— Je suis d’accord avec Natasha.

Mathieu secoua la tête et se laissa tombé contre le dossier de la chaise. Décidément, tous les mêmes.

— Et ne me regardes pas comme ça, ajouta Lucas en sa direction. On commence à manquer sérieusement de munitions à l’est. Si on a même pas de quoi attaquer avec nos pauvres armes inoffensives, qu’est-ce que tu veux faire ?

— On joue leur jeu, répondit Mathieu. C’est tout ce que je dis. Si vous voulez perdre du temps à faire ami-ami avec de pauvres politiciens en manque d’image, c’est votre problème, ricana-t-il, levant ses mains en l’air afin de mettre le maximum de distance entre eux. Retournez donc à l’intérieur des divisions parce que dehors ? Ce n’est pas un jeu, c’est la putain de guerre, acheva-t-il.

Il se releva brusquement et passa une main dans ses cheveux. Ce qu’ils pouvaient être emmerdant avec leurs idées à la con. La dernière chose dont ils avaient besoin c’était de s’adoucir. Ils ne faisaient déjà pas le poids, inutile de laisser les divisions penser qu’ils reculaient.

— Je demande juste un peu de temps, reprit Natasha, qu’on se coordonne de manière plus effi-

— Pourquoi est-ce que vous êtes tous là ? coupa brusquement Mathieu.

Il se retourna vers le cercle regroupé autour du feu. La nuit était tombée et ils n’étaient arrivés à rien. Il était temps de mettre fin à cette connerie.

— Pourquoi avoir pris le risque de sortir de vos divisions respectives ? enchaîna-t-il. Parce que vous savez que ce n’est pas avec ce putain de jeu que les choses vont changer. Il faut agir, il faut de l’action concrète. Et vous le savez ! insista-t-il. Vous êtes ici parce que vous le savez !

— Personne ne remet ça en cause, soupira Lucas. Tout ce qu’on dit, c’est que l’action doit se préparer.

Mathieu secoua à nouveau la tête, comme il le faisait toujours et Natasha s’empressa.

— Ok, mettons-nous d’accord sur les options qui s’offrent à nous niveau matériel.

Lucas tritura nerveusement ses doigts avant de soupirer, jetant un dernier regard à Mathieu.

— On ne pourra rien faire passer par l’atlantique, souligna-t-il, la Bretagne et l’Espace Atlantique contrôlent toutes les côtes.

— Le nord ? demanda Natasha.

— Même si on arrivait à prendre contact avec quelqu’un, répondit Bastien, impossible de franchir le Paris France. Le nord est injoignable, ajouta-t-il, ils ont renforcé les patrouilles à la frontière belge. C’était notre seul point de passage pour rejoindre Lille.

— Et si on passait par la Belgique ?

— Tu veux dire : et si on passait quatre fois la frontière belge ? sourit Bastien, c’est trop risqué avec une cargaison. Et il faudrait payer deux fois plus les gardes, je ne suis pas sûr que ça vaille le risque.

— Et l’Italie ?

Mathieu rit doucement avant de s’assoir.

— L’Italie ? répéta-t-il, ne compte pas sur elle. Le Piémont est bien trop proche de la Savoie, les italiens sont complètement derrière les officieux de la région. Ca a toujours été comme ça. Je parie d’ailleurs qu’ils les fournissent en échange du soutient de la Savoie par la zone officieuse tout en veillant à ce que la Savoie garde son indépendance.

Natasha soupira et ce fut au tour de Céline de rire.

— Donc soit on tente la Belgique, s’amusa-t-elle, soit on tente la Suisse, soit on tente l’Espagne. Que du bonheur en perspective.

— La Suisse ? enchérit Natasha. Et on la ferait venir d’où, la marchandise ? Il faudrait la faire traverser toute l’Europe, ce n’est pas envisageable. À moins que quelqu’un ait des contacts à l’Est ?

— L’Espagne, suggéra Lucas.

— L’Espagne qui est inaccessible parce qu’un officieux contrôle tous les Pyrénées, souligna Mathieu.

— Mais ce n’est ni la Bretagne ni la zone rhônale de l’est méditerranéen, sourit Natasha.

— C’est censé vouloir dire quelque chose ? soupira Mathieu, exaspéré.

— C’est censé dire qu’ils ont toujours joué intelligemment, rétorqua Natasha sur le même ton. Ils n’ont jamais pris le parti de la Bretagne, n’ont jamais montré leur soutien à un officieux. Ils sont plus … diplomatiques.

