les plus belles avec tout cette histoire, sourit-il, c’est que tu peux manger des choses bien plus délicieuses à l’extérieur qu’à l’intérieur des divisions.

Elle attrapa la pomme, attendant patiemment que Guillaume sorte la sienne. Il croqua simplement dedans et elle l’imita, amusant le jeune homme.

— Les normes divisionnelles sont tellement rigides que permettre la vente de fruits, comme cette pomme, expliqua Guillaume, quand la production est française, à l’intérieur d’une division est extrêmement compliqué. Peu de gens ont les moyens d’assainir autant, et surtout continuellement, la terre. Et ça revient cher à la vente.

— Donc elle n’a pas été traitée ?

— Non, répondit-il simplement, mais les gens d’ici boivent déjà de l’eau non traitée, alors un peu plus ou un peu moins. Autant profiter, n’est-ce pas ?

Elle acquiesça. La texture était étrange. Croquant et mou à la fois. Et c’était lourd, pour une toute petite chose verte.

— Vous restez toujours ici ? demanda-t-elle finalement, jetant un oeil à ses pieds.

— Normalement, non, répondit-il. Mais Nat doit parler à des gens.

— Et tu n’es pas avec eux ?

— Elle fera de toute manière ce dont elle a envie, soupira Guillaume.

Ils n’étaient pas prêts de se mettre d’accord, de toute manière. Malgré ce que Natasha pensait, il y avait de réelles différences dans les plannings.

— Et si c’est toi qui a raison ?

Il releva les yeux et rit doucement.

— J’ai dis quelque chose de stupide ? enchérit Chloé.

— Non, du tout.

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