Mathieu jeta un oeil autour de lui et aperçut les nombreux hochements de tête. Il se redressa. Putains de collabos.

— Allez vous faire foutre, cracha-t-il, ces officieux sont la même pourriture que les divisions. Hors de question de leur demander de l’aide, c’est putain d’hors de question !

_______________________________

L’attention divisée entre le bruyant son de l’hologramme et la casserole en face d’elle, Lucille retînt un sourire amusé. Il était 19 heures 30 et Lumière sur battait définitivement ses records d’audiences. Si la ministre avait réussit à calmer les choses vis-à-vis des ressources en eau, les français ne s’en ennuieraient pas de si tôt. Elle attrapa un verre d’eau qu’elle vida dans la farine sous les cris des lumières.

« Non, ce n’est pas ce dont il est question. Il s’agit de plus, il s’agit de l’efficacité de notre République. La petite chambre – le peuple, a voté une loi qui n’est pas passée. Les ministres ont absolument tout contrô- »

Lucille se retourna et attrapa les quelques fioles qu’elle avait déjà sorties du placard. Arômes de paprika, cumin, curcuma, coriandre, clou de girofle et gingembre. Certaines sauces déjà toutes préparées étaient disponibles en fioles, mais la ministre préférait doser les ingrédients elle-même. Une demie-goutte et la perfection était atteinte.

« Je suis désolé de vous interrompre, mais il faut remettre les choses à leur place. Les ministres font partie de la petite chambre et n’ont pas « absolument » tout contrôle. Si vous jetez un oeil sur le rapport – »

Elle ajouta rapidement l’oignon, l’ail, le poivre et le sel qui étaient – eux, sous la forme d’une fine poussière et jeta un oeil rapide à l’hologramme, le DID posé sur le plan de travail au centre de la cuisine. Le plateau était plutôt simple, les deux opposants débattaient sans que rien autour d’eux ne puissent gêner la perception du spectateur. C’était le concept qui plaisait, ces derniers temps.

« Encore une fois, ce n’est pas la question. Notre gouvernement a été établi dans une ère trouble, une ère sombre et à l’époque où le pouvoir octroyé au président effrayait suite à une Liquidation bien trop fraîche dans les esprits, il était des plus normal d’établir un rapport de force différent. Un président moins visible et moins sacralisé, moins d’allers-retours entre les chambres et plus de trajets directs afin de pouvoir agir rapidement sur une situation. C’était nécessaire, à l’époque. Il était vital d’agir vite sans s’encombrer de trop de bureaucratie dans une France au plus bas. Mais nous ne sommes plus dans cette ère, nous sommes bien au-delà. Et ce système ne fonctionne plus au jour d’aujourd’hui »

La ministre vérifia la cuisson de la deuxième préparation, retirant légèrement la plaque du four à ondes thermiques. Pas assez croquant.

« Comment osez-vous affirmer qu’il ne fonctionne plus ? L’espace atlantique ne fait que grimper sur la scène internationale. Ces dernières années ont été un véritable ressort économique et technologique. Nous ne sommes plus la France, nous n’avons pas besoin de deux chambres distinctes, de députés et sénateurs qui s’amusent dans une cour de récréation et de salaires supplémentaires à fournir. Nous ne sommes pas aussi nombreux, et nous n’avons plus à nous perdre dans les méandres du système. Les décisions vont beaucoup plus vite et sont beaucoup plus directes, comme vous l’avez fait remarqué et ce n’est pas nécessairement un défaut. Imaginez s’il avait fallut à Mlle Lambert de perdre des semaines et des semaines dans la bureaucratie pour modifier tout le réseau des lumineuses ? »

La porte d’entrée se ferma brusquement et une odeur de vanille-crème ne tarda pas à se glisser derrière la ministre. Claire soupira lentement, le visage perdu dans le cou de la politicienne. Et Lucille ferma à son tour les yeux, étirant un léger sourire. La journée avait été épuisante.

« Imaginez le nombre de choses qu’elle peut décider sans être une seule fois confrontée ? D’ailleurs, parlons-en de Lambert et des ministres. Qu’est-ce qu’un ministre de la communication élargie ? Elle fait, globalement, le travail du bureau des relations publiques qui, lui, est toujours payé. D’autant plus que les lignes sont extrêmement floues, à partir de quand un problème de société doit être traité par Amyot et à partir de quand doit-il être traité par Lambert ? L’un est chargé de ces problèmes mais l’autre est chargé de la communication et de la presse, l’un sans l’autre, un problème social ne peut être réglé. Qui s’occupe de ce problème ? Vous ne trouvez toujours pas qu’il y a quelque chose qui n’est pas correct dans notre système ? »

La scientifique releva enfin les yeux vers les images flottantes, amusée par la mention de la ministre et s’empara des lèvres de cette dernière.

— Je crains de ne pas être une si bonne espionne, soupira finalement Lucille. Je suis désolée.

— Je me doutais bien que si tu n’étais pas au courant c’est qu’ils avaient bien préparé leur coup, répondit Claire.

— C’est à Deneuve de gérer les choses comme il le veut, enchérit la ministre, même si ces projets me semble complètement …

La scientifique acquiesça lentement et regarda autour d’elle.

— Qu’est-ce qu’on prépare ?

— J’ai pensé à du poulet curry.

Claire se retourna, brusquement intéressée.

— Quel genre de poulet … ? sourit-elle, anticipant la réponse.

— Il y a du croquant dans le four.

— Avec des céréales ?

— Que serait du croustillant sans céréales ? s’amusa la ministre.

Claire sautilla presque sur place et s’empara rapidement d’une seconde casserole.

— Je fais du fondant, enchaîna t-elle, on ne peut pas avoir de croquant sans fondant, est-ce que tu as racheté de la poudre de lait ? elle s’arrêta net alors que la ministre déposa la boîte en plastique sur le plan de travail.

La scientifique jeta un oeil à la ministre, amusée.

— Est-ce que j’ai loupé le moment où on a découvert comment lire dans les pensées ?

— Tu as loupé le moment où ta mère t’as appris à manger varié, rétorqua Lucille. Tu mets de la viande fondante avec tout et n’importe quoi.

La viande était extrêmement rare et d’autant plus chère. Peu de compagnies pouvaient se permettre le coût en eau que représentait le bétail et encore moins en avaient le terrain nécessaire. La viande française était relativement chère et importer n’en était pas plus économique. Même dans les sphères les plus aisées de la division, la viande n’était abordable qu’une ou deux fois dans la semaine.
Les français étaient habitués à ce qui était toujours produit localement, notamment des céréales et féculents importés de la zone de l’Est ; composant primaire de l’alimentation. Les arômes faisaient le reste. Il s’agissait d’apporter la texture souhaitée au plat et d’y verser quelques gouttes pour le goût et les apports nutritionnels.

— Dit la ministre qui se nourrit dans des fast foods, enchérit la scientifique. Aïe ! rit-elle alors que Lucille lui pinça gentiment les hanches.

— Maintenant que j’y pense, fit la ministre, Deneuve a trouvé intelligent de dire qu’il ne pouvait évaluer le statut de notre couple.

Claire se retourna, les sourcils relevés.

— Pardon ? s’offusqua t-elle. On a mangé avec son horrible femme la semaine dernière, il est vraiment culotté.

— Oui, enchérit Lucille, tu comprends, on ne vit pas ensemble. Ca lui pose problème.

— Mhm, s’amusa la scientifique, il n’a pas tort sur ce point.

La ministre s’arrêta, le regard surpris.

— Être culotté n’empêche pas de marquer un point, souligna Claire de son ton faussement détaché.

Lucille rejoignit la scientifique, s’adossant légèrement contre le plan de travail. Claire continua de mélanger sa préparation quelques minutes, comme si de rien était et la ministre s’enquit :

— Sérieusement, qu’est-ce que tu sous-entends ?

— Je constatais, rectifia Claire, simplement qu’on vivait déjà pratiquement ensemble. Dans deux appartements distincts, à deux kilomètres l’un de l’autre, depuis trois ans. Je peux tout à fait comprendre le ridicule de la situation pour un tiers observateur.

— Si on vit déjà ensemble, souleva Lucille, où est le problème ?

La scientifique releva enfin les yeux.

— Tu vois, accusa Claire en levant son fouet en direction de la ministre, c’est exactement pour ce genre de réponses qu’on en parle jamais. Je ne suis pas une journaliste que tu peux embobiner en jouant sur les mots.

— Ce n’est pas les journalistes que j’ « embobine », corrigea Lucille, c’est le public qui regardera la re-diffusion que j’embobine.

— Tu re-co-mmences, s’exaspéra Claire, accompagnant chaque syllabe d’un nouveau mouvement de fouet.

— Pose ce fouet, tu veux ? s’amusa la ministre, c’est perturbant. Et j’énonce juste un fait, tu considères qu’on vit déjà ensemble, je le considère également, donc où est le problème ?

— À part le fait que je ne retrouve jamais l’exact haut que j’ai envie de mettre parce qu’il est soit chez toi quand on est chez moi, soit chez moi quand on est chez toi ? D’ailleurs, continua Claire en changeant complètement de ton, tu n’aurais pas vu mes escarpins rouges par hasard ?

— Parce que tu comptes mettre celles-la ce week-end ?

— Donc elles sont bien ici ? enchérit Claire

— À l’entrée, répondit rapidement Lucille, mais je croyais que c’était censé être une réception assez sobre …

— Les chinois y seront, fit la scientifique, et si j’ai bien compris le message de Deneuve, je dois les séduire. Donc mets la bleue marine.

— Hors de question, elle est bien trop décolletée.

— C’est censé être un problème ? s’amusa Claire.

— Je reste ministre Claire, même dans une salle remplie de scientifiques. Et tu devrais d’ailleurs mettre quelque chose de plus sobre, si tu mets la rouge à laquelle je pense, tu t’avances et te montre en tant que femme uniquement, ils vont oublier que tu es une scientifique. Crois-moi, insista la ministre, tu dois trouver le juste milieu entre femme et scientifique.

— Je déteste ces événements, soupira la scientifique.

Lucille étira un sourire et s’empara de ses lèvres.

— Hey, tu vas recevoir un prix extrêmement important, commença la ministre, tu devrais être fière de toi, je suis fière de toi, et ils vont t’adorer, reste juste toi-même. Je ferai le reste, d’accord ?

_______________________________

Les moteurs ne semblaient pas vouloir se calmer et les portes claquèrent les unes après les autres. Quelques derniers hommes sautèrent à l’arrière des véhicules dans la nuit noire.

— Ca ne s’est pas très bien passé, constata Guillaume. Ils ne restent même pas la nuit.

— Tu connais Mathieu, soupira Natasha. Et ils ne sont qu’à une heure de route.

Guillaume acquiesça lentement et Natasha se retourna.

— Les autres restent, ce serait bien que tu sois là demain.

— Ce serait bien que tu les fasses rester unis, rétorqua Guillaume.

— Peu importe Mathieu, souligna Natasha, peu importe même nos rapports. Le peu de journalistes qui ont l’autorisation de sortir des divisions ne comprendront jamais ce qu’il se passe. L’essentiel, c’est d’arriver à atteindre les populations divisionnelles.

L’information naviguait des plus difficilement du Grand Vide aux divisions. Si certains journalistes étaient bien présents au-delà des enceintes, ils n’étaient pas des plus efficaces. Les officieux comme les équipes de Natasha utilisaient des canaux spécifiques pour faire passer l’information, souvent une ancienne technologie qu’il était difficile d’intercepter. Les villages du Grand Vide eux-même ne communiquaient que très peu entre eux, à part lorsqu’ils étaient relativement près l’un de l’autre, si bien que les informations récupérées par les journalistes l’étaient en réalité par les services de renseignements des différentes divisions. Positionner les journalistes dans certains villages du Grand Vide ne servait pas à grand chose d’autre qu’au sensationnalisme.

— Avec un logo, un nom, un manifeste, s’amusa Guillaume.

— Je croyais que tu étais d’accord sur le principe, enchaîna Natasha.

— Je le suis, mais si nos actions ne sont pas coordonnées, ça ne servira à rien. Ils comprendront bien vite ce qu’il se passe à l’intérieur des divisions.

— Il a besoin de temps, c’est tout. Il est prêt à tout pour faire tomber les divisions ? Alors il sera prêt à jouer avec l’opinion publique, fit remarquer Natasha.

Guillaume jeta un oeil aux derniers véhicules. Mathieu n’avait emmené qu’une dizaine de personnes avec lui, quelques minutes avaient été suffisantes pour que chacun d’entre eux disparaissent.

— Tu devrais parler avec Chloé, souffla-t-il enfin.

Natasha releva les yeux et acquiesça simplement. Elle ne tarda pas à retrouver la jeune femme dont les pieds se balançaient toujours dans le vide et pris place à ses côtés.
Ce n’était pas dans les habitudes de Chloé de s’avancer autant, de rester dehors. Elle s’asseyait dans un coin, ne parlait pas beaucoup ; posait des questions et écoutait, mais ne s’aventurait jamais dans des espaces aussi grands et ouverts, seule.

— Est-ce que tout va bien ? sourit Natasha. Il fait froid ce soir.

— C’est gigantesque, répondit simplement Chloé. Et tellement petit, ajouta-t-elle, le regard posé sur l’orphelinat.

Natasha releva les yeux, sentant bien que quelque chose avait changé.

— Je sais que tu n’as pas spécialement soif, mais c’est important de boire. Tu es restée ici toute la soirée.

Chloé soupira et attrapa la bouteille que lui tendait Natasha, accompagnée de l’énorme paille qui y était accrochée par un fin fil blanc. Comment une chose pareille, aussi petite, pouvait-elle créer de l’eau saine alors que tout autour d’elle n’était alimenté que d’eau contaminée ? Chloé ne voyait même pas le bout du désert d’herbe, plus bas. Et l’orphelinat n’était qu’un petit point blanc dans les mauvaises herbes. Un petit point blanc alimenté d’eau saine.

— Comment est-ce qu’autant d’eau peut être mauvais pour la santé et cette paille …, soupira Chloé.

— C’est de l’eau de pluie, expliqua Natasha, quand l’eau s’évapore, elle n’emporte pas avec elle ce qui fait … qu’elle est mauvaise pour la santé, hasarda t-elle. Enfin en théorie. Du coup quand l’eau retombe, elle est techniquement plus saine que celle qui stagne dans les nappes phréatiques peu profondes. Et cette paille a été créée dans le siècle éclair, à l’époque il s’agissait d’une alternative peu coûteuse pour le gros de l’Afrique qui n’avait pas accès – et qui ne l’a toujours pas, à de l’eau potable. La paille filtre l’eau. On en a trouvé des caisses entières un jour, dans les anciens campements des associations humanitaires.

— Mais ce n’est pas tout à fait sain.

— Non.

— Pourquoi ?

Natasha sourit doucement avant de soupirer.

— Disons qu’on ne sait toujours pas exactement quel est le problème avec l’eau.

— C’est à cause de la Liquidation, non ?

— Oui mais les autorités n’ont jamais donné d’explications véritables. La version plus ou moins officielle serait l’attaque bactériologique, mais si c’était juste ça, la contamination aurait été contenue et traitée il y a des dizaines d’années. Certains parlent d’un mélange très instable, s’amusa Natasha, quelque chose qui, selon certains, couplerait de la radioactivité avec certains chimiques et qui aurait très mal réagit en milieu naturel, d’autres parlent même de nanotechnologies complètement autonomes et adaptives.

— Mais dans les divisions, l’eau est saine, remarqua Chloé.

— Oui, comme je viens de le dire, les autorités n’ont jamais rien communiqué qui soit satisfaisant, ça ne veut pas dire qu’ils ne connaissent pas la solution au problème. Il n’y a que trois organismes qui sont capables de traiter massivement l’eau française et ils sont plus intéressés par le profit que par le côté humain.

Chloé reconnut l’intonation dans la voix, la même que celle de Miriam lorsqu’elle lui parlait de sa famille.

— Tu as l’air de bien les connaître.

Natasha rit doucement, cette femme était perspicace.

— Effectivement.

Chloé but quelques gorgées d’eau et lui rendit la bouteille. Elle reconnaissait également ce faux sourire.

— Et pourquoi quelqu’un attaquerait l’eau ?

Natasha releva les yeux, reconnaissante du changement de sujet.

— Qu’est-ce que tu connais de la Liquidation ?

— C’est ce qui a causé la création des divisions et la raison pour laquelle l’eau est mauvaise pour la santé.

— Et qu’est-ce que tu connais du siècle éclair ?

— Emma m’a expliqué les pays et les continents et comment l’économie fonctionnait.

Il n’était pas des plus surprenant qu’Emma n’ait pas enchaîné sur un peu d’Histoire, rares étaient ceux qui parlaient aisément de la Liquidation. Quoiqu’on en dise, l’absurde qu’y amenait le recul était difficile à admettre à l’oral.

— Disons que, sans entrer dans trop de détails, le siècle éclair est souvent catégorisé par une modernisation très rapide des technologies et une inter-dépendance incroyablement forte entre les pays du monde. Comme tu dois le savoir maintenant, sourit Natasha. À cette époque, l’Union Européenne et les Etats-Unis étaient globalement les grandes puissances du monde, mais toutes les deux étaient en déclin, surtout les Etats-Unis. Et parallèlement, la Chine prenait de plus en plus de place sur la scène internationale. La situation a tenu quelques temps mais tout le monde cherchait sa place, cherchait à s’imposer véritablement sur les autres : il fallait que quelqu’un prenne le pas, que quelqu’un devienne cette puissance mondiale. Le problème, c’est que si l’Union Européenne et les Etats-Unis n’étaient pas totalement à l’opposé l’un de l’autre culturellement parlant, les chinois étaient à des années lumières de correspondre au dictat idéologique de l’occident. La situation économique empirait, l’Union Européenne a connu problèmes internes sur problèmes internes, elle a commencé à se politisé de plus en plus – elle qui à la base était surtout une union économique, afin de faire front à la Chine. On doit y rajouter de nombreuses tensions, notamment au Moyen-Orient, en Russie ou encore avec la Corée du Nord. La Chine et son régime politique et social faisait peur à l’occident, extrêmement peur, et lorsque le Japon s’est officiellement positionné contre la Chine, les tensions entre les deux pays se sont réanimées – notamment pour certaines régions chinoises considérées par les japonais comme leur appartenant. Quoiqu’il en soit, abrégea Natasha, les tensions se sont démultipliées, le monde était une véritable poudrière prête à exploser. À n’importe quel moment on aurait pu passer de cette guerre idéologique à une guerre véritable.

Elle but quelques gorgées d’eau à son tour, jetant un oeil autour d’elles sous les yeux brillants de Chloé. Elle aimait comment Natasha expliquait les choses.

— Ce qu’on appelle la Liquidation, reprit Natasha, commence quand des mouvements populaires sont montés en France, à cause de tout ça – du moins, globalement, c’est un peu plus compliqué mais bref. Ces mouvements ont duré quelques longues années et ont donné naissance à un certain président, Christian Morel. Ce qu’il faut comprendre c’est que dans ce contexte complètement dingue, on en est revenu à des valeurs sûres, comme à chaque crise économique et sociale. L’Union Européenne basculait, l’euro s’affolait – la monnaie de l’époque, et ce que les français voulaient, c’était justement qu’on parle de la France. Il y a toujours eu une grande peur du déclin dans notre culture et une volonté de retrouver la France d’antan, celle qui s’imposait sur les autres, la « Grande France » comme ils l’appelaient à l’époque. Et le contexte du siècle éclair n’améliorait rien, non seulement le nationalisme a prit le pas mais en plus les seules forces capables de le contrebalancer dans leur guerre contre le gouvernement n’ont justement rien contrebalancé, ils n’ont fait qu’affaiblir plus encore la position gouvernementale qui s’est retrouvée complètement seule et sans soutient. Il faut savoir qu’à l’époque, elle était la seule position modérée, on avait tendance à aller dans les extrêmes. Et Morel a finit par être élu. Entre temps, d’autres mouvements sont nés un peu partout, certains nationalistes, d’autres au contraire pacifistes mais cette crise sociale n’améliorait pas la crise économique et politique, surtout en France.

Elle s’arrêta, cherchant ses mots. Des mots assez justes pour décrire la situation. Pour peu qu’ils existaient, ce genre de mots.

— Disons simplement que la France a commencé à faire extrêmement peur, reprit Natasha. Elle était à l’époque une des plus grandes armées au monde, elle avait le nucléaire, elle pouvait faire extrêmement mal. Beaucoup de théories sociologiques existent sur ce qui s’est passé à cette époque pour qu’à la fois Morel et le peuple français deviennent aussi dingues et s’extrêmisent complètement mais il faut juste se souvenir d’une chose : si tout le monde n’était pas d’accord avec la politique de Morel, les opposants étaient tout aussi extrêmes que lui, sauf de l’autre côté politique. On a perdu les positions plus modérées – quelques uns ont essayé de se faufiler entre les mailles politiques mais sans succès, et les français encourageaient globalement l’extrêmisation des solutions.

La bouteille glissa rapidement entre ses doigts et Natasha soupira. Ce n’était jamais un sujet très facile.

— Morel a fait revenir la France à la France et alors que ça pétait en Asie entre les japonais et les chinois et que le Brésil commençait à montrer des dents contre la suprématie états-unienne sur le continent américain, on a assisté à une course aux armements comme jamais dans l’Histoire. Sauf que Morel a insinué lors d’une réunion de l’ONU qu’il serait près à utiliser de nouvelles armes bactériologiques soutenues par des missiles nucléaires s’il le fallait pour préserver et montrer la « grandeur de la France » alors que l’Union Européenne faisait pression pour que chaque pays soutiennent l’Union et ses forces armées. Ca semble complètement fou de nos jours mais il voulait démarquer la France du reste et ça semblait, à l’époque, tout à fait normal et logique. Certains politologues parlent des « petites lignes françaises » pour ce moment, et argumentent qu’en réalité Morel n’aurait jamais menacer qui que ce soit mais que ce sont les autres pays qui, vu le contexte, ont mal interprété ses propos. Quoiqu’il en soit, il était de toute manière complètement dingue et définitivement près à s’amuser avec ce genre d’armes. La situation s’est alors complètement empirer, tu peux l’imaginer et pendant quelques temps la France est restée dans un cercle vicieux : elle s’affirmait plus sur la scène internationale, prenait plus de puissance, du coup ce genre de solutions extrêmes semblaient tout à fait légitimes et on s’extrêmisaient encore plus. De l’autre côté, les menaces avaient été répétées par les Etats-Unis, sans parler de la Grande-Bretagne, les frontières françaises n’ont jamais été aussi armées qu’à l’époque. Et, est venu le temps où tout a explosé. Morel est devenu bien trop dangereux, d’après les communiqués officiels de la maison blanche, ils auraient intercepté certains messages codés des forces françaises qui prévoyaient d’user de ces armes, mais on peut se poser des questions vu comment les Etats-Unis ont toujours fonctionné. Enfin bref, les Etats-Unis ont voulu calmer la situation française et ont lancé deux bombes IEM au nord et au sud.

— Ce sont des armes à feu ?

— Non, sourit doucement Natasha. Ce sont des bombes qui, en gros, coupent toute communication. La France a été complètement sans dessus-dessous, ça a été catastrophique. Le nord de l’Espagne, et la Belgique ont d’ailleurs également été touchés puisque trop proches des points de largage. Pendant quatre semaines – le temps de contenir les sources de diffusion, plus d’internet, plus de téléphone, plus de radios, plus d’électricité, plus rien. Des milliers de français sont morts dans des hôpitaux suite à la rupture du courant, dans les trafics en voitures principalement alimentées électriquement, le trafic aérien a été complètement détruit. Les Etats-Unis pensaient évidemment que ça calmerait les français sans avoir à engager le combat – il faut se rappeler que la Chine, à l’époque, inquiète toujours et que l’Union Européenne constitue un grand allié idéologique et économique des Etats-Unis. Une guerre contre la France n’était pas dans l’intérêt ni des américains, ni des français. Ils avaient tout de même engagé une flotte américaine pour s’approcher des côtes atlantiques françaises par précaution. Le truc, c’est que ça n’a absolument pas calmer les français. Une fois le calme revenu et les communications rétablies, Morel est devenu beaucoup plus dangereux. Et ce sont les chinois qui, cette fois-ci, sont intervenus extrêmement rapidement avec des armes d’un nouveau genre. De la même manière que les américains, les communiqués officiels chinois parlent d’une volonté d’intimider et non de contaminer l’eau de manière définitive, ils se sont cachés derrière des résultats scientifiques qui auraient réagit très différemment en milieu naturel qu’ils ne l’avaient fait en milieu contrôlé dans les laboratoires.

— Mais tu penses qu’ils l’ont fait exprès ?

— Je pense qu’on ne saura jamais la vérité sur ce qu’il s’est passé à cette époque.

— Je pense pas qu’il y ait de vérité.

— Pourquoi ça ? souleva Natasha.

— Parce que si des gens savent comment traiter l’eau, ça veut dire qu’ils savent quel est le problème avec l’eau. Et s’ils savent quel est le problème avec l’eau, ils savent aussi ce que les chinois ont essayé de faire. Mais ils ne disent rien parce qu’ils sont plus intéressés par le profit que par le côté humain, finit Chloé en reprenant les mots de Natasha. La vérité c’est seulement ce que les gens qu’on estime nous disent. Comme Miriam.

— Pourquoi des gens qu’on estimerait ? reprit Natasha, des plus surprise.

— Parce que si on ne leur donnes pas le pouvoir de nous dire la vérité, ils ne pourront pas nous la dire puisqu’on l’écouterait pas. Du coup, il y a pleins de vérités puisqu’il y a pleins de personnes différentes. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, après ?

— Après ? répéta Natasha que la précédente intervention de la jeune femme avait secoué.

— Oui, après les chinois. Pourquoi personne n’a aidé la France si tout les pays étaient si liés au siècle éclair ? Et l’Union Européenne ?

— Parce que personne ne le pouvait. En coupant les communications françaises, ils ont également provoqué le crash de la bourse de Paris et bloqué toute l’activité économique du pays. La France était un élément économique majeur de l’Union Européenne qui s’est complètement effondrée sur elle-même, il en va de même pour la Chine dont l’Union Européenne était un actif majeur dans l’économie. Le largage des IEM a surpris tout le monde, ça s’est fait sans préavis. Bien sûr, il y avait eu des menaces d’utilisation de l’arme nucléaire par les Etats-Unis, mais pas d’IEM. Ca a été si rapide que personne n’a pu s’adapter. Le monde s’est effondré, entre les conflits déjà existants et les guerres déjà en cours et le total désastre économique français ? Personne n’avait le temps ou la possibilité de penser à la France, ils avaient déjà bien trop de problèmes à gérer dans leur propre pays. Il y a eu quelques associations humanitaires pour la France, cela dit.

Natasha rit doucement, amusée et ajouta :

— Il y a quand même les tenants des théories de complots qui estiment que le crash de la bourse était en réalité prévu par les grandes firmes internationales en accord avec les Etats-Unis. Crash qui leur aurait permis de racheter le monde petit à petit en investissant comme ils l’ont fait dans la reconstruction des pays.

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Lucille soupira, exaspérée. Si il n’y avait pas de traces lumineuses de l’orphelinat, il était des plus intuitif de penser qu’il y aurait au moins une trace des coûts. Mais rien dans les comptes de la division ne laissait apparaître un trou suffisant pour être relié à ce que coûterait un approvisionnement en eau de cette envergure. Et du côté de la distribution d’eau de la division aucun chiffre ne semblait être le témoin d’une « fuite » d’eau.

Et cet orphelinat était bien alimenté par quelqu’un. Il n’y avait pas beaucoup de solutions au problème, la division n’était alimenté en eau que par un système unique et complètement informatique. Si celui-ci n’avait pas trace de larges quantités d’eau déplacées, c’est soit qu’aucune ne l’avait été soit que quelqu’un d’assez performant avait hacké le système entier. Et ça semblait des plus ridicules de se donner autant de peine pour un orphelinat. Ou alors un seul individu usait de ses crédits sur son propre compte pour stocker l’eau chez lui et, dans ce cas, elle aurait extrêmement de mal à justifier sa volonté d’avoir les historiques de consommation des membres de la division auprès de l’entreprise de gestion de l’eau sans qu’une crise médiatique lui tombe sur le dos.
Et puis maintenant qu’elle y pensait, comment le convoi avait-il passé les murs ?

La porte de son bureau s’ouvrit brusquement, suivie par des talons pressés et Lucille releva les yeux de l’hologramme.

— Hors de question ! commença Amyot.

— Mlle Lambert, s’enquit Sarah, je suis désolée, je lui ai dis que vous ne vouliez pas être dérangée mais …

— Ca ira Sarah, sourit Lucille avant de désactiver son écran.

Son assistante disparut et Eric s’avança, se laissant tombé dans le fauteuil.

— Hors de question, répéta-t-il, je te le dis tout de suite, tu t’occupes de ça.

La ministre soupira avant d’afficher un sourire amusé.

— C’est de ton ressort, répondit-elle simplement.

— De mon ressort ? Trois pauvres gars qui se plaignent de devoir utiliser le niveau des « véhicules lourds » quand ils empruntent les lumineuses parce qu’ils sont bien trop obèses ? Le transport, c’est de ton ressort.

— C’est une question humaine, rectifia Lucille, tout ce rapport fait montre de l’impact psychologique à devoir emprunter une voie définie comme « véhicules lourds », ils sont traités comme des objets ! Il y a tout un blabla humain et social derrière, droits de l’Homme, égalité, tout ça. C’est ton domaine, souligna-t-elle. Je ne prends pas ce dossier.

— Ne te fous pas de moi –

— Et tu pourras en profiter pour parler des dangers de l’obésité et mettre des structures en place, c’est parfait, s’amusa la ministre.

— Ne me fais pas perdre des semaines sur ce dossier parce que Deneuve est un con fini.

Lucille releva les yeux et arrêta de jouer avec sa tablette.

— Je changerai le nom des niveaux, mais tu prends le reste du dossier. Et la couverture médiatique, ajouta-t-elle.

— Donc tu as juste un communiqué à écrire et je me tape la gestion de l’association ? Tu définis les campagnes de la division, remarqua-t-il, tu seras impliquée.

— Et si tu ne te mets pas en avant là-dessus, les médias vont te manger tout crû. C’est ton domaine, appuya-t-elle. Et je conçois que tu aies d’autres choses bien plus importantes à travailler, mais n’est-ce pas le cas de nous tous ?

